vendredi 16 janvier 2015

Hard power, soft power

S’il y a maintes manières de s’imaginer machiavélien, il n’y en a qu’une d’en prendre le risque déclaré et de justifier ce choix, tant l’œuvre du Florentin pousse à la perfection l’art du paradoxe : montrer d’abord qu’on a éventé les sophismes et les masques discrets dont se couvrent ses raisonnements d’expert, qu’on a compris leur utilité, prévu leurs usages possibles. Car le prestige inusable de Machiavel n’alimente les controverses qu’à raison de sa manière inimitable de séduire l’intelligence, en levant les arcana imperii, les arcanes du pouvoir : dominer, dit-il, se faire obéir en sachant rassurer (commander parce qu’on protège), cette interaction relève d’un art, et cette virtuosité, d’une technique – susceptible d’un apprentissage, d’un enseignement méthodique.
Comment ce pouvoir machiavélien de séduction a-t-il donc pu se maintenir, voire briller en tradition libérale davantage encore qu’en culture baroque puisque, pour tous les théoriciens des pouvoirs contractuels, le Prince ne détient d’autorité qu’à titre de délégué mandé par la volonté collective ? Il ne suffit pas de souligner qu’en rendant l’art de la domination aussi intelligible qu’une technique Machiavel le mettait à la portée du commun des mortels, refusant d’y voir le privilège exclusif d’une caste nobiliaire, guerrière ou cléricale. Il a beau initier le profane à l’exercice de l’autorité qui conjugue la liberté et la sécurité, lui apprendre à lire comme dans un Miroir des princes, il n’en enseigne pas moins ce que de nos jours le sens commun redoute le plus : l’empire de la dissimulation et de la manipulation, l’art de s’emparer des âmes et des passions, de « caresser les hommes » avant de devoir s’en faire craindre ou de les tyranniser, le pouvoir comme science occulte. On ne voit pas, de fait, de compatibilité possible entre cette perspective de dompteur habile et celle du principe démocratique, qui présuppose une opinion de plus en plus instruite, un suffrage de plus en plus éclairé, une maturité toujours perfectible de la conscience civique. On n’en comprend que mieux, cependant, pourquoi Machiavel a toujours trouvé des adeptes et des admirateurs dans les familles politiques les plus opposées, les libérales et les autoritaires, les élitaires et les multitudinaires, les technocratiques et les romantiques : il a fondé une école de la domination légitime qui peut se passer des corps traditionnels ou professionnels, et s’ouvrir à des aventuriers, à des autodidactes, les condottieri et les bâtards de son époque, les déclassés et les parvenus de la nôtre – pourvu qu’ils méritent, dit Machiavel, qu’on les tienne pour des « hommes d’exception ». Ni héritier ni boursier, l’« homme d’exception » prévient la faveur, en montrant comment le self made man déjoue les hiérarchies sociales. Aussi lucide qu’un grand inspiré, il ne se replie pas dans une secte, un ordre ou une société secrète, mais divulgue, enseigne, s’expose. De ce prince et prestidigitateur sans secrets, de ce comploteur à ciel ouvert, Machiavel ne cesse de détailler les particularités psychologiques, de retoucher le portrait-robot. Il a ses modèles antiques, et leurs répliques dans l’Italie de son temps.
Nous avons les siennes dans sa postérité américaine, celle qui attribue le leadership impérial des États-Unis à leur art de combiner soft et hard power. Mais les machiavéliens d’aujourd’hui et de là-bas, Robert Kagan ou Joseph Nye, modulent ainsi les harmoniques d’un registre plus ancien : en France, Raymond Aron avait créé la formule de « république impériale » pour dénoter la position et la fonction géopolitiques choisies par les États-Unis quand ils entrèrent en guerre à la suite de Pearl Harbor et répudièrent ainsi leur premier évangile, la doctrine Monroe. Or cette formule ramène à une figure première et à son premier penseur incontesté : Machiavel – « aujourd’hui a des petits-fils qui savent le prix de ses leçons. On me croit bien vieux, et tous les jours je rajeunis sur terre », lui fait dire avec drôlerie Maurice Joly, dans son Dialogue aux Enfers de Machiavel et Montesquieu. L’alternative du soft et du hard power (Nye), ou le couple de Mars et Vénus (Kagan) ont trouvé chez le diplomate de la Renaissance leur premier blason, leur emblème originel : le Prince a pour idéal de conduite le courage hard du lion et l’habileté soft du renard – allégorie du pouvoir souverain que l’on retrouvera un siècle plus tard chez La Fontaine, élevée à ses sommets d’efficacité poétique.
