Ce qui, dans les 17 meurtres des 7
et 9 janvier derniers, nous fit nous ressouvenir du 11 septembre 2001 et des
quelque 3000 morts des twin towers,
n’aura pas été rapprochement à l’emporte-pièce, comparaison superficielle,
inconsistante, forcée par l’émotion. Dans les deux cas, un pays se sent touché
au cœur, et accuse le coup, tel que l’adversaire l’avait prémédité et pour les
raisons qu’il avait, lui le premier, calculées en choisissant ses cibles, leur
valeur symbolique : aux Américains, le World
Trade Center était un peu leur Big Ben, et son nom même tout un programme
(le Monde, le Commerce, le Centre). Aux Français, leurs caricaturistes
anarcho-paillards étaient aussi précieux que les cendres de Rousseau jointes au
Panthéon à celles de Voltaire – les quatre Juifs assassinés à Vincennes, parce que juifs, mettant cette fois d’emblée
toute la nation dans la nation, plus même qu’elle ne le croit et plus aussi
qu’elle ne l’espère (« Je suis Charlie » = « Nous sommes tous
des Juifs français » = « Nous sommes tous des Martiniquais » ?
Que d’identifications encore possibles !). Surmonter le coup, inverser le
choc en énergie, cela ne se peut qu’en transformant cette émotion :
sublimer en fermeté la faiblesse ressentie sur le moment, passer de l’émotion à
la réflexion. L’empathie dans l’épreuve ne doit pas retarder l’anticipation,
mais l’inspirer et la catalyser.
L’émotion
éprouvée dès le premier jour amorçait déjà la réflexion : en plein Paris,
ces meurtres nous ramenaient aux plus récents (le musée juif de Bruxelles),
comme si avait enfin abouti à sa conclusion provisoire un lent travelling commencé à Tibhirine (ses sept
moines enlevés et décapités), prolongé par les tueries de Toulouse et les
enlèvements d’otages, qu’ils fussent relâchés ou égorgés. Paris même cette fois
a servi de théâtre. Prenons acte du changement de théâtre, comprenons qu’il ne
peut que signifier et signaler un changement d’échelle. Pour la conscience
stratégique, comme toujours, de tels changements d’échelle exigent réévaluation
précise de la profondeur modifiée du conflit, des conflits en cours. Or l’émotion provoquée par la double attaque
des 7 et 9 janvier fait partie elle aussi de ce basculement – tout comme
l’émotion américaine à la suite du 11 septembre. Pour la première fois, en
effet, l’opinion publique, en France, se déclare directement interpellée – et
non plus seulement concernée de loin. Le changement de l’échelle de profondeur
du conflit se confirme aussi de cette manière : cette
« mobilisation » de l’opinion sortant de son apathie ordinaire de
chair à sondages compte désormais parmi les nouveaux paramètres stratégiques.
Un indice clair de la nouveauté psychologique créée par le coup des 17
meurtres, c’est la royale indifférence qui a accueilli un des contrecoups
politiques consécutifs : qui aurait imaginé que l’opinion républicaine
n’aurait pas un seul mot pour commenter la mobilisation sur simple décision de
10 000 militaires de l’armée (de métier) – l’équivalent de 2 à 3 régiments, le
double du contingent français au Mali – affectés à des tâches de police sur le
territoire national par un gouvernement de socialistes, d’écologistes et de
radicaux-socialistes ? On ne doit pas se contenter de voir là ce qu’on
savait déjà (l’antimilitarisme s’était éteint depuis longtemps), on doit
aussi induire les transformations moins visibles, plus souterraines, auxquelles
celle-ci sert de symptôme patent, de présage transparent.
Or cette
réflexion ne fait sens qu’à la condition de comprendre aussi ce qui distingue
le 11 septembre américain du 7-9 janvier français, après qu’on a mesuré ce qui
les rapproche : entre l’un et l’autre, il y a plus de treize ans
d’extension continue de l’islamisme ultra au-delà de ses foyers d’origine.
Treize ans qui ont amené avec eux leur propre changement d’échelle du conflit
et de ses théâtres, autant vaut dire : des
conflits en cours, puisqu’il y va non seulement de plusieurs foyers (asiates,
africains, euraméricains) ou ombres de foyers (les réseaux dormants ou
transnationaux, les rogue states devenus
fréquentables, ou l’inverse aussi bien), mais aussi de conflits multipolaires
ou équivoques quand il s’agit d’États confessionnels ou théocratiques, dont la
réaction à l’islamisme ultra est nécessairement tout autre que celle d’États
sécularisés ou laïcs. Sans entrer ici dans le détail de ce puzzle
théologico-politique, il s’agit d’abord de rappeler que, par nature, il échappe
à cette force bien particulière, à ce tonus
impersonnel et plus ou moins actif ou allergique qu’on appelle, faute de mieux,
l’Opinion publique – allergique à la nuance, au complexe, à la subtilité
stratégique et politique du réel.
