Machiavel –.
Nous nous connaissons déjà ?
Marx –. Je vous rencontre
pour la première fois ; mais, ici, votre réputation vous précède, comme
là-haut elle perdure ; on ne vous y oublie pas.
Machiavel –.
On me pille, oui. Depuis longtemps, elle se passe de moi, comme la vôtre de
vous. Nous ne purgerons jamais notre peine de pendus au gibet de la gloire.
Dites-moi plutôt : méritant vous et moi, comme il semble, même supplice,
aurions-nous commis le même attentat ? Et lequel je vous prie ?
Marx –. Si rien ne vous
presse, si le cœur vous en dit, comparons. Ici, dans ces limbes de
l’imprescriptible où la même sentence irrévocable confond à jamais tous les
scélérats, nos juges n’en commettent que plus d’erreurs (en aparté : Et qui les jugera ?).
Machiavel –.
Savent-ils même bien ce qui nous rapproche ! Vous avez subi l’exil, plus
que moi. Comme moi, vous fréquentiez les joutes. Vous aimiez l’étude, le grimoire,
l’ode et la méthode. Comme à moi, la harangue noble et la prose sobre vous ont
souri. Vous n’aviez pas non plus le mépris avaricieux, ni pingre le quolibet.
Marx –. Comment ne pas
vous retourner le compliment ! Vous avez connu l’écrou, la geôle, ou pire,
quand vos maîtres et la patrie changeaient d’humeur. Vous ne détestiez pas
moins que moi la tiare et la tonsure, mais qui se flatterait d’avoir reçu
conseils plus avisés que les vôtres au pape, Léon, le dixième du siège, je
crois. J’ai voulu, moi aussi, éclairer le Prince. Lincoln, m’a-t-on dit,
prenait le temps de me lire, comme Bismarck attentif à Lassalle. Nos princes disposent.
Leurs faveurs nous rassurent, leurs rigueurs nous honorent.
Machiavel –.
De Londres on vous vit, contre vous-même, louer les Parisiens, après que le
Prussien les eût affamés, Versailles essorés et criblés à mitraille. Ici même,
dans ce pâle séjour où j’entrai avant vous, je vous en ai tout de suite estimé !
Chacun, dans cette guerre, vous savait partisan du Chancelier de fer –
n’empêche, votre plume a salué les desperados
qui voulaient recommencer 1793 et autres tumultes aussi jacobins que belliqueux.
Jolie prouesse, et habile ! Ceci nous rapproche : à quelque cause que
nous nous ralliions, elle nous engageait surtout par les manœuvres utiles à son
avantage.
Marx –. Manœuvrer… parer…
égarer… (il retient un soupir). Il a
duré, mon apprentissage de philosophe sans couronne. L’exil fit le reste.
Est-ce à vous qu’on dira que les occasions y manquent ! Et quant aux avantages…
Sur moi, vous en possédez au moins un de définitif : trois siècles
d’avance. Serviteur !
Machiavel –.
Trois petites centaines d’années que réduit à rien l’éternité où je vous croise,
et m’en félicite. Laissons là, je vous prie, ces questions d’aînesse, imitons
nos admirateurs, ils nous disent compères, ou cousins de germains. Pourtant…
Marx –. Pourtant, de nous
deux, le vrai maître en manœuvres – croyez-en mon dédain pour toute modestie –
vient d’Italie, non de Germanie. Vous avez levé des milices, cherché pour elles
des conscrits plutôt que des mercenaires, des boulets plutôt que des ruffians,
des capitaines plutôt que des paladins. Les ingénieurs militaires lisent encore
vos préceptes de fortification. Les diplomates vous mettent dans leur panthéon,
où n’entrent guère les politiques s’ils ne sont aussi bons rimeurs.
« Manœuvre » ne convient pas, Machiavel, c’est « stratège »
qu’il faut dire, et c’est de vous que je parle.
Machiavel –.
Un stratège manœuvre et fait manœuvrer. Mais vous-même, ardent journaliste,
polémiste vindicatif, orateur inspiré, propagandiste bretteur, on ne vous vit
pas faire la fine bouche. Certains Russes n’oublieront pas de sitôt les
épithètes que leur valut votre fougue à les cravacher à bras raccourcis. Nos
armes diffèrent ? Elles se complètent plutôt, vous l’avez dit mieux que
moi. Les vôtres et les miennes s’affûtent du même sel, répandent le même charme
et la même corrosion. Ceux qui nous apparentent vont jusqu’à nous déclarer
« prophètes », moi de l’Italie, vous du genre humain, en tout cas de
ses bras-nus. L’étendue variable de nos terres ne saurait nous séparer, encore
moins si désormais… (du doigt, il montre
le Pays des ombres)
Marx –. Trêve de leurs
ramages ! Pensez-vous que tout réunit le stratège que vous êtes et le politique
que je fus ? Que, vous dans un rôle et moi dans l’autre, nous fassions la
paire, comme – disons, comme les armes et la toge, le glaive et la loi ?