Encore faut-il comprendre pourquoi et comment, pour cette école du politique, seule cette aptitude aux deux techniques combinées, la martiale et la séductrice, la guerrière et l’enjôleuse, commande le pouvoir de se faire obéir et en fait la norme d’une légitimité non pas usurpée ou factice, mais justifiée (source d’une légalité) et raisonnable (apte à se réformer sans se contredire). D’où vient au juste, chez Machiavel, la conviction massive que sans cette double technique de lion (le courage) et de renard (la ruse) aucun Prince, aurait-il séduit ses sujets, ne durera assez pour les dominer, de même que celui qui force leur servitude en les médusant ne conservera pas longtemps son autorité ? Son pouvoir ne se confond pas avec les sentiments qu’ils lui portent puisqu’ils se contredisent (s’y mêlent la crainte et le respect), et la pensée de ce pouvoir ne se confond donc pas avec une psychologie, si subtile soit-elle. Elle ne nie pas le moment psychologique de la relation d’autorité, ni la labilité des sentiments hétérogènes qui l’animent : elle vise à décrire comment, en dépit de ces équivoques, l’autorité peut orienter l’action collective et en dessiner l’horizon d’attente en levant les perplexités de la vie sensible : en l’élevant à la hauteur de la vie durable, de l’historicité qui transforme une foule en une société. L’art machiavélien de la décision souveraine présuppose une décision, une cosa mentale : un tri, l’art typologique du discernement, la distinction claire de la psychologie et de la pragmatique, ces deux moments spécifiques de la relation interactive nommée « autorité », ou « domination », ou « hégémonie », ou « emprise » (Cl. Lefort).
La double technique machiavélienne du pouvoir s’appuie d’ailleurs en toutes lettres sur l’humour d’un modèle mythologique et historique. Le Prince de Machiavel, en bon lettré de la Renaissance, a lu les Vies parallèles : il se fait l’émule d’Achille, élevé par un centaure (Chiron, encore un hybride, un corps composé, un homme cheval précepteur d’un renard lion). Le Prince, avant d’être un technicien de la domination experte, s’avère un guerrier : « Un prince ne doit donc avoir d’autre objet, d’autre pensée, d’autre art que celui de la guerre et des préparatifs la concernant. Car c’est le seul art convenant à celui qui commande ; et il possède en lui tant de vertu que non seulement il préserve le trône d’un prince héréditaire, mais bien souvent élève à ce rang les hommes de simple condition. Inversement, on voit perdre leur État les princes qui s’étaient adonnés aux plaisirs plus qu’aux armes. La première cause susceptible de te détrôner est donc l’ignorance de cet art, comme la cause qui te permettra l’ascension au pouvoir est sa connaissance approfondie » (chap. 14, traduction Anglade). Notre séducteur exerce un métier : celui de Pyrrhus, le fils d’Achille, celui de stratège. Cette discipline enseigne la complexité, civilise le guerrier (qu’elle distingue du chasseur), exclut les brutes, mate les féroces : complexité du maître, le centaure mi-homme mi-bête, complexité du disciple, le futur héros sachant à l’occasion se déguiser en vierge et trouver refuge, loin des camps, dans les gynécées, comme un samouraï fréquente la cérémonie du thé et apprécie l’ikebana, l’art des bouquets. Seulement, dans cette gamme de compétences, le guerrier dicte la tonalité, tient la dominante et le premier rôle : « Tous les prophètes armés furent vainqueurs, les prophètes sans armes déconfits » (chap. 6). Et Machiavel de citer d’un trait : Moïse, Romulus, Cyrus et Thésée. (À cette liste prestigieuse d’antiques, ajoutons, par égard moderne pour un machiavélien contemporain, Isaac Deutscher, le biographe de Trotski qui consacra au leader bolchevik une biographie en trois volumes au titre dûment réfléchi : Le prophète armé, Le prophète désarmé, Le prophète hors la loi. Et n’oublions pas l’admiration de Gramsci pour Machiavel, pas moindre que celle que lui vouait Mussolini préfaçant une réédition du Prince en 1924.) Les prophètes, des hommes d’exception, des chefs hors normes, des personnages « charismatiques » (M. Weber) ? Peut-être – mais cette exception ne vaut, chez Machiavel, qu’à la condition qu’ils maîtrisent le hard power, l’art de réunir des armées, de les conduire et, à leur tête, de conserver ou d’agrandir leur État. Et maîtrisent le soft power aussi : l’art du masque, de la parole mélodieuse, de la prodigalité, de l’hospitalité. Impossible de ne pas distinguer les deux modes, impossible de les dissocier. Machiavel et La Fontaine gardent raison contre Nye et les sentimentaux de la « gouvernance ». Nul besoin, du reste, de les citer quand on a compris leur leçon : « Il faut qu’un maître apparaisse indépendant en ses jugements, irrécusable, dans ses ordres, crédité par l’opinion, serviteur du seul État, dépouillé de préjugés, dédaigneux de clientèles […] chef faisant corps avec l’armée, dévoué à ceux qu’il commande, avide d’être responsable : homme assez fort pour s’imposer, assez habile pour séduire, assez grand pour une grande œuvre, tel sera le ministre, soldat ou politique à qui la patrie devra l’économie prochaine de sa force » (Ch. de Gaulle, Vers l’armée de métier, 1934).