Les
stratégies du conflit avec l’islamisme ultra excluent toute autre approche que
nuancée, complexe, subtile, et l’émotion collective des coups et contrecoups,
dans cette perspective, n’aura pas que des avantages. Prenons d’abord, pour
mieux nous en convaincre, le cas extrême de cette émotion froide et perverse
que véhiculent les théories du complot, ces variantes du régime mental qu’en
son temps le négationnisme avait incarné. Absurdes, pitoyables, inconsistants, ces
scénarios de principe paranoïaque n’en jouissent pas moins d’une audience
indéniable, comme tous les délires de machination (celui des « deux cents
familles » du temps du Front populaire, celui des « Sages de
Sion » cher aux antisémites d’hier et d’aujourd’hui). Qui nierait que leur
crédit dans l’Opinion rentre dans les données premières de toute analyse
stratégique ? Leur fonction, sur les théâtres du conflit, ne varie
pas : celle, furtive, rampante, des « Grandes Rumeurs », invoquant
un ennemi fictif et en tout cas toujours occulte, incontrôlables mobilisations de
l’imaginaire qui, surabondante matière première des propagandes, ne peut que
perturber le champ de communication(s) dont se compose entre autres tout champ
stratégique. Non pas que les stratèges ne se servent pas de l’arme de la
propagande ! Mais il y a au moins une
arme qu’aucun d’eux ne peut utiliser, sauf à se mettre hors jeu en se
disqualifiant soi-même : celui de l’insinuation de type paranoïaque –
puisque celle-ci consiste toujours à supposer un ennemi invincible puisque hors
d’atteinte, à l’abri de l’occulte où il se tient immunisé comme un corps
spectral, comme les faux prophètes que redoute la conscience superstitieuse
parce qu’ils se cachent dans le manteau à double fond de la prophétie. Il y a
toujours du mensonge en stratégie, mais jamais de mensonge stupide ou
contre-productif comme l’est la Grande Rumeur de l’ennemi déguisé en ami et
manipulateur tout-puissant.
L’opinion
publique, en France, les 7 et 9 janvier, ne s’est pas simplement
« mobilisée » (image passe-partout et complaisante) : elle s’est
surtout nationalisée, comme s’était
nationalisée l’opinion américaine, le 11 septembre 2001. D’une double attaque
faisant 17 morts, elle a fait une cause nationale, bien plus qu’au moment des
meurtres de Toulouse : changement d’échelle – changement d’intensité.
C’est bien la France, certes, qui était visée, l’hexagone, non la principauté
d’Andorre, ou l’île Maurice. Ce faisant, à l’occasion de cet épisode du conflit
avec l’islamisme ultra, l’opinion publique française a aussi centré sur la France
un conflit à la fois multi- et transnational : elle s’identifie à
l’hexagone, mais pas au Pentagone – en quoi elle commet une erreur stratégique
évidente (ils ne sont pas identiques ! mais ne sont-ils pas alliés ?).
Dans ce transfert des intensités du conflit, dans leur lecture presque
exclusivement nationale, il y a donc le risque d’une déformation (émotionnelle)
des faits, d’un décentrement nuisible à la conscience stratégique du conflit
dans sa complexité multipolaire. Car elle sait, cette conscience stratégique,
que les islamismes ultra ne s’en prennent à New York ou à Paris, à Madrid ou à
Londres que pour s’en prendre à un de leurs deux ennemis : l’Euramérique –
l’autre étant, sur plusieurs continents aussi, le très vaste islam polyglotte écartelé
entre ses traditions et son aggiornamento,
à l’image de la société syrienne aujourd’hui en voie de disparition dans la
guerre sauvage des obédiences, des confessions et des alliances.
À la
conscience stratégique il incombe de savoir rencontrer ces constructions
déformées, ces retraitements passionnels de la réalité du conflit et de ses
emboîtements. Elle n’a d’ailleurs pas le choix, puisqu’elle-même ne sait pas
encore à quoi identifier au juste l’islamisme ultra (ses potentiels sont
divers, convertibles, instables), et qu’elle doit ainsi répondre d’un conflit à
interfaces multiples – un genre tout nouveau de conflit asymétrique où
s’entremêlent, dans des proportions toujours variables et à des échelles
différentes, des types de conflit hétérogènes – irréductibles à toute
simplification. Prévenir les pannes de la conscience, le blues de l’esprit public en régime d’opinion publique à haute
puissance normative – cela vient d’entrer à l’ordre du jour, comme une urgence
du discernement, et désormais pour longtemps.
Il faut
raison garder : le respect du concret, la conscience lucide de
l’espace-temps. Stratèges de tous les pays, pensez à haute et intelligible
voix !
J.-L. Evard
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