Vous vous trompez, Machiavel, vous oubliez que j’ai mis, moi le premier, la
Science dans la conscience – la Science, et non l’art de la manœuvre, de la
cautèle, de la rouerie. Je n’entends piper ni duper personne, j’ai mis fin à
ces mœurs, mon socialisme veut l’intelligence, non la ruse ; l’assemblée,
non l’officine ; le forum, non la coulisse. S’il vous manque un frère
pugnace et connivent, cherchez ailleurs vos Dioscures ou vos Goncourt, vous
n’aurez pas ma complaisance. Infestez les peuples sans elle, louvoyez sans moi.
Machiavel –.
(tranchant) Je ne sais ce qu’il veut,
le socialisme. Qu’il le veuille, s’il parvient à vouloir, suffit bien à son
impalpable doctrine, qui en mon temps ne fut pas moins la mienne, armer la
cité, relever la patrie, lier la plèbe et les magnats. Le vôtre vient d’en
bas ? Le mien qui vient d’en haut n’y contredit pas, il le multiplie. Le
vôtre sent sa religion et sa rédemption ? Le mien en garde les feux, la
résolution. Nos adeptes l’entendent de même, et nos juges, chez les ombres, aussi :
nous voulons – nous voulons d’abord réconcilier les moyens et la fin. J’ai
voulu, vous aussi, plus de calcul, et moins d’aléas, dans le gouvernement des
républiques. Nommez-le comme il vous
chaut, science, ou conscience, ou raison – qu’importe son nom puisqu’il s’agit
de dominer. Ni vous ni moi n’aimons les contingences : ni vous, les
caprices du marché, ni moi, ceux de l’intrigue ou de la superbe. Les déjouer,
s’assurer du cours des choses, dominer… L’œil du maître domine ses domaines, il
se trouve partout chez soi, et pas en dilettante ; sinon, au clou ! qu’il
abdique, qu’il se confine dans la – préhistoire, comme vous dites. Ou se
contente de la posthistoire. Elles aussi font la paire, ces abouliques.
Marx –. Vous
confondez, Machiavel, le cours des choses avec l’esprit des hommes. Cet empire souverain,
ce domaine prospère, que de dangers tout autour ! et peut-être dedans… où
l’injustice l’accroît puisqu’elle divise... ameute les offensés… les insulte,
les aigrit, les révolte.
Machiavel –.
Un romantique de votre façon ne s’y fera jamais ! Dominer répugne toujours
à la belle âme, vieille méfiance ! Ne jouez pas au prude. Quelle emprise aurez-vous
sur les choses si vous ne savez parler aux hommes qui les font ? Qui dit
dominer ne dit ni commander ni régner, mais faire faire – le grand art, la
« conduite des âmes », « l’art royal » comme disait notre
maître à tous. Or peut-on les conduire sans les séduire ? Éduquer sans
dresser ? Vous passez pour un démocrate, comme moi on me tient souvent pour
un ami des tyrans. Vous et moi le savons : aucune volonté n’agit si elle
ne s’organise. Elle ne s’organise que si elle s’oriente, ne s’oriente qu’en se
hiérarchisant : il lui faut un cap, un sens, un plan. La division du
travail que vous voyez s’agencer dans l’usine ou la manufacture, je la trouve,
moi, sur un navire, ville flottante – et sur le vaisseau de l’État. Je ne
confonds rien, je dis qu’à la rencontre des hommes et des choses il y a, si
elle doit durer, des appareils, et qu’il faut les conduire, ou plutôt :
les faire conduire. Sans eux… naufrage garanti, banqueroute et débâcle. Vous me
parlez de « science » – soit, si du moins, dans cette science, vous comptez
aussi la sagacité. Où prendrez-vous la compétence qui la fonde ? Cette
autorité, d’où la tiendra la Justice que vous réclamez au principe de
votre Science et de votre Conscience ? Votre impulsion de justice, Marx,
n’a qu’un défaut : elle suppose des lois, or qu’est-ce que la loi sans sa
force de distribution, et cette force sans ses appuis, son élan, ses outils,
ses nombres ? Vous voulez construire ? Commencez par instruire. Si je
ne vous avais lu, je vous croirais déchu en utopie.
