S’il y a maintes manières de
s’imaginer machiavélien, il n’y en a qu’une d’en prendre le risque déclaré et
de justifier ce choix, tant l’œuvre du Florentin pousse à la perfection l’art
du paradoxe : montrer d’abord qu’on a éventé les sophismes et les masques
discrets dont se couvrent ses raisonnements d’expert, qu’on a compris leur
utilité, prévu leurs usages possibles. Car le prestige inusable de Machiavel n’alimente
les controverses qu’à raison de sa manière inimitable de séduire
l’intelligence, en levant les arcana
imperii, les arcanes du pouvoir : dominer, dit-il, se faire obéir en
sachant rassurer (commander parce qu’on protège), cette interaction relève d’un
art, et cette virtuosité, d’une technique – susceptible d’un apprentissage,
d’un enseignement méthodique.
Comment ce
pouvoir machiavélien de séduction a-t-il donc pu se maintenir, voire briller en
tradition libérale davantage encore qu’en culture baroque puisque, pour tous
les théoriciens des pouvoirs contractuels, le Prince ne détient d’autorité qu’à
titre de délégué mandé par la volonté collective ? Il ne suffit pas de
souligner qu’en rendant l’art de la domination aussi intelligible qu’une
technique Machiavel le mettait à la portée du commun des mortels, refusant d’y
voir le privilège exclusif d’une caste nobiliaire, guerrière ou cléricale. Il a
beau initier le profane à l’exercice de l’autorité qui conjugue la liberté et
la sécurité, lui apprendre à lire comme dans un Miroir des princes, il n’en enseigne pas moins ce que de nos jours
le sens commun redoute le plus : l’empire de la dissimulation et de la manipulation,
l’art de s’emparer des âmes et des passions, de « caresser les
hommes » avant de devoir s’en faire craindre ou de les tyranniser, le
pouvoir comme science occulte. On ne voit pas, de fait, de compatibilité possible
entre cette perspective de dompteur habile et celle du principe démocratique,
qui présuppose une opinion de plus en plus instruite, un suffrage de plus en
plus éclairé, une maturité toujours perfectible de la conscience civique. On
n’en comprend que mieux, cependant, pourquoi Machiavel a toujours trouvé des
adeptes et des admirateurs dans les familles politiques les plus opposées, les
libérales et les autoritaires, les élitaires et les multitudinaires, les
technocratiques et les romantiques : il a fondé une école de la
domination légitime qui peut se passer des corps traditionnels ou
professionnels, et s’ouvrir à des aventuriers, à des autodidactes, les condottieri et les bâtards de son époque,
les déclassés et les parvenus de la nôtre – pourvu qu’ils méritent, dit
Machiavel, qu’on les tienne pour des « hommes d’exception ». Ni
héritier ni boursier, l’« homme d’exception » prévient la faveur, en
montrant comment le self made man
déjoue les hiérarchies sociales. Aussi lucide qu’un grand inspiré, il ne se
replie pas dans une secte, un ordre ou une société secrète, mais divulgue,
enseigne, s’expose. De ce prince et prestidigitateur sans secrets, de ce
comploteur à ciel ouvert, Machiavel ne cesse de détailler les particularités
psychologiques, de retoucher le portrait-robot. Il a ses modèles antiques, et
leurs répliques dans l’Italie de son temps.
