Revenons à notre généalogie du
Léviathan, à l’étude de sa postérité, au Gros Animal motorisé qu’en moins de
300 ans – moins de dix générations – est devenue l’espèce humaine, en Europe
d’abord, puis en Euramérique, puis à l’échelle transcontinentale et spatiale. Dans
le billet du 7 décembre, le troisième de la collection dite « Après le
Léviathan », nous décrivions une unité d’auto-accélérations exponentielles
– et cette unité elle-même comme le résultat actuel d’une bifurcation soudaine,
d’une mutation brusque dans l’histoire animale récente de l’espèce : le
moment clef de la motorisation du transport une fois maîtrisée la technique de
transformation de l’énergie thermique en énergie cinétique (Boulton, Watt,
Diesel) et une fois cette prouesse prométhéenne répétée avec l’électricité
(Volta, Ampère), quand on apprend à passer du statique au dynamique, du corps
inerte au corps conducteur, à stocker les matières comme autant de flux
électriques en puissance.
L’unité
ici en question désigne une grappe d’événements en interaction mutuelle
permanente : l’invention du moteur lui-même (unité de transformation du
thermique en cinétique, unité segmentée de la chaudière, du cylindre et du
piston), la série de ses multiples applications (l’industrialisation des
travaux humains, la loi du standard),
leurs effets anthropologiques (l’augmentation et la multiplication des flux et
des transferts, la diminution corrélative des stocks et des trésors – bref, la
circulation et la rotation généralisées, le cyclisme
comme style et comme cirque universel). Cette grappe
d’événements – cette « époque », dirait un historien philosophe de
l’ancienne école immobiliste – correspond donc elle-même à un événement
complexe, à un complexe de continuités et de discontinuités : le transport
motorisé prolonge l’histoire des transports, mais il en transforme l’économie
interne puisque l’invention de la machine motrice de machines ouvre la
possibilité d’accélérer les systèmes d’accélération eux-mêmes (soit sur le
modèle constructiviste de la caméra fixée sur une automotrice en mouvement
accéléré ou décéléré, soit sur le modèle technologique de la recherche des
semi-conducteurs, autant vaut dire de masses instables parce
qu’électroniquement hypersensibles). Par « unité d’auto-accélérations
exponentielles » on désigne donc ici tant le style exponentiel qui engendre ces macro-systèmes de la vitesse
infiniment potentialisée que les réseaux de ces macro-systèmes
eux-mêmes. Du côté du style, on
nommera Dziga Vertov (Russie soviétique) et Buster Keaton (États-Unis) ;
du côté des réseaux, on rappellera
les grands poètes philosophes de la connexion proliférante des machines (G.
Simondon, A. Gras). La grappe d’événements concernés par la figure de
l’auto-accélération dessine donc une époque au sens exact où, pour un
anthropologue, la révolution néolithique, comme on dit, a déclenché une série
d’événements concomitants et irréversibles (apparition de l’écriture, de la métallurgie
et du village fortifié autour d’un sanctuaire et d’une nécropole).
Nos
langues latines ont d’ailleurs consigné
la différence entre un ensemble d’événements quelconques (ceux qu’un
journal, imprimé ou télévisé, regroupe, périodise, catalogue comme des récurrences
typiques qu’il classe par genres de signification, « faits divers »,
« politique étrangère », « critique littéraire ») et une
grappe d’événements censés congruents, qui nous fait parler d’un
avènement : d’un accident dans une série de récurrences. Un événement, ça
se produit n fois ; un
avènement, ça ne se produit qu’une seule fois, très exactement ce que nous
appelons un « accident » – contentons-nous ici de cette distinction
première, quelques développements séduisants qu’elle appelle, et ne notons que
l’essentiel : c’est l’imprévu de l’accident, son atypie qui lui donne la
puissance de grappe d’événements. (Stade pataphysique de la philosophie :
une véritable théorie de l’histoire universelle consisterait à imaginer et à
décrire la série des atypies qui en commandent les récurrences !) C’est
l’imprévisible découverte des machines à moteur qui commande la grappe
d’événements que nous subsumons sous l’image assez fourre-tout de la
« révolution industrielle », flou peu glorieux qu’il urge de réduire
si nous voulons bien discerner la génétique,
l’écologie et les fonctions symboliques du Gros Animal motorisé.
C’est de
l’avènement du moteur (à combustion ou à conversion électrique) et du Gros
Animal motorisé qu’il est question dans notre généalogie du Léviathan et de sa
postérité. À la suite de cet avènement, tout geste humain – de l’intention
première à l’exécution finale – s’ordonne à un cycle sans précédent dans les
annales du geste : tout geste
humain, désormais, obéit à la loi de l’accélération et de la décélération, et
la forme classique, circulaire, des révolutions de l’existence subit un
ensemble de déformations corrélatives – l’espace-temps humain se trouve soumis
au souffle d’accélérations répétées et exponentielles : rétrécissement géopolitique
de la planète, mobilisations industrielles, scolarisation universelle et
formation continue, conversion des stocks en flux, fin du culte des morts et
dérégulation des systèmes d’autorité en tout genre – limitons-nous à ces cas de
figure, les plus patents, et passons plutôt à la véritable question théorique
qu’ils suggèrent tous, et grâce à laquelle, dans la grappe d’événements
analogues, nous devons essayer, pour lire la face cachée de l’avènement qui les
coordonne, de changer d’échelle de perception.