Marx –. Comme si les outils
et les appareils dont nous nous armons ne sombraient pas les premiers !
et, avec eux, les équipages qui les manient ! Oublions, si vous voulez
bien, vos trois-mâts, leur gouvernail, leurs pilotes et leurs épaves. J’ai
moi-même opposé, je vous l’accorde, le despotisme de l’usine à l’anarchie
du marché, une contrainte excessive à une licence débridée, un étau à une marée,
un appareil à un autre. Répondez plutôt, si vous le pouvez : puisqu’entre
les hommes et les choses il y a donc non pas un appareil, mais toujours au
moins deux, et désaccordés, que peut la volonté, que vous louez tant, à ce
désordre des deux fonctions, produire et écouler ? Où la mettez-vous, sinon
dans une troisième, à leur tête pour qu’elles n’en fassent pas qu’à la leur ?
Et comment l’appareillerez-vous face aux tempêtes ? Ce que vous confiez au
Prince, je le donne, moi, à la Science.
Machiavel –. Ces désordres opèrent bien d’autres
ravages encore. Les fomentent non pas seulement deux appareils de la même
fonction, celle de pitance – l’usine et le marché, la ruche et le souk –, mais
plusieurs fonctions, que ne coordonne aucun appareil ni aucune volonté. Vous
misez, vous, Marx, qu’en réglant les désordres de la fonction Économie, vous
aurez éliminé les avaries, ou réduit le risque vital. Et moi je dis que, pour
un romantique (même refroidi), vous voilà pour le coup bien prosaïque et vite
contenté. Mais restons dans l’image : tout appareil se détraque un jour –
comme son nom le dit, il apparente des disparates, il connecte des hétérogènes,
il les dompte mais non sans les forcer, il les jugule mais comme de possibles
rebelles. Un monde d’appareils, à plus forte raison, rassemble des infarctus en
puissance : le grisou dans la mine, la rupture d’une vanne, l’encombrement
au carrefour, un fusible surmené, le parasite dans le câble. Ces engins ne
diminuent pas le risque en maraude, ni la panne en puissance, ils les déplacent,
les préviennent, les détournent, comme un paratonnerre disjoncte la foudre si
elle se jette sur lui – mais pas plus loin. Ils corrigent la nature, comme un
vaccin dissuade un bacille, mais quelle tâche de Sisyphe puisqu’il faut
corriger ces corrections, livrer le virus au virus ! Nous autres mortels (il jette un vif coup d’œil alentour) ne
vivons qu’en la dénaturant, autant ajouter de l’infini à lui-même. Entre la
matière et l’énergie, nous n’arbitrons qu’au coup par coup, leur jeu se jouait avant
nous et sans nous, ses règles finales nous échappent. Nos ingénieurs calculent
le rythme des compressions d’un moteur, mais ne dictent ni le prix de l’or noir
ni le barème des primes d’assurance-vie. Je ne vois pas ce qui nous séparerait,
vous et moi – je dis que les œuvres de la volonté pénétrante, celle d’Ulysse, compensent,
sur un ou deux points et pour peu de temps, notre chétivité dans l’immense
filet des circonstances. Où prenez-vous qu’il y aurait moins de science dans ma
discipline que dans la vôtre ? Tous les deux, nous cabotons, nous
bricolons. Pour un peu, nous pataugerions. Fortune, vous dis-je.
Marx –. (railleur) Je te vois, larvatus prodeo, trop modeste technocrate
qui t’avances sous ton loup de Prince philanthrope ! Votre pilote a tout
du Bon Pasteur : automédon ou vaisseau de l’État, l’appareil qui meut
tous les autres, c’est celui du salut public. La sécurité n’ayant comme on sait
pas de prix, qui y pourvoit – règne. Où prenez-vous qu’il y eût quelque
science dans ce pacte ? À moins que vous n’en vissiez dans l’art instable de
troquer la sécurité contre la liberté ? Je vous le redis, Machiavel, vous
confondez l’art d’organiser et l’art de régner, les garde-champêtres et les timoniers
providentiels. Sur ceux qui vous ont confié leur salut, vous régnez parce
qu’ils vous donnèrent ce que jamais vous ne pourrez leur rendre : à vous
de les soulager de leur peur. Tremblez en pensant au jour où l’idée leur
viendrait de résilier ce crédit ! Les hommes supportent le mal lorsqu’on
n’y joint pas l’insulte, dit un Génois passé Français et même empereur. Le jour
où votre pouvoir leur rappelle leur couardise, ils vous conspuent. Un roi, ça
se mange, ou ça se tranche. Que pensez-vous de ces agapes ?
