Un livre de Paul Quilès (Nucléaire : un mensonge français) et
une foucade de Michel Rocard : ce qui donne à ces récentes interventions
en matière de dissuasion nucléaire leur note particulière ne tient pas tant au
poids et à la carrière politiques de leurs auteurs qu’au moment par eux choisi
pour se faire entendre : peu après le vote de la confiance exprimée par
l’Assemblée nationale au gouvernement Ayrault II, et, au plan international,
dans la phase finale des négociations appelées par la signature prochaine du
nouveau Traité sur le commerce des armes. À l’arrière-plan géostratégique
international se pose depuis plusieurs années la même question ardue et
insistante : la politique nucléaire iranienne, et ses effets
progressifs sur la réflexion stratégique née avec la « bombe ». À
l’échelle européenne, la mésentente apparue depuis plusieurs années entre Paris
et Bonn, et récemment sur la question du nucléaire, entre bien sûr en ligne de
compte (« L’Allemagne cherche à délégitimer le nucléaire en Europe en général »,
déclarait Hubert Védrine le 6 décembre dernier, dans un entretien avec Les Échos). Dans la réalité, celle des
décisions, on ne saurait considérer
séparément les trois plans ainsi discernés (national, continental et
international), il faut au contraire les articuler. L’analyse les distingue et
peut tout au plus apprécier, cas par cas, leur importance spécifique dans la
prise de décision. Dans le cas français, il faut raisonner à partir d’un
invariant : créée pour des raisons purement « nationales », la force
de frappe manifeste d’autant plus son inadaptation relative que nous entrons
dans l’ère de la multipolarité géopolitique et des guerres dissymétriques. Même
la valeur « symbolique » que lui avait donnée la vision gaullienne en
souffre, et surtout depuis le retour français dans le commandement intégré de
l’OTAN.
Les deux
anciens ministres auraient certainement évité d’interpeller publiquement le
gouvernement s’ils n’avaient eu la certitude de se faire les porte-parole d’un
courant de réflexion dont les ressources intellectuelles sont beaucoup plus
considérables que la reconnaissance institutionnelle. Arsenal nucléaire
« moyen », la France subit moins bien que les « grands »
les conséquences de long terme de la fin de la guerre froide. L’entretien de
cet arsenal, depuis la disparition du glacis soviétique, peine à produire les
mêmes justifications que naguère, et l’extension des guerres dissymétriques sur
les continents asiatique et africain a bien sûr beaucoup pesé sur ce processus
lent de disqualification de l’arme nucléaire. Pour bien mesurer en quoi la
naissance du monde multipolaire où nous entrons prend l’intelligence
stratégique à contrepied, il suffit ici de rappeler une des hypothèses les plus
sérieuses et les plus inattendues du war
game des théoriciens de la dissuasion nucléaire jusqu’en 1990 : pour
beaucoup d’entre eux, la multiplication
d’Etats détenteurs de l’arme atomique devait jouer dans le sens d’une diminution des risques d’un conflit
généralisé car elle impliquait mécaniquement que les deux puissances leader
d’alliances verraient diminuer leurs obligations de « parapluie » de
leurs zones d’influence respectives. Cet audacieux raisonnement avait été
présenté, du côté français, par le général Gallois, dans son ouvrage de 1960, Stratégie de l’ère nucléaire. Mais
aujourd’hui, l’argument inverse est
invoqué par le « club nucléaire » pour freiner ou endiguer l’armement
nucléaire iranien : aux mains de Téhéran, il signifie l’entrée dans
l’incontrôlable, un genre de politique que qualifie si bien l’image du « rogue state » – hydre bicéphale qui
vit sur un pied de légalité mal contestable tout en ravitaillant d’opportunes
filières terroristes.