Nous avons
les siennes dans sa postérité américaine, celle qui attribue le leadership
impérial des États-Unis à leur art de combiner soft et hard power. Mais
les machiavéliens d’aujourd’hui et de là-bas, Robert Kagan ou Joseph Nye,
modulent ainsi les harmoniques d’un registre plus ancien : en France, Raymond
Aron avait créé la formule de « république impériale » pour dénoter
la position et la fonction géopolitiques choisies par les États-Unis quand ils
entrèrent en guerre à la suite de Pearl Harbor et répudièrent ainsi leur
premier évangile, la doctrine Monroe. Or cette formule ramène à une figure
première et à son premier penseur incontesté : Machiavel – « aujourd’hui
a des petits-fils qui savent le prix
de ses leçons. On me croit bien vieux, et tous les jours je rajeunis sur terre »,
lui fait dire avec drôlerie Maurice Joly, dans son Dialogue aux Enfers de Machiavel et Montesquieu. L’alternative du soft et du hard power (Nye), ou le couple de Mars et Vénus (Kagan) ont trouvé
chez le diplomate de la Renaissance leur premier blason, leur emblème
originel : le Prince a pour idéal de conduite le courage hard du lion et l’habileté soft du renard – allégorie du pouvoir
souverain que l’on retrouvera un siècle plus tard chez La Fontaine, élevée à
ses sommets d’efficacité poétique.
Encore
faut-il comprendre pourquoi et comment, pour
cette école du politique, seule cette aptitude aux deux techniques combinées,
la martiale et la séductrice, la guerrière et l’enjôleuse, commande le pouvoir
de se faire obéir et en fait la norme d’une légitimité non pas usurpée ou
factice, mais justifiée (source d’une légalité) et raisonnable (apte à se
réformer sans se contredire). D’où vient au juste, chez Machiavel, la
conviction massive que sans cette double technique de lion (le courage) et de
renard (la ruse) aucun Prince, aurait-il séduit ses sujets, ne durera assez
pour les dominer, de même que celui qui force leur servitude en les médusant ne
conservera pas longtemps son autorité ? Son pouvoir ne se confond pas avec les
sentiments qu’ils lui portent puisqu’ils se contredisent (s’y mêlent la crainte
et le respect), et la pensée de ce pouvoir ne se confond donc pas avec une
psychologie, si subtile soit-elle. Elle ne nie pas le moment psychologique de
la relation d’autorité, ni la labilité des sentiments hétérogènes qui
l’animent : elle vise à décrire comment, en dépit de ces équivoques,
l’autorité peut orienter l’action collective et en dessiner l’horizon d’attente
en levant les perplexités de la vie sensible :
en l’élevant à la hauteur de la vie durable,
de l’historicité qui transforme une foule en une société. L’art
machiavélien de la décision souveraine présuppose une décision, une cosa mentale : un tri, l’art typologique
du discernement, la distinction claire de la psychologie et de la pragmatique, ces
deux moments spécifiques de la relation interactive nommée
« autorité », ou « domination », ou « hégémonie »,
ou « emprise » (Cl. Lefort).
La double
technique machiavélienne du pouvoir s’appuie d’ailleurs en toutes lettres sur l’humour
d’un modèle mythologique et historique. Le Prince de Machiavel, en bon lettré
de la Renaissance, a lu les Vies
parallèles : il se fait l’émule d’Achille, élevé par un centaure (Chiron,
encore un hybride, un corps composé, un homme cheval précepteur d’un renard
lion). Le Prince, avant d’être un technicien de la domination experte, s’avère
un guerrier : « Un prince
ne doit donc avoir d’autre objet, d’autre pensée, d’autre art que celui de la
guerre et des préparatifs la concernant. Car c’est le seul art convenant à
celui qui commande ; et il possède en lui tant de vertu que non seulement
il préserve le trône d’un prince héréditaire, mais bien souvent élève à ce rang
les hommes de simple condition. Inversement, on voit perdre leur État les
princes qui s’étaient adonnés aux plaisirs plus qu’aux armes. La première cause
susceptible de te détrôner est donc l’ignorance de cet art, comme la cause qui
te permettra l’ascension au pouvoir est sa connaissance approfondie » (chap.
14, traduction Anglade). Notre séducteur exerce un métier : celui de
Pyrrhus, le fils d’Achille, celui de stratège.