Machiavel –.
Nous voici un point commun de plus, la palinodie : vous savez l’art de
renverser les rôles quand on vous serre d’un peu près. Vous me contestez une
autorité que je n’ai ni exigée ni forcée : on me l’a commise. S’il me
tient à cœur de répondre de la responsabilité qu’on m’a remise, que me blâmez-vous,
vous le spécialiste de l’offre et de la demande en interaction continue, vous
l’expert de l’échange inégal ? Vous me rappelez l’Inquisiteur qui, dans un
roman – excusez, encore un Russe, un démocrate repenti ! –, qui reprochait au
Christ revenu sur terre d’enseigner aux hommes à aimer leur liberté. Benêt, lui
rétorquait ce prélat, ils n’en ont cure, ils n’aspirent qu’à leur confort, à leur
sécurité. Ils n’échangeront jamais l’un pour l’autre. Où mettez-vous, c’est à
moi plutôt de vous le demander, entre cette liberté et cette sécurité, où
mettrez-vous la justice ? Comment et à quoi ajusterez-vous les termes de
l’échange ?
Marx –. Vous prenez des
vessies pour des lanternes, les points de fait pour des points de droit : la
sécurité fait notre condition, fragile, la liberté fait notre dignité, flexible.
Les deux figures se touchent, elles ne s’échangent pas – sauf à passer par une
tierce valeur, leur moyen terme, leur étalon. Chez vous, il porte un nom, cet
entremetteur : la peur. Vous ne cessez d’enseigner l’usage habile de la
peur. Vous parlez du prestige qu’elle donne à celui qui la gouverne, l’impavide
qui dissuade quiconque de le défier et assujettit ses protégés au nom du
rempart qu’il leur offre. Et vous voudriez ajuster les appareils du pouvoir sur
ces ostentations ! Rabaisser la justice au niveau bas du marchandage entre
peur subie et peur infligée ! Autant faire négocier entre eux le glaive et
le bouclier. Imposture, vous dis-je, et vile.
Machiavel –. Me direz-vous, je vous prie, comment vous
comptez la chasser de nos mondes, excepté celui-ci (il indique les alentours) ? Ce que j’opère en Prince et stratège,
que d’autres procurent au nom de la justice, comment y pourvoyez-vous ?
Vous avez en assez moqué, des dieux, des spectres et des idoles, pour savoir de
quoi je vous parle, Marx. Vous en avez nettoyé le Ciel. Craignez de les avoir introduits
chez les hommes. On me taxe de cynisme. Le vôtre, ô déloyal disciple
d’Épicure ! me ferait rougir : quels scrupules vous arrêtèrent quand
vous fustigiez tour à tour les Juifs, les paysans français, les Slaves et les
socialistes de tout poil qui n’avaient pas la chance insigne de pratiquer la
Science, c’est-à-dire de se faire vos évangélistes d’orthodoxie ? De nous
deux, qui doit le premier en remontrer à l’autre ? J’ai mon dada – la
stratégie de l’équilibre peu probable, les deux roues de la Fortune ;
soit. Vous avez le vôtre : cette théologie de gnostique que vous nous
baillez quand vous nous imaginez dominant la nature sans dominer les hommes qui
y habitent comme un petit corps dans un plus grand. Ne faites pas l’ange, Marx,
confessez-le, dites que les occasions vous manquent, non pas l’envie de
gouverner, et que, comme moi, vous parleriez l’insolent langage de la raison
cynique si l’on vous en donnait seulement l’occasion. Bas les masques,
prophètes ! Vous n’êtes que des intellectuels au piquet, des clercs sans
école, des lettrés sans monarque, des moralistes désœuvrés, des fonctionnaires
en congé. Un pouvoir de sophistes en vacance.