Hard power soft et magnanime. Le conserver ou l’agrandir ? C’est selon. Mais, observe Machiavel, on voit bien plus de princes capables de le conserver s’ils savent comment l’agrandir : « L’envie de conquérir est assurément chose très ordinaire et très naturelle ; et chaque fois que des hommes qui le peuvent s’y livreront, on les en louera, ou du moins ne les blâmera point » (Le Prince, chap. 2). Toutes choses, par ailleurs, allant à leur fin, celles qui s’augmentent peuvent retarder leur terme inéluctable : comme si beaucoup d’énergie bien employée pouvait compenser la loi de l’entropie, limiter le désordre de notre monde sublunaire. Raison de cosmologie pour laquelle le modèle universel (et sublime) de la domination, c’est la Rome antique, passée – les États-Unis d’Amérique aussi – de la condition de modeste cité de proscrits à celle de « république impériale ».
Rhétorique d’humaniste, dira-t-on peut-être à première lecture ; révérence obligée, chez un disciple de Pétrarque, au culte des origines – oui, mais surtout : torsion formidable et patente du raisonnement qui met à égalité, à l’intérieur de la cité, un régime constitutionnel (républicain : les magistratures, les collèges électoraux, la rotation des postes, les assemblées, les lois, le contre-pouvoir des tribuns du peuple) et, à l’extérieur, une domination factuelle, étendue à l’ensemble méditerranéen (les peuples soumis, conquis, tributaires ou exterminés) ; puisque, pour confondre ce de jure et ce de facto, le droit intra muros et l’hégémonie extra muros, il n’hésite pas à postuler l’indémontrable et à hasarder les constructions pseudo-téléologiques, les arguments ex quo ante (« s’il ne s’est jamais trouvé de république qui ait fait autant de conquêtes que Rome, il est reconnu que jamais État n’a été constitué pour en faire autant que celui-ci », Discours sur la première décade de Tite-Live, traduction Buchon, II, 1).
En langage moderne, on dira donc que, pour Machiavel, la domination du Prince sur ses sujets et l’hégémonie de la cité sur son empire, l’intérieur et l’extérieur relèvent de la même logique stratégique, obéissent à la même technique. La rigueur de l’axiome l’amène donc, loin que son admiration pour le modèle antique l’égare, à poser une alternative stricte et à en déduire les conduites à tenir dans l’un et dans l’autre cas : « Si quelqu’un voulait de nouveau fonder une république, il aurait à examiner s’il désire qu’elle accroisse ses conquêtes et sa puissance, ou bien qu’elle se renferme dans d’étroites limites. Dans le premier cas, il faudrait qu’elle prît Rome pour modèle, et laissât subsister et les troubles et les dissensions civiles avec le moins de danger possible pour son pays ; car, sans un grand nombre d’hommes bien armés, une république ne peut s’accroître, ou se maintenir si elle s’est accrue. Dans la seconde supposition, organisez-la comme Sparte et Venise ; mais comme les conquêtes sont la ruine des petites républiques, employez les moyens les plus efficaces pour empêcher de s’agrandir » (Discours sur la première décade…, I, 6). Traduisons l’alternative, qui transporte une proposition directe sans réciproque : tout empire, nécessairement, provient d’une république, toute république n’engendre pas nécessairement un empire. Le syllogisme ne dissimule pas de tautologie. Machiavel ne maîtrise pas moins la logique prédicative que la rhétorique.
