Pourquoi exclurait-on qu’à
force d’hésiter depuis des années entre les habits d’un tyran façon Romanov et
ceux d’un despote à la sauce Staline l’actuel président de la Fédération russe
ne connaisse, pour cause de surmenage, une défaillance fatale, et qui le
guettait depuis un moment déjà ? car la décision prise il y a deux jours –
châtier Maïdan en la traitant au knout, traiter l’Ukraine, berceau de
l’histoire russe, comme un canton balte ou géorgien, ou comme un bled
tchétchène – témoigne d’une telle indifférence aux mises, à l’enjeu, aux
proportions, donc à l’acte du raisonnement bien conduit qui fait le métier de
stratège, qu’il faut bien envisager, pour le coup, l’hypothèse en apparence
extrême d’une panne d’intelligence, d’une fêlure panique de la raison d’État excédée
à force d’enragement trop longtemps contenu.
Il y
a longtemps que l’empire russe souffre d’indécision, elle remonte à ses
premiers jours, quand le Kremlin, à la mort de la Grande Catherine, cesse de
recruter à l’ouest des précepteurs de qualité pour les dauphins du pouvoir, des
philosophes et des encyclopédistes pour
César le czar, et, tant avec l’Occident – Albion, Vienne – qu’avec l’Orient – le Japon
–, se lance dans la course de vitesse pathétique qui se termine par 1917 et ses
suites. L’empire russe fait exception parmi tous les empires pour une raison qu’il tente de contourner par
cette fuite en avant dans le plus que colossal : il opère en empire qui
n’est pas l’extension d’une nation, il vit dans le malheur d’avoir forcé la loi
du genre, celle qui exige de tout peuple candidat à l’hégémon d’avoir d’abord fait ses preuves de traceur de
frontières civiques (cité, dynastie, république, peu importe du moment qu’est
respectée la forme régulière de la progression outre-mer par transgression de
la frontière circonscrivant un foyer, un forum, un point de départ, une
fonction locale dûment instituée en système juridique). Tous les empires
naquirent en toute époque selon cette loi du genre – Athènes, Venise, Londres,
Rome, Washington, … – tous, même Berlin et le Saint Empire romain germanique,
tous sauf l’empire russe qui voulut brûler
les étapes, lancer les Russes dans la conquête de l’hégémonie avant de les former sur place, à
l’échelle locale, au métier de politique. Podestat ou magistrat, échevin ou
chancelier, juré ou maire – qu’importe la modestie ou au contraire le prestige
de la fonction pourvu que soit reconnu et maintenu l’ordre des choses mêmes, le
gouvernement comme gouvernail, donc comme art de douanes, de légations et de
fortifications, non comme parade au fond du désert des Syrtes.
Les
siècles passent, et le prix à payer pour cette anomalie ne cesse d’augmenter :
la continuité exceptionnelle du style extrémiste dans la classe politique russe,
et les conséquences, y compris psychiques, de cette tradition, à chaque
nouvelle génération de chefs – tsaristes
ou bolcheviks, même principe hiérarchique intégralement adverse à tout
contre-pouvoir – venant d’un appareil qui exécute, mais pas d’un patriciat qui
délibère. Extrémisme qui commet donc, à chaud ou à froid, la confusion de tous
les appareils qui manient les sociétés sans se soucier qu’elles s’articulent un
jour d’elles-mêmes : ils confondent le commandement et le pouvoir.
La
popularité de Poutine en Russie tient d’abord au soin avec lequel il aura
cultivé et réactivé la vieille perplexité russe : cet ancien fonctionnaire
soviétique (en poste dans les services secrets) à la tête du Kremlin d’après
l’ère Gorbatchev sert de compensation symbolique et perverse au fiasco du passé
soviétique, il adoucit le travail de deuil, ou l’élude, à la manière de la
momie de Lénine dans son mausolée – et les peuples qui, comme les Ukrainiens il
y a quelques semaines, décapitent des Lénine de bronze savent très bien que ce
geste n’est pas moins sacrilège et anathème que celui des sans-culottes violant
les caveaux des rois dans la basilique de Saint-Denis. Ils savent que faire pour
créer de l’irréversible. L’après-communisme dure plus longtemps que prévu.