Cette discipline enseigne la complexité, civilise
le guerrier (qu’elle distingue du chasseur), exclut les brutes, mate les
féroces : complexité du maître, le centaure mi-homme mi-bête, complexité du
disciple, le futur héros sachant à l’occasion se déguiser en vierge et trouver
refuge, loin des camps, dans les gynécées, comme un samouraï fréquente la
cérémonie du thé et apprécie l’ikebana, l’art
des bouquets. Seulement, dans cette gamme de compétences, le guerrier dicte la
tonalité, tient la dominante et le premier rôle : « Tous les
prophètes armés furent vainqueurs, les prophètes sans armes déconfits » (chap.
6). Et Machiavel de citer d’un trait : Moïse, Romulus, Cyrus et Thésée. (À
cette liste prestigieuse d’antiques, ajoutons, par égard moderne pour un
machiavélien contemporain, Isaac Deutscher, le biographe de Trotski qui
consacra au leader bolchevik une biographie en trois volumes au titre dûment
réfléchi : Le prophète armé, Le
prophète désarmé, Le prophète hors la loi. Et n’oublions pas l’admiration
de Gramsci pour Machiavel, pas moindre que celle que lui vouait Mussolini
préfaçant une réédition du Prince en
1924.) Les prophètes, des hommes d’exception, des chefs hors normes, des
personnages « charismatiques » (M. Weber) ? Peut-être – mais
cette exception ne vaut, chez Machiavel, qu’à la condition qu’ils maîtrisent le
hard power, l’art de réunir des
armées, de les conduire et, à leur tête, de conserver ou d’agrandir leur État.
Et maîtrisent le soft power aussi : l’art du masque, de la parole mélodieuse, de la prodigalité, de
l’hospitalité. Impossible de ne pas distinguer les deux modes, impossible de
les dissocier. Machiavel et La Fontaine gardent raison contre Nye et les
sentimentaux de la « gouvernance ». Nul besoin, du reste, de les
citer quand on a compris leur leçon : « Il faut qu’un maître
apparaisse indépendant en ses jugements, irrécusable, dans ses ordres, crédité
par l’opinion, serviteur du seul État, dépouillé de préjugés, dédaigneux de clientèles
[…] chef faisant corps avec l’armée, dévoué à ceux qu’il commande, avide d’être
responsable : homme assez fort pour s’imposer, assez habile pour séduire,
assez grand pour une grande œuvre, tel sera le ministre, soldat ou politique à
qui la patrie devra l’économie prochaine de sa force » (Ch. de Gaulle, Vers l’armée de métier, 1934).
Hard power soft et magnanime. Le conserver ou
l’agrandir ? C’est selon. Mais, observe Machiavel, on voit bien plus de
princes capables de le conserver s’ils savent comment l’agrandir :
« L’envie de conquérir est assurément chose très ordinaire et très
naturelle ; et chaque fois que des hommes qui le peuvent s’y livreront, on
les en louera, ou du moins ne les blâmera point » (Le Prince, chap. 2). Toutes choses, par ailleurs, allant à leur
fin, celles qui s’augmentent peuvent retarder leur terme inéluctable :
comme si beaucoup d’énergie bien employée pouvait compenser la loi de
l’entropie, limiter le désordre de notre monde sublunaire. Raison de cosmologie
pour laquelle le modèle universel (et sublime) de la domination, c’est la Rome
antique, passée – les États-Unis d’Amérique aussi – de la condition de modeste cité
de proscrits à celle de « république impériale ».
Rhétorique
d’humaniste, dira-t-on peut-être à première lecture ; révérence obligée, chez
un disciple de Pétrarque, au culte des origines – oui, mais surtout :
torsion formidable et patente du raisonnement qui met à égalité, à l’intérieur de la cité, un régime
constitutionnel (républicain : les magistratures, les collèges électoraux,
la rotation des postes, les assemblées, les lois, le contre-pouvoir des tribuns
du peuple) et, à l’extérieur, une
domination factuelle, étendue à l’ensemble méditerranéen (les peuples soumis,
conquis, tributaires ou exterminés) ; puisque, pour confondre ce de jure et ce de facto, le droit intra
muros et l’hégémonie extra muros, il
n’hésite pas à postuler l’indémontrable et à hasarder les constructions
pseudo-téléologiques, les arguments ex
quo ante (« s’il ne s’est jamais trouvé de république qui ait fait
autant de conquêtes que Rome, il est reconnu que jamais État n’a été constitué
pour en faire autant que celui-ci », Discours
sur la première décade de Tite-Live, traduction Buchon, II, 1).