On doit d’ailleurs enrichir cette évaluation du raisonnement « romain » de Machiavel en ajoutant que ce modèle est aussi grec : « empire », sous la plume de Thucydide et dans la bouche de Périclès l’Athénien, se dit archè. Or, le même mot désigne aussi, chez eux comme chez tous les Grecs, la constitution du pouvoir légal et légitime de toute cité : ni le Grec, ni le Romain ni Machiavel ne distinguaient l’intérieur et l’extérieur de la souveraineté. Des Antiques à Machiavel, on devra donc chercher encore ailleurs la différence substantielle. Un Grec répugne à l’extension impériale de sa république, il y perçoit un danger, une démesure, une contre-nature, il la subit plus qu’il ne la recherche car elle menace l’autarcie de la cité, comme le « barbare », Mède ou Scythe, qui rêve de sa conquête (« Ce prestige que notre cité doit à son empire, il est juste que vous le défendiez, puisque vous en tirez tous gloire. C’est une responsabilité à laquelle vous ne pouvez pas vous dérober, à moins de renoncer aussi aux honneurs qu’elle comporte. Ce qui est en jeu dans ce combat, ne l’oubliez pas, ce n’est pas seulement la question de savoir si nous resterons libres ou si nous deviendrons des esclaves […] Car vous régnez désormais à la façon de tyrans, qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, mais qui ne peuvent plus abdiquer sans danger », déclare Périclès au peuple rassemblé à la veille de la Guerre du Péloponnèse, II, 2, 63, traduction Roussel). En langage moins balancé : en tant qu’empire dominant des cités vassales, nous, Athéniens citoyens libres d’une république souveraine, nous comportons en tyrans – en tyrans qui n’ont pas la liberté d’agir autrement. Machiavel ne raisonne pas autrement que Périclès : mais, en outre, en théoricien de la domination, il rationalise un état de fait, il cherche des causes (des choses constantes) là où il n’y a, à première vue, que des circonstances (des choses contingentes). Peut-on demander mieux à la philosophie du politique ? Non, si, du moins, on ne confond pas ses constructions avec celles des convictions de l’idéologie ou de l’utopie. Constructions fruits de l’éthique de responsabilité du stratège.
La rationalisation de la forme empire ne remonte pas à l’Antiquité : elle ne commence qu’avec les Temps modernes, une fois seulement que la pensée politique cesse de poser en antagonisme l’intérieur et l’extérieur du nomos périphérie de la souveraineté. Du côté français, les prémisses de cette métamorphose se trouvent chez Bodin : le roi, empereur en son royaume, y détient souveraineté « absolue » – intensité indifférente aux lois machiavéliennes de l’équilibre instable entre des cités à souverainetés compensées. Quant à la crainte qu’inspire la nécessité de s’étendre hors des murs de la cité (et par conséquent, de s’en prendre aux cités voisines, proches ou lointaines), Machiavel montre assez qu’il a maintenu cet atavisme : « Car un prince doit nourrir deux craintes : l’une intérieure, à l’égard de ses sujets ; l’autre à l’égard des potentats étrangers » (Le Prince, chap. 19). Remarquable acte manqué, mémorable aveu ! Ses sujets sont au Prince, lisons-nous, comme ses possibles ennemis. Équation qui n’apparaît pas – et pour cause – dans la réception libérale et contractualiste de l’œuvre de Machiavel ; mais qui explique largement son caractère inclassable de pensée scandaleuse. Car elle met à égalité l’ennemi intérieur et l’autre, la guerre civile (stasis) et la guerre étrangère (polemos), l’état d’exception et l’état d’équilibre. Pour un Grec, un cauchemar et une virtualité. Pour un moderne, même pour un dictateur, un tabou ou une phobie. Machiavel fait charnière entre les deux époques : comme les Anciens, il pense que les deux conflictualités interagissent ; comme les Modernes, il tente de les déconnecter l’une de l’autre (le Prince peut prévenir le ressentiment de ses sujets, Machiavel énumère certains moyens de parvenir à cette fin : le soft power compense le hard power, « tout empire périra », mais certains empires plus vite et plus tôt que d’autres).
