Du moratoire convenu à l’arraché avec le gouvernement iranien
sur la question de ses infrastructures nucléaires, les effets visibles ne se
sont pas fait attendre, à commencer, sur le front syrien, par le net
affaiblissement militaire des adversaires de Bachar el-Assad, et du côté
israélien, par la mise en panne du peu
de transactions encore en cours avec des négociateurs palestiniens (à
l’autorité d’ailleurs subalterne). Deux séries de conséquences qui n’en font
qu’une : l’arme nucléaire que l’Iran ne possède pas existe déjà sous la
forme au moins aussi dangereuse d’alibi
politique qu’elle a prise au fil des années, selon la logique suasive et
dissuasive première de ce type d’épouvantail. On doit dès lors évaluer les
résultats ponctuels de cet arraché
diplomatique qui, en pleine guerre syrienne, couronne la puissance iranienne en
congé d’Ahmadinejad mais à condition de comprendre ce
qui joue aussi dans la longue durée : non seulement l’ensemble des
frontières orientales (celles géographiques et celles théologiques), mais aussi
la question du seuil nucléaire comme régulateur irrationnel des relations
internationales.
De même
que la « Bombe », durant la guerre froide, servait de jauge discrète
à l’affrontement indirect sur des fronts de guerre périphériques concédés à de
« petits » belligérants qui représentaient, selon la zone, l’un ou
l’autre pré carré des deux pôles, comme par compensation tacite à l’impossible ou
incalculable usage du feu nucléaire entre les grandes puissances elles-mêmes,
de même l’Iran, aujourd’hui, se sert de sa promotion au statut de puissance
nucléaire possible comme d’une arme réelle pour arracher, d’avance et avant
possession effective de la logistique nucléaire, les bénéfices géopolitiques
d’un tel statut : la possible
possession de cette arme crée des effets géopolitiques analogues à sa
possession réelle – pour la raison
simple que, dans un cas comme dans l’autre, la rationalité qui s’applique est
celle même de la dissuasion, logique pratiquée depuis le premier jour de
l’époque nucléaire.
L’événement
en cours obéit donc à deux scénarios simultanés : à l’échelle orientale
proche et moyenne, l’Iran devient grande puissance (régionale) sous
consentement tacite des puissances dites grandes à l’échelle mondiale – et
comme sous l’effet direct d’un troc au motif transparent : l’Iran admet
d’en rabattre sur le rythme de production de son équipement nucléaire en
échange de la reconnaissance officieuse de sa zone d’influence directe, y
compris militaire, sur l’ensemble de l’Orient (voyez le Liban et la Syrie) et
sur les marches asiatiques (voyez les régions pachtounes). Ce troc à l’échelle
locale sert en même temps de ballon d’essai à l’échelle internationale, à
l’époque où la valeur stratégique de l’équipement nucléaire commence d’être
battue en brèche, pour des raisons différentes mais toutes nourries par un même
doute fatal au principe même de
l’hégémonie impériale par le nucléaire. (Si tel n’était pas le cas, le rôle
joué par la diplomatie fédérale allemande dans la question iranienne serait inintelligible.
En effet, la RFA interdite d’arme nucléaire depuis toujours, et qui a de plus
annoncé sa sortie de l’énergie nucléaire civile – démantèlement des centrales
allemandes à l’horizon 2022 –, n’en figure pas moins parmi les gendarmes
nucléaires qui cherchent à retarder le moment du passage à l’autonomie
nucléaire iranienne. Cette exception allemande en dit long sur les
significations lointaines de l’enjeu, elle vaut moins comme exception à la
règle que comme anticipation de l’avenir proche : l’Allemagne non
nucléaire et l’Iran pas encore nucléaire se classent à égalité sur l’échelle de
puissance internationale, à l'aune de laquelle transparaît la vérité sous-jacente du scénario. Cette échelle, c’est la gamme d’initiatives fortes
prises ces dernières années par la famille dite des BRICS.)