Notre
hypothèse, mon hypothèse nodale, cardinale, vertébrale : l’avènement de
l’accélération exponentielle signale un recommencement prométhéen parce qu’il
généralise dans l’espace-temps de l’existence humaine une réévaluation
interactive, une commutation des valeurs d’espace et de temps. Depuis
l’Antiquité euclidienne et le paradoxe de Zénon, nous construisions notre
espace-temps selon la formule arithmétique du 3 + 1, où, par convention, le
« 3 » dénote les dimensions de l’espace en volume, et le
« 1 », le temps, ainsi affecté au rang de supplément subalterne de
l’espace (une hiérarchisation affectant déjà d’ailleurs, par préjugé, l’espace
lui-même, puisque, du volume, la notation « 3 » implique qu’il n’est
qu’une extension de l’espace plan dénoté quant à lui par le « 2 » de
l’intersection des deux droites premières de la définition euclidienne du
plan). De notre perception euclidienne de l’espace-temps, on dira donc qu’elle
revient à préjuger du temps comme elle préjugeait déjà de l’espace : elle
annexe le temps au système linéaire d’interférences du plan, lequel n’a, qui
plus est, de valeur opératoire et conceptuelle que redondante (un plan y vaut
intersection de deux droites, une droite y vaut intersection de deux plans).
La
redondance de notre construction euclidienne de l’espace-temps nous a servi de
table unique de concordance durant l’époque mécanique où nous avons pratiqué ce
que le disciple de Schopenhauer et précurseur de Freud, Nicolaï von Hartmann,
nommait joliment le « dogmatisme instinctif de la sensibilité et de
l’entendement ». Les effets dogmatiques de la géométrie euclidienne incarnaient
le fait simple de notre condition anthropologique première : notre mode de
locomotion (quelque 6 km/h pour un marcheur, quelque 55 km/h pour un cavalier
au galop) dictait de fait la proportion historiquement constante des valeurs
d’espace (« 3 ») et de temps (« 1 »), créneau statistique des
vitesses du déplacement humain où la découverte des accélérations complexes et
artificielles des systèmes moteurs a introduit de tout autres prémisses, à
commencer par la figure d’un « absolu » de l’accélération, défini par
la « vitesse de la lumière ». L’ensemble théorique de ces découvertes
a culminé dans la physique quantique, dont une des leçons définitives revient à
transgresser notre construction euclidienne, à renverser le raisonnement de
Zénon : l’espace y devient le supplément du temps réduit à un instant
négatif, infiniment petit, et l’incertitude consécutive du calcul grève le
« dogmatisme instinctif » du déterminisme. Les grappes d’événements
où nous naissons, agissons et mourons ont désormais toutes pour caractère premier
ce renversement anthropologique récent.
Qu’il
passe encore à peu près inaperçu n’étonnera personne. À chaque époque son
Amérique, le paysage nouveau où un certain Amerigo (Vespucci) corrige l’erreur de son
contemporain Colomb (Christophe) et ajoute à l’œkoumène un continent encore inconnu du nôtre. Le sens
commun obéit encore à la table galiléenne des vitesses mécaniques, qui subordonne
la cinétique et la balistique au modèle astronomique de la vitesse constante
des révolutions et corps célestes observés au télescope. Signe éclatant qu’il
s’apprête à réviser ce dogmatisme hérité de l’épistémologie antérieure :
la notoriété d’un astrophysicien comme Stephan Hawking bien au-delà de sa
spécialité indique sans équivoque l’inutilité imminente de notre traditionnelle
perception euclidienne. Nous tergiversons encore, tâtonnant à la recherche des
moyens d’expression les plus simples de la vie que nous menons déjà depuis
plusieurs générations : notre existence historique – collective et
définitive – d’Animal motorisé capable d’accélérer ses propres accélérations.
Nos langages, sans aucun doute, souffrent beaucoup de leur retard sur la vérité
de nos gestes, de nos pratiques, de nos institutions. Lentes et déterministes,
nos syntaxes ; éphémères et aléatoires, les images que nous abandonnent
nos flux – et bientôt inertes sous leur propre poussière les discours
philosophants qui ne sauront pas, à l’ère du principe d’incertitude généralisé,
se donner le mode juste, soit la concision de la miniature haïku et du fragment
héraclitéen, soit la musicalité flottante de la pensée associative et rêveuse par où se dissipe et meurt le désir.
De cette
nouvelle faculté prométhéenne, vient le moment de décrire avec méthode le
dispositif interne, l’économie interactive et commutative, la chaîne normale et
la chaîne pathologique de ses effets prévisibles. Mais cette méthode veut que
l’on commence par se donner une idée claire et distincte de cet avènement
insigne : dans notre écosphère, la subordination récente de l’espace au
temps. Partant de cette simple formule encore presque creuse, tâchons d’exposer
bientôt les catégories essentielles aux gestes du Gros Animal motorisé.
J.-L.
Evard, 25 décembre 2013
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