Lu de près, le texte de Machiavel s’entend donc toujours dans deux registres distincts, celui d’une rhétorique « romaine » (ou grecque) et celui, non moins constant, d’une analytique rigoureuse des conditions de l’action, de ses paramètres dynamiques. On comprend certes l’indignation suscitée, chez Simone Weil entre autres, par l’apologétique de la domination impériale, mais on regrettera que son emportement vertueux l’ait empêchée de goûter voire de comprendre la méthode austère cachée dans la prose cornélienne de Machiavel : il ne flatte pas la vanité de grandeur, il enseigne à calculer l’énergétique du pouvoir. On ne choisit pas le donné des conditions de l’action, on les réorganise, on les redistribue, on les réagence comme on déplace le point d’appui d’un levier, au sens précis et étymologique de toute stratégie, cet ars combinatoria. « Ainsi, attendu l’impossibilité d’établir parfaitement l’équilibre, ou de le maintenir au point fixe après l’avoir établi, il faut, en constituant une république, prendre le parti le plus honorable ; et si elle était jamais dans la nécessité de faire des conquêtes, la mettre en état du moins de conserver ce qu’elle aurait acquis. Pour revenir donc à notre premier raisonnement, je pense qu’il est nécessaire de prendre plutôt pour modèle Rome que les autres républiques » (Discours sur la première décade…, ibid.). « Premier raisonnement » s’oppose ici à l’autre option de l’alternative et introduit l’hypothèse originale de Machiavel : l’extension impériale de la république romaine résultait, dit-il, d’une contrainte, de la nécessité d’exporter ses divisions intestines, la concurrence (mortelle) des patriciens et des plébéiens, du sénat et du peuple. Contrainte et nécessité inconditionnelles, celles qui prédestinent l’agir à intervenir dans un monde en déséquilibre perpétuel pour y tenter les figures d’un équilibre instable : « Ainsi, attendu l’impossibilité d’établir parfaitement l’équilibre, ou de le maintenir au point fixe après l’avoir établi… » Or, c’est précisément de cet équilibre imparfait qu’il est question dans le syntagme aronien : « république impériale » conceptualise le moment charnière qui contraint les États-Unis d’Amérique à quitter l’époque de leur insularité atlantique et à entrer dans le non-système géopolitique des « relations internationales ». De même, avant la première intrusion française sur le sol italien, la péninsule avait-elle connu une longue période d’équilibre relatif : « Avant que Charles VIII, roi de France, ne descendît en Italie, ce pays était sous la domination du pape, des Vénitiens, du duc de Milan et des Florentins. Ces potentats devaient avoir deux soucis essentiels : l’un qu’un étranger ne fît point entrer ses troupes en Italie ; l’autre, que nul d’entre eux ne s’étendît » (Le Prince, 11). Ce sont de telles circonstances qui inclinent le théoricien de l’équilibre impossible à « prendre plutôt pour modèle Rome » : préférence raisonnée, argument d’expert, non pas emphase et hybris du pouvoir et des aigles, donnée inscrite dans la chose considérée en elle-même et prescrite par l’objectif qu’on vise, la régulation d’un déséquilibre définitif, celui de l’ordre des choses avant que s’y entremêle aussi l’incohérence des désirs humains, à jamais insatiables.
L’interrogation portera, même, sur la nature de la contrainte poussant les républiques à s’étendre au-delà de leur nomos (« Pour quelles raisons les peuples abandonnent-ils leur patrie pour se répandre dans des pays étrangers ? », Discours sur la première décade…, II, 8). Deux séries de nécessité entrent en jeu : « l’ambition des princes ou des républiques » (cas des Romains, à la suite d’Alexandre le Grand) ; la famine et les désastres de la guerre (cas des Gaulois de Lombardie à l’époque républicaine, des hordes barbares à la fin de l’Empire). Or la « nature » ici invoquée n’a rien de « naturel », rien de réglé, elle pâtit elle aussi du poids des choses, elle dessine elle aussi un domaine de déséquilibre permanent, réglable mais dans certaines proportions seulement : l’analytique de la transcroissance des républiques en empires se fonde elle aussi sur le calcul de la relation dynamique entre des sources d’énergie et des sources d’entropie. Une « république impériale » s’imagine, si elle le préfère, reposer sur un contrat social passé librement entre des partenaires respectant l’équilibre des pouvoirs – cette construction juridique, hobbienne et libérale, ne supprime pas l’empire de la nécessité qui soumet la cité à des rapports de force en tout genre, en son sein comme dans ses environnements. Rien n’est plus étranger à cette énergétique et à cette pragmatique de l’emprise du stratège séducteur qu’une quelconque métaphysique du pouvoir. Car la domination n’est pas moins opaque pour le Prince que pour ses sujets. Un Prince doit-il ou non fortifier son royaume ? « Le Prince qui redoute plus ses peuples que les étrangers doit se fortifier ; mais celui qui craint davantage les étrangers doit faire le contraire » (Le Prince, 20). La grande inconnue du power hard et soft demeure entière, irréductible, insaisissable. Son nom : la peur. Pas d’autorité sans cette sincérité. Pas de technique de l’emprise sans conduite de l’âme. Pas de stratégie sans cette ascèse. Pas de légitimité de la relation d’autorité si elle ne réduit pas cette aliénation fondatrice du sujet politique.
J.-L. Evard

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