En langage
moderne, on dira donc que, pour Machiavel, la domination du Prince sur ses
sujets et l’hégémonie de la cité sur son empire, l’intérieur et l’extérieur
relèvent de la même logique stratégique, obéissent à la même technique. La
rigueur de l’axiome l’amène donc, loin que son admiration pour le modèle
antique l’égare, à poser une alternative stricte et à en déduire les conduites
à tenir dans l’un et dans l’autre cas : « Si quelqu’un voulait de
nouveau fonder une république, il aurait à examiner s’il désire qu’elle
accroisse ses conquêtes et sa puissance, ou bien qu’elle se renferme dans
d’étroites limites. Dans le premier cas, il faudrait qu’elle prît Rome pour
modèle, et laissât subsister et les troubles et les dissensions civiles avec le
moins de danger possible pour son pays ; car, sans un grand nombre
d’hommes bien armés, une république ne peut s’accroître, ou se maintenir si
elle s’est accrue. Dans la seconde supposition, organisez-la comme Sparte et
Venise ; mais comme les conquêtes sont la ruine des petites républiques,
employez les moyens les plus efficaces pour empêcher de s’agrandir » (Discours sur la première décade…, I, 6).
Traduisons l’alternative, qui transporte une proposition directe sans
réciproque : tout empire, nécessairement, provient d’une république, toute
république n’engendre pas nécessairement un empire. Le syllogisme ne dissimule
pas de tautologie. Machiavel ne maîtrise pas moins la logique prédicative que
la rhétorique.
On doit d’ailleurs
enrichir cette évaluation du raisonnement « romain » de Machiavel en
ajoutant que ce modèle est aussi
grec : « empire », sous la plume de Thucydide et dans la
bouche de Périclès l’Athénien, se dit archè.
Or, le même mot désigne aussi, chez eux comme chez tous les Grecs, la
constitution du pouvoir légal et légitime de toute cité : ni le Grec, ni
le Romain ni Machiavel ne distinguaient l’intérieur et l’extérieur de la
souveraineté. Des Antiques à Machiavel, on devra donc chercher encore ailleurs la
différence substantielle. Un Grec répugne à l’extension impériale de sa
république, il y perçoit un danger, une démesure, une contre-nature, il la
subit plus qu’il ne la recherche car elle menace l’autarcie de la cité, comme
le « barbare », Mède ou Scythe, qui rêve de sa conquête (« Ce
prestige que notre cité doit à son empire, il est juste que vous le défendiez,
puisque vous en tirez tous gloire. C’est une responsabilité à laquelle vous ne
pouvez pas vous dérober, à moins de renoncer aussi aux honneurs qu’elle
comporte. Ce qui est en jeu dans ce combat, ne l’oubliez pas, ce n’est pas
seulement la question de savoir si nous resterons libres ou si nous deviendrons
des esclaves […] Car vous régnez désormais à la façon de tyrans, qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, mais qui
ne peuvent plus abdiquer sans danger », déclare Périclès au peuple rassemblé
à la veille de la Guerre du Péloponnèse,
II, 2, 63, traduction Roussel). En langage moins balancé : en tant
qu’empire dominant des cités vassales, nous, Athéniens citoyens libres d’une
république souveraine, nous comportons en tyrans
– en tyrans qui n’ont pas la liberté d’agir autrement. Machiavel ne raisonne
pas autrement que Périclès : mais, en outre, en théoricien de la
domination, il rationalise un état de fait, il cherche des causes (des choses
constantes) là où il n’y a, à première vue, que des circonstances (des choses
contingentes). Peut-on demander mieux à la philosophie du politique ? Non,
si, du moins, on ne confond pas ses constructions avec celles des convictions
de l’idéologie ou de l’utopie. Constructions fruits de l’éthique de responsabilité
du stratège.