Marx –. Ménagez le soufre
et le sarcasme, Machiavel. À quoi bon s’échauffer ? (il indique à son tour le décor). Vous taquinerez moins quand vous
l’aurez entendu : de vous à moi, le métier lui-même n’a que peu changé – à
ceci près : la presse. Le quatrième pouvoir. La raison cynique qui
s’enseigne dans vos écrits fuit les gazettes, comme elle évite les tribunes où
l’on caresse les hommes. Entre nous, entre professionnels, elle n’a perdu sans
doute aucun de ses privilèges ni de ses pouvoirs. Mais vous étiez passé maître
dans un genre qui, sans pratiquer l’hermétisme, restait confidentiel. Soyez
beau joueur, il n’y avait pas un Machiavel, mais au moins deux :
l’écrivain et le diplomate, l’ensorceleur et le technicien, l’envoûteur et
l’espion. Il y eut plusieurs Marx, aucun n’a démérité. J’ai frayé avec un
animal inconnu de votre temps : la foule – mais la foule en armes, instruite,
mieux équipée que vos foulons, vos
bourgeois et leurs échevins : le tiers-état devenu État dans l’État, ses
publicistes, ses avocats, ses électeurs, ses sociétés secrètes, ses mutuelles,
ses députés, ses communes, ses clubs. J’ai connu les mouvements de cet animal
nouveau : sous l’uniforme du soldat et du garde national quand la nation
mobilise, sans uniforme quand le faubourg s’ameute ou quand l’industrie recrute
sa main-d’œuvre, la foule hésite toujours entre sa phase de peuple et sa phase
de masse. En stratège toscan, vous raisonniez pour cinquante mille hommes de
Florence contre cinquante mille autres de Milan ou de Sienne, dont deux cents
peut-être savaient lire. Mon Europe se compte par dizaines de millions, qui,
s’ils veulent, traversent trois océans en quarante jours et fréquentent presque
tous quelque école. Vous pestiez contre
l’Église, on vous a si bien entendu, Machiavel, qu’il en reste à peine de quoi lessiver
ses temples rongés par l’ennui. Tout cynique s’y connaît en bêtes, domestiques,
errantes ou féroces – eh bien, croyez-moi, la musique a changé, le missel aussi.
Ne raillez point trop nos pouvoirs en rade, la foule, ce corps noir, nous a
absorbés, ou fascinés, ou corrompus, ou noyautés, ou irradiés. Vous pouviez échapper
aux besognes de propagande, vous retirer dans les lettres, éviter la rue, le
parvis, laisser le prêche aux ordres ou le sermon à l’évêque. La foule est
venue, nos corvées avec elle – nous baignons tous dans cette solution, son
élément vital, son marigot, bienheureux si nous pouvons en distraire un moment
à l’écart. Croyez-vous qu’un prophète puisse survivre ou résister à l’opium de
la propagande faite industrie ! Vous avez connu un Savonarole, nous les comptons par milliers, son nouveau nom
est légion. Ses clips et ses claques auraient vite eu raison de votre
Plutarque, malheureux humaniste ! Il n’y a plus que routine d’agitateurs :
la foule ne se maintient qu’agitée, ne s’exprime qu’en rumeur, ne se supporte
que branchée, qu’elle roule, qu’elle vole, qu’elle danse ou qu’elle surfe. Les
humains dorment, pas la foule. Les humains rêvent, pas la foule.
Machiavel –.
Vous me rassurez, je retrouve le romantique, et plus noir que rouge. Je
retrouve aussi ses préjugés. J’ai célébré, vous l’oubliez, la foule en
révolution, la sédition redoutable au tyran et fidèle à Brutus.
Marx –. Mais moi je la
célèbre en accélération. Une force qui va et se dévore – toujours plus vite.
Elle finira bien par se dissiper, comme toute étoile s’évapore dans les cieux
silencieux. Je n’élucubre pas, j’anticipe : tout corps en accélération
continue file à son terme, qui l’efface. Les soleils s’éteindront. La lutte
finale de la foule emportée dans sa propre accélération ne laissera pas de
traces, tout au plus quelque infra-lumière fossile sur les capteurs galactiques
d’une autre espèce. À quoi bon des prophètes comme vous ou comme moi (rictus) ?
Machiavel –.
En bon Florentin, j’apprécie nos voisins de Pise, même si ma Seigneurie dut les
rembarrer. Du haut de sa tour, l’un d’eux, bon physicien, nous l’a
montré : pas d’accélération sans sa valeur inverse. Si la foule courait à
sa dissipation, qu’attendez-vous, contrez, freinez, ramenez l’équilibre. À tous
maux leurs remèdes. À toute force son inertie. Ici et là s’entonne déjà l’éloge
de la lenteur. Je pourrais vous rendre quelque service…
Marx –. Vous et moi en
cheville ? J’ai voulu changer le monde, vous me parlez de le sauver.
Machiavel –.