Plus le
temps passe, et plus l’arme nucléaire verra donc se compliquer et s’obscurcir
les controverses qu’elle suscite. Conçue dans l’esprit purement symétrique de
la dissuasion, elle voit non seulement se répandre partout les formes sans
précédent des guerres dissymétriques, mais encore son imaginaire, nourri par le
souvenir affreux de Hiroshima et Nagasaki, occulte-t-il les formes de guerre
« blanche » qui, techniquement, lui sont étroitement liées mais
n’agitent que peu l’opinion publique. Cachées derrière le « vieux »
spectre de la vitrification par le feu nucléaire, il y a, par exemple, les
inconnues de la guerre mafieuse ou de
la guerre informatique, dont les
intensités n’ont rien à envier à celles des conflits énergétiques et qui, en outre, obéissent à des logiques
transnationales. L’imbroglio s’aggrave encore du simple fait que l’arsenal
nucléaire perçu comme une lourde charge par une puissance moyenne comme la
France passera au contraire pour une précieuse ostension de puissance aux yeux
d’un pays émergent.
Autant
de données de fait qui autorisent un premier mode d’évaluation : la
dissuasion nucléaire impose des charges et des impondérables de toute nature, dont le coût ne paraît
« légitime » qu’aux puissances de rang impérial ou à celles qui y
aspirent. Elles seules peuvent et doivent raisonner simultanément sur les trois niveaux de réalité stratégique que j’ai
distingués. Inversement, pour tous les autres Etats, la dissuasion nucléaire
oblige d’abord à restreindre par le
raisonnement le champ des possibles et à méditer le nouvel axiome de toute
stratégie nucléaire : depuis la disparition de l’Union soviétique, le coût
déjà lourd de la dissuasion a été multiplié
dans une proportion incalculable puisque l’arsenal nucléaire n’a de sens qu’à
l’horizon d’une guerre des blocs fort improbable. Sa maintenance retarde de plus l’adaptation urgente aux
formes de guerre dissymétrique.
Dans le
cas français, la situation devient d’autant plus préoccupante que l’érosion des
politiques européennes communautaires accuse par contrecoup l’isolement de
l’arsenal nucléaire. Ouvertement décrié en Allemagne, il tente certes quelques
timides mesures de mutualisation avec son homologue
britannique : l’ancrage atlantique de la Grande-Bretagne rend
d’avance impossible la transformation de ce modeste partenariat en une
véritable alliance stratégique. La reconversion de la dissuasion nucléaire
française en une arme européenne eût été possible durant les années Delors de
l’Union européenne, période d’euphorie qui laissa, pendant quelque temps, la
porte ouverte à de fortes initiatives géopolitiques. Nous en sommes désormais
bien loin.
Déconvenue ?
Mais au moins peut-on ainsi mieux cerner les magnétismes forts du nouveau
paysage géopolitique : 1) l’Alliance atlantique a survécu à la guerre
froide mais n’est opérationnelle que comme arsenal conventionnel ; 2)
l’arsenal nucléaire français perd ses finalités dans le contexte des guerres
dissymétriques et de l’affaiblissement de l’Union européenne.
La
dissuasion nucléaire avait inspiré, à ses débuts, l’image de la « paix
totale » : par allusion à l’époque de la « guerre totale »,
cette formule résumait le raisonnement convenu selon lequel l’équilibre
instable de la terreur avait épargné au monde le basculement dans une troisième
guerre mondiale pourtant menaçante. C’est précisément de cette période de la
« paix totale » que nous sommes définitivement sortis, alors même que
nos arsenaux nucléaires ne cessent de se perfectionner (comme le montre
l’adoption des techniques de l’explosion nucléaire simulée en laboratoire). Et
l’argument suprême des stratèges selon lequel le nucléaire garantissait la paix
du monde tend lui aussi à se périmer depuis le retour de la « guerre
sainte » dans les relations internationales.
Le
« ni paix ni guerre » de Raymond Aron trouve là de quoi puiser de
toutes nouvelles significations.
J.-L
Evard, 21 juillet 2012
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