La
rationalisation de la forme empire ne remonte pas à l’Antiquité : elle ne
commence qu’avec les Temps modernes, une fois seulement que la pensée politique
cesse de poser en antagonisme l’intérieur et l’extérieur du nomos périphérie de la souveraineté. Du
côté français, les prémisses de cette métamorphose se trouvent chez
Bodin : le roi, empereur en son royaume, y détient souveraineté
« absolue » – intensité indifférente aux lois machiavéliennes de
l’équilibre instable entre des cités à souverainetés compensées. Quant à la
crainte qu’inspire la nécessité de s’étendre hors des murs de la cité (et par
conséquent, de s’en prendre aux cités voisines, proches ou lointaines),
Machiavel montre assez qu’il a maintenu cet atavisme : « Car un prince
doit nourrir deux craintes : l’une intérieure, à l’égard de ses
sujets ; l’autre à l’égard des potentats étrangers » (Le Prince, chap. 19). Remarquable acte
manqué, mémorable aveu ! Ses sujets sont au Prince, lisons-nous, comme ses
possibles ennemis. Équation qui n’apparaît pas – et pour cause – dans la
réception libérale et contractualiste de l’œuvre de Machiavel ; mais qui
explique largement son caractère inclassable de pensée scandaleuse. Car elle
met à égalité l’ennemi intérieur et l’autre, la guerre civile (stasis) et la guerre étrangère (polemos), l’état d’exception et l’état
d’équilibre. Pour un Grec, un cauchemar et une virtualité. Pour un moderne, même
pour un dictateur, un tabou ou une phobie. Machiavel fait charnière entre les
deux époques : comme les Anciens, il pense que les deux conflictualités
interagissent ; comme les Modernes, il tente de les déconnecter l’une de
l’autre (le Prince peut prévenir le ressentiment de ses sujets, Machiavel
énumère certains moyens de parvenir à cette fin : le soft power compense le hard
power, « tout empire périra », mais certains empires plus vite et
plus tôt que d’autres).
Lu de
près, le texte de Machiavel s’entend donc toujours dans deux registres
distincts, celui d’une rhétorique « romaine » (ou grecque) et celui,
non moins constant, d’une analytique rigoureuse des conditions de l’action, de
ses paramètres dynamiques. On comprend certes l’indignation suscitée, chez
Simone Weil entre autres, par l’apologétique de la domination impériale, mais
on regrettera que son emportement vertueux l’ait empêchée de goûter voire de
comprendre la méthode austère cachée dans la prose cornélienne de Machiavel :
il ne flatte pas la vanité de grandeur, il enseigne à calculer l’énergétique du
pouvoir. On ne choisit pas le donné des conditions de l’action, on les
réorganise, on les redistribue, on les réagence comme on déplace le point
d’appui d’un levier, au sens précis et étymologique de toute stratégie, cet ars combinatoria. « Ainsi, attendu
l’impossibilité d’établir parfaitement l’équilibre, ou de le maintenir au point
fixe après l’avoir établi, il faut, en constituant une république, prendre le
parti le plus honorable ; et si elle était jamais dans la nécessité de
faire des conquêtes, la mettre en état du moins de conserver ce qu’elle aurait
acquis. Pour revenir donc à notre premier raisonnement, je pense qu’il est
nécessaire de prendre plutôt pour modèle Rome que les autres républiques »
(Discours sur la première décade…, ibid.). « Premier
raisonnement » s’oppose ici à l’autre option de l’alternative et introduit
l’hypothèse originale de Machiavel : l’extension impériale de la
république romaine résultait, dit-il, d’une contrainte, de la nécessité
d’exporter ses divisions intestines, la concurrence (mortelle) des patriciens
et des plébéiens, du sénat et du peuple. Contrainte et nécessité inconditionnelles, celles qui