Qu’y puis-je ? Votre souci m’afflige, je m’y connais en restaurations. Je
vous entends remuer des pronostics si sombres… (en aparté : Serait-il acoquiné à quelque sirène d’apocalypse,
ouvrier du pire – un aventurier ? un nouveau Parvus ? on en vit plus
d’un). Vous qui vouliez sauter hors de la préhistoire, hic Rhodus, apprenez à sauter de votre cheval emballé, hic salta.
Marx –. (d’une voix absente) Quelle cavale ?
un bolide, un éclair dans la nuit.
Machiavel –.
Vous m’imputez d’exploiter la peur, de ruser, de déguiser. Je vous entends
spéculer, vous comme d’autres, sur la fin du genre humain. Sombres prophètes,
prosélytes de Saturne. Un peu de neurasthénie ?
Marx –. Renoncez à me
dauber. Quand je vous montre mes foules et les vôtres si différentes, il vous
échappe, me semble, ce qui y touche aussi à vos personnages, à vos grands, à leurs
sortilèges.
Machiavel –.
Vous-même avez brossé un César – beau cas d’ami du peuple. Ce neveu avait des
maîtres, ils n’en auront pas rougi. Votre satire m’a plu. Je sais lire, Marx.
En vous perce malgré lui l’homme d’ordre contrarié, le rationaliste atrabilaire
qui se fâche quand il entend rire les dieux. D’où vient votre méchant chagrin,
parfois, sinon de cette méprise de tant de vos novices ? On veut me noircir
en me décriant égérie des pires pouvoirs, ce conte a la vie dure, il ne va
jamais loin. Que les nigauds s’amusent. Mais vous, on vous en dirait dispensé,
vous sortez, mais pourquoi, du lot des prophètes maudits. Pourquoi cette
exception ? Pourquoi voit-on en vous la verve ou la faconde du prophète et
n’y voit-on pas le pli invétéré de la secte ? Pourquoi passez-vous encore
pour un Titan libérateur quand partout vos recettes produisent d’infâmes
brouets, communisme de guerre, collectivisations en faillite, doctrinaires
pathologiques, bourriques sanguinaires ? Sur terre, vous n’aviez jamais
assez d’ennemis sur votre route ou dans vos propres camps – dois-je les citer !
À quoi bon cette hargne : lesquels de vos brefs amis ne vous ont-ils pas
lâché au moment décisif ? Lesquels de vos disciples les plus endiablés ne
sont-ils pas devenus, sinon des princes, du moins des ministres, des généraux,
des chefs, des recteurs – tous passés responsables du triste ordinaire du
siècle, aux commandes de sa misère égale à l’ordinaire du mien ? Je vous
le dis en bon camarade, Marx, en collègue de longue date : à force de
vitupérer – les parasites, les fantômes, les rêveurs, la bohème, les gueux, les
parvenus, les pauvres hères, les doctes, j’en passe –, vous avez insinué dans
votre doctrine une musique de mépris, un geste de lapidation, un trait de
délation moraliste. La doctrine, ou la méthode, comme vous voudrez, aura eu
moins d’autorité que cette basse continue, moins d’empire que cette rumeur de
pilori qui charrie des bruits de proscription, des grincements d’inquisition. Vous
auriez voulu exténuer tous les ratés du monde que vous n’auriez pas agi
autrement – et qui donc vous aurait conféré ce mandat de grand contempteur
universel, de grand chasseur d’asociaux et de marginaux ? Vous invoquez la
Science que vous auriez mise, vous et vous seul, dans le socialisme jusqu’alors
professé, j’imagine, par des crétins ou par des sentimentaux, je vous laisse
juge d’examiner, de qualifier et de débouter qui vous voudrez. Votre Science
m’indiffère, votre Conscience m’intéresse : il y a du saint Paul en vous, même
véhémence d’athlète sans église, même fibre d’éducateur misanthrope, même veine
de converti fiévreux, de transfuge irritable, de repenti zélé. Ceci nous
sépare, Marx : si je ne ménage pas la religion, je me garde de ses moyens,
de ses émois, qu’ils aillent à qui de droit. Vous avez éreinté ses idoles, elle
vous l’a bien rendu : le ressentiment vous ronge, comme les souris nos
livres. Ma politique est technique, la vôtre, religion. Je suis un stratège,
vous, un flagellant. Ne mêlons pas nos milices. Brisons là, Don Juan, je ne
suis pas le Commandeur (il lui tourne le
dos).
J.-L.
Evard
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