On doit
donc s’exercer à penser simultanément le même événement diplomatique selon ses
deux échelles. Le risque nucléaire iranien sert de modèle aux puissances
nucléaires, en amont des décisions qu’elles ont à prendre quant à leurs
structures énergétiques et stratégiques : la « Bombe » qu’il n’a
pas n’empêchant pas l’Iran chiite de devenir le pôle de puissance quasi ou
« comme si » nucléaire de cette région a valeur d’expérience, voire de
simulation pour les puissances songeant déjà, de leur côté, à la fameuse
« sortie » du nucléaire. Simulation d’autant plus précieuse pour
elles que personne de sensé ne redoute l’emploi du feu nucléaire par l’Iran sur
le Proche-Orient (où il faudrait alors vitrifier en même temps amis, ennemis,
et soi-même par voie de conséquence). Or, s’il est inapplicable là même où
l’Iran menace régulièrement Israël, pour quelle raison au juste, avec ou après Ahmadinejad, Téhéran l’utilise-t-il avec tant de succès comme arme de
propagande?
Pourquoi ?
Parce que Téhéran sert de cobaye à la « Sortie », à
l’ « après-nucléaire » – et le fait à sa manière, qui n’est ni
la manière allemande ni la manière japonaise, mais qui est la manière de
l’époque : l’après-nucléaire ne désigne pas un monde sans centrales ni
missiles, mais le monde où ces macro-systèmes auront perdu leur valeur
symbolique de Possibles, leur aura apocalyptique de monde d’après la fin du
monde. Ce qui donne à l’affaire iranienne sa résonance particulière (celle que
lui envie la Corée du Nord, elle qui gesticule et fait mine d’allumer des feux
nucléaires tellement inutilisables que personne ne s’en émeut, et en tout cas
bien moins que des human bombe qui
dévastent à coup sûr leurs aires de mise à feu), c’est cette position de cas
limite à répétition : limite des époques (le post-nucléaire a commencé à
Fukushima et à Berlin – curieusement, voici le Japon et l’Allemagne associés
dans ce dénouement comme dans celui de 1945) ; limite des champs
géopolitiques (le club nucléaire au sein de la communauté internationale, et qui
admet en son sein la RFA atypique, régule une logique locale de la dissuasion
et, ce faisant, la dénature) ; limite de toute rationalité politique
puisque ce qui est enlevé à l’Iran d’un côté – le statut de sanctuaire nucléaire
– lui est rendu de l’autre – le rang de môle non arabe de l’Orient arabe et
au-delà ; limite, enfin, de la rationalité stratégique puisque l’Iran qui
n’a pas la « « Bombe » inquiète ceux qui l’ont – à commencer par
Israël – comme s’ils ne l’avaient pas. De toutes les limites ainsi mises en
question dans le champ oriental, cette dernière exerce certainement les
contraintes les plus riches de sens et d’avenir.
Événement
fondamental sans lequel on n’expliquerait pas le timbre persistant de guerre
mondiale en miniature qui accompagne les conflits en cours depuis une dizaine
d’années en Orient. La Seconde Guerre mondiale avait commencé comme une course
de vitesse entre grandes puissances arrivant sur le seuil nucléaire. Elle
s’était terminée une fois connu le vainqueur de cette rivalité, et transformée
alors en un programme d’armements littéralement vertigineux et en un corps de
doctrine stratégique invérifiable. L’épisode iranien illustre qu’une troisième
période commence, où prennent l’initiative stratégique et géopolitique réelle
des États qui, à la différence d’Israël, du Japon et de la RFA, sont à peine
marqués par ce passé et le seront de moins en moins. Avec l’appui russe, vieil
empire exténué, l’Iran viendra bientôt rejoindre le peloton des nouvelles jeunes
nations, les BRICS + 1.
J.-L.
Evard, 17 décembre 2013
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