prédestinent l’agir à intervenir dans un monde en déséquilibre perpétuel pour y
tenter les figures d’un équilibre instable : « Ainsi, attendu
l’impossibilité d’établir parfaitement l’équilibre, ou de le maintenir au point
fixe après l’avoir établi… » Or, c’est précisément de cet équilibre
imparfait qu’il est question dans le syntagme aronien : « république
impériale » conceptualise le moment charnière qui contraint les États-Unis
d’Amérique à quitter l’époque de leur insularité atlantique et à entrer dans le
non-système géopolitique des « relations internationales ». De même,
avant la première intrusion française sur le sol italien, la péninsule
avait-elle connu une longue période d’équilibre relatif : « Avant que
Charles VIII, roi de France, ne descendît en Italie, ce pays était sous la
domination du pape, des Vénitiens, du duc de Milan et des Florentins. Ces
potentats devaient avoir deux soucis essentiels : l’un qu’un étranger
ne fît point entrer ses troupes en Italie ; l’autre, que nul d’entre eux
ne s’étendît » (Le Prince, 11).
Ce sont de telles circonstances qui inclinent le théoricien de l’équilibre
impossible à « prendre plutôt pour
modèle Rome » : préférence raisonnée, argument d’expert, non pas
emphase et hybris du pouvoir et des
aigles, donnée inscrite dans la chose considérée en elle-même et prescrite par
l’objectif qu’on vise, la régulation d’un déséquilibre définitif, celui de
l’ordre des choses avant que s’y entremêle aussi l’incohérence des désirs
humains, à jamais insatiables.
L’interrogation
portera, même, sur la nature de la contrainte poussant les républiques à
s’étendre au-delà de leur nomos (« Pour quelles raisons les peuples
abandonnent-ils leur patrie pour se répandre dans des pays
étrangers ? », Discours sur la
première décade…, II, 8). Deux séries de nécessité entrent en jeu :
« l’ambition des princes ou des républiques » (cas des Romains, à la
suite d’Alexandre le Grand) ; la famine et les désastres de la guerre (cas
des Gaulois de Lombardie à l’époque républicaine, des hordes barbares à la fin
de l’Empire). Or la « nature » ici invoquée n’a rien de
« naturel », rien de réglé, elle
pâtit elle aussi du poids des choses, elle dessine elle aussi un domaine de
déséquilibre permanent, réglable mais dans certaines proportions
seulement : l’analytique de la transcroissance des républiques en empires
se fonde elle aussi sur le calcul de la relation dynamique entre des sources
d’énergie et des sources d’entropie. Une « république impériale »
s’imagine, si elle le préfère, reposer sur un contrat social passé librement
entre des partenaires respectant l’équilibre des pouvoirs – cette construction
juridique, hobbienne et libérale, ne supprime pas l’empire de la nécessité qui
soumet la cité à des rapports de force en tout genre, en son sein comme dans
ses environnements. Rien n’est plus étranger à cette énergétique et à cette
pragmatique de l’emprise du stratège séducteur qu’une quelconque métaphysique
du pouvoir. Car la domination n’est pas moins opaque pour le Prince que pour
ses sujets. Un Prince doit-il ou non fortifier son royaume ? « Le
Prince qui redoute plus ses peuples que les étrangers doit se fortifier ;
mais celui qui craint davantage les étrangers doit faire le contraire » (Le Prince, 20). La grande inconnue du power hard et soft demeure entière, irréductible, insaisissable. Son nom :
la peur. Pas d’autorité sans cette sincérité. Pas de technique de l’emprise
sans conduite de l’âme. Pas de stratégie sans cette ascèse. Pas de légitimité
de la relation d’autorité si elle ne réduit pas cette aliénation fondatrice du
sujet politique.
J.-L. Evard
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