samedi 21 juillet 2012

Bulletin de juillet (1)

Un livre de Paul Quilès (Nucléaire : un mensonge français) et une foucade de Michel Rocard : ce qui donne à ces récentes interventions en matière de dissuasion nucléaire leur note particulière ne tient pas tant au poids et à la carrière politiques de leurs auteurs qu’au moment par eux choisi pour se faire entendre : peu après le vote de la confiance exprimée par l’Assemblée nationale au gouvernement Ayrault II, et, au plan international, dans la phase finale des négociations appelées par la signature prochaine du nouveau Traité sur le commerce des armes. À l’arrière-plan géostratégique international se pose depuis plusieurs années la même question ardue et insistante : la politique nucléaire iranienne, et ses effets progressifs sur la réflexion stratégique née avec la « bombe ». À l’échelle européenne, la mésentente apparue depuis plusieurs années entre Paris et Bonn, et récemment sur la question du nucléaire, entre bien sûr en ligne de compte (« L’Allemagne cherche à délégitimer le nucléaire en Europe en général », déclarait Hubert Védrine le 6 décembre dernier, dans un entretien avec Les Échos). Dans la réalité, celle des décisions,  on ne saurait considérer séparément les trois plans ainsi discernés (national, continental et international), il faut au contraire les articuler. L’analyse les distingue et peut tout au plus apprécier, cas par cas, leur importance spécifique dans la prise de décision. Dans le cas français, il faut raisonner à partir d’un invariant : créée pour des raisons purement « nationales », la force de frappe manifeste d’autant plus son inadaptation relative que nous entrons dans l’ère de la multipolarité géopolitique et des guerres dissymétriques. Même la valeur « symbolique » que lui avait donnée la vision gaullienne en souffre, et surtout depuis le retour français dans le commandement intégré de l’OTAN.
Les deux anciens ministres auraient certainement évité d’interpeller publiquement le gouvernement s’ils n’avaient eu la certitude de se faire les porte-parole d’un courant de réflexion dont les ressources intellectuelles sont beaucoup plus considérables que la reconnaissance institutionnelle. Arsenal nucléaire « moyen », la France subit moins bien que les « grands » les conséquences de long terme de la fin de la guerre froide. L’entretien de cet arsenal, depuis la disparition du glacis soviétique, peine à produire les mêmes justifications que naguère, et l’extension des guerres dissymétriques sur les continents asiatique et africain a bien sûr beaucoup pesé sur ce processus lent de disqualification de l’arme nucléaire. Pour bien mesurer en quoi la naissance du monde multipolaire où nous entrons prend l’intelligence stratégique à contrepied, il suffit ici de rappeler une des hypothèses les plus sérieuses et les plus inattendues du war game des théoriciens de la dissuasion nucléaire jusqu’en 1990 : pour beaucoup d’entre eux, la multiplication d’Etats détenteurs de l’arme atomique devait jouer dans le sens d’une diminution des risques d’un conflit généralisé car elle impliquait mécaniquement que les deux puissances leader d’alliances verraient diminuer leurs obligations de « parapluie » de leurs zones d’influence respectives. Cet audacieux raisonnement avait été présenté, du côté français, par le général Gallois, dans son ouvrage de 1960, Stratégie de l’ère nucléaire. Mais aujourd’hui, l’argument inverse est invoqué par le « club nucléaire » pour freiner ou endiguer l’armement nucléaire iranien : aux mains de Téhéran, il signifie l’entrée dans l’incontrôlable, un genre de politique que qualifie si bien l’image du « rogue state » – hydre bicéphale qui vit sur un pied de légalité mal contestable tout en ravitaillant d’opportunes filières terroristes.
Plus le temps passe, et plus l’arme nucléaire verra donc se compliquer et s’obscurcir les controverses qu’elle suscite. Conçue dans l’esprit purement symétrique de la dissuasion, elle voit non seulement se répandre partout les formes sans précédent des guerres dissymétriques, mais encore son imaginaire, nourri par le souvenir affreux de Hiroshima et Nagasaki, occulte-t-il les formes de guerre « blanche » qui, techniquement, lui sont étroitement liées mais n’agitent que peu l’opinion publique. Cachées derrière le « vieux » spectre de la vitrification par le feu nucléaire, il y a, par exemple, les inconnues de la guerre mafieuse ou de la guerre informatique, dont les intensités n’ont rien à envier à celles des conflits énergétiques et qui, en outre, obéissent à des logiques transnationales. L’imbroglio s’aggrave encore du simple fait que l’arsenal nucléaire perçu comme une lourde charge par une puissance moyenne comme la France passera au contraire pour une précieuse ostension de puissance aux yeux d’un pays émergent.
Autant de données de fait qui autorisent un premier mode d’évaluation : la dissuasion nucléaire impose des charges et des impondérables de toute nature, dont le coût ne paraît « légitime » qu’aux puissances de rang impérial ou à celles qui y aspirent. Elles seules peuvent et doivent raisonner simultanément sur les trois niveaux de réalité stratégique que j’ai distingués. Inversement, pour tous les autres Etats, la dissuasion nucléaire oblige d’abord à restreindre par le raisonnement le champ des possibles et à méditer le nouvel axiome de toute stratégie nucléaire : depuis la disparition de l’Union soviétique, le coût déjà lourd de la dissuasion a été multiplié dans une proportion incalculable puisque l’arsenal nucléaire n’a de sens qu’à l’horizon d’une guerre des blocs fort improbable. Sa maintenance retarde de plus l’adaptation urgente aux formes de guerre dissymétrique.
Dans le cas français, la situation devient d’autant plus préoccupante que l’érosion des politiques européennes communautaires accuse par contrecoup l’isolement de l’arsenal nucléaire. Ouvertement décrié en Allemagne, il tente certes quelques timides mesures de mutualisation avec son homologue britannique : l’ancrage atlantique de la Grande-Bretagne rend d’avance impossible la transformation de ce modeste partenariat en une véritable alliance stratégique. La reconversion de la dissuasion nucléaire française en une arme européenne eût été possible durant les années Delors de l’Union européenne, période d’euphorie qui laissa, pendant quelque temps, la porte ouverte à de fortes initiatives géopolitiques. Nous en sommes désormais bien loin.
Déconvenue ? Mais au moins peut-on ainsi mieux cerner les magnétismes forts du nouveau paysage géopolitique : 1) l’Alliance atlantique a survécu à la guerre froide mais n’est opérationnelle que comme arsenal conventionnel ; 2) l’arsenal nucléaire français perd ses finalités dans le contexte des guerres dissymétriques et de l’affaiblissement de l’Union européenne.
La dissuasion nucléaire avait inspiré, à ses débuts, l’image de la « paix totale » : par allusion à l’époque de la « guerre totale », cette formule résumait le raisonnement convenu selon lequel l’équilibre instable de la terreur avait épargné au monde le basculement dans une troisième guerre mondiale pourtant menaçante. C’est précisément de cette période de la « paix totale » que nous sommes définitivement sortis, alors même que nos arsenaux nucléaires ne cessent de se perfectionner (comme le montre l’adoption des techniques de l’explosion nucléaire simulée en laboratoire). Et l’argument suprême des stratèges selon lequel le nucléaire garantissait la paix du monde tend lui aussi à se périmer depuis le retour de la « guerre sainte » dans les relations internationales.
Le « ni paix ni guerre » de Raymond Aron trouve là de quoi puiser de toutes nouvelles significations.
J.-L Evard, 21 juillet 2012

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