C’est
ce que l’Ukraine de Maïdan est sommée de payer : en envoyant à la casse le
Lénine caché sous le masque de Poutine, elle a touché le narcissisme russe dans
ce qu’il a de plus précieux et de plus fragile, le visage bifrons d’un pouvoir
qui, depuis bientôt un siècle, ne tranche jamais s’il est Romanov ou bien
Oulianov, européen ou bien asiatique, continental ou bien mondial, socialiste
ou bien autarcique. Et rationalise à outrance cette double incongruité en
l’emballant dans une troisième, l’utopie « eurasienne » d’un empire
étendu en rêve à la moitié tatare et mongole du Monde… Réapparition du symptôme
déjà signalée : quand l’objet du désir se refuse, la dénégation de cet
échec le convoque en l’hypertrophiant. Pathologie d’ailleurs commune à tous les
empires marchant aux forceps : déjà le national-bolchevisme avait été une
invention germano-russe, et déjà ce double discours révolutionnaire
conservateur entendait déjouer, dans les années 1920, la même urgence, le même
contretemps – transformer l’impossibilité d’un dessein impérial régulier en un
jeu de mots, un ni gauche ni droite, une double négation tenant lieu d’idée
lucide et de sens stratégique des proportions. « La Russie n’a jamais
connu de frontières d’État stabilisées autres que celles, sans cesse reculées,
de son Empire marquant l’élargissement constant d’un seul et même territoire : l’empire entier fut la
métropole » (Marie Laruelle, L'Idéologie eurasiste russe, ou comment penser l'empire, 1999 – l'auteur précisant : « Au fil des siècles, les Russes ont en effet bâti un empire et non un
État-nation ») : que ce diagnostic via preuve par les paradoxes s’applique aussi, toutes proportions
gardées, à l’histoire allemande, des Hohenstaufen à la fin du Reich hitlérien,
confirme qu’il y va bien d’une règle de conformation des républiques. De leur espace-temps. De son économie. Donc du
principe de réalité sans lequel,
maltraité, il se venge.
Non
moins pathétique : que le Lénine caché sous le masque glabre de Poutine en
agisse avec d’anciens sujets comme Moscou avec l’ancien glacis soviétique,
voilà qui dénonce avec éclat ce que le geste même voudrait dissimuler, car le
conflit avec Kiev, ville martyre il y a une semaine, donne à l’opposition russe,
hors des frontières russes, l’avantage d’une scène – dramatique, continue –
qu’elle n’avait pu jusqu’à maintenant véritablement construire et tenir en
Russie, intra muros. La castration
ukrainienne de Lénine fait de la question ukrainienne une question intérieure
russe et donne à l’Ukraine une fonction
d’opposition qu’elle ne cherchait pas mais dont elle trouve disponible la
ressource symbolique, dès le lendemain des jeux olympiques. Conjonction – le
moment même de la situation – dont l’effet multiplicateur, extensible peut-être
au reste de la ceinture occidentale de la Fédération russe, rend possibles des
désagrégations en chaîne qui, de justesse, avaient été endiguées en 1990-91.
Moscou en fait l’aveu en déclarant craindre pour ses arsenaux de la mer Noire,
que protègent censément les traités passés au milieu des années 1990 avec
l’Ukraine indépendante. L’air de déjà-vu qui flotte sur la ligne du conflit
russo-ukrainien n’est pas le moins étonnant : que signifie, y compris pour
l’Europe qui, comme les États-Unis, avait, pour ainsi dire, tourné la page, que
signifie ce semblant de retour à la case départ, cette méchante rechute imprévue
dans le XXe siècle, dans l’après 1945 ?
Il
signifie que cette affaire russe et ukrainienne vient de se transformer en
affaire européenne. Des dettes dites souveraines nous passons à la souveraineté
tout court. Le déjà-vu annonçait ce raccourci, cet accéléré, cette abréviation.
L’empire russe, en Europe, passe par le gaz qu’il lui vend aux conditions qu’il
lui dicte. Ces gazoducs lui ont fait jusqu’à maintenant une solide tête de pont.
Les Ukrainiens chercheront à la décrocher. Et des alliés pour les y aider. Car les guette non seulement, vers l'ouest, la faillite, mais aussi, vers l'est, la réannexion.
J.-L.
Evard, 1er mars 2014
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