De l’entretien de François Fillon
avec trois journalistes du Monde daté
du 22 janvier, on retiendra en substance un état des lieux et une perspective
stratégique, eux-mêmes articulés à la définition d’un « fléau
global », le « totalitarisme islamiste », à l’œuvre « du
Pakistan au Nigéria ». Ramenons le raisonnement tenu à sa thèse nucléaire
(l’adversaire mettant en échec la « stratégie occidentale », une
révision s’impose) et au plan d’action qu’elle fonde : obtenir le soutien
de la Russie pour évincer Bachar Al-Assad ; obtenir la participation
allemande, militaire ou financière, à la « guerre totale » en cours ;
du côté musulman, miser sur le rapprochement avec des « pays dont le rôle
est ambigu » (exemples donnés : Turquie et Qatar).
À notre
tour, raisonnons sur ce raisonnement car il concerne de près notre propre
effort d’analyse, au moins depuis le début des opérations françaises au Mali,
et, surtout, rend une image exacte d’une des deux ou trois perceptions
d’ensemble qui guident en ce moment les décideurs d’Euramérique.
À quoi
tient l’originalité de la thèse de F. Fillon ? Il saute le pas, use d’un
lexique carré, sans ambages : une « guerre totale » a commencé, avec
le « totalitarisme islamiste ». Voilà pour le motif, pour la clef de
voûte dont découle le reste, voilà pour la fin, et pour les moyens qu’elle
commande. Comme pour souligner qu’il pèse ses mots (« guerre
totale », « totalitarisme » islamiste), F. Fillon confirme qu’il
a bel et bien en tête la Seconde Guerre mondiale : se rapprocher de la
Russie (« quand il s’est agi de combattre le nazisme, nous n’avons pas
hésité à nous allier avec Staline.
Poutine n’est pas Staline, mais aujourd’hui, malgré nos différends, nous avons
le devoir commun d’éteindre l’incendie qui nous menace tous »). Dans la foulée
de ces comparaisons, le régime de Téhéran apparaîtra donc, comme de juste, dès après
la Russie de Poutine : « Il faut aussi discuter avec l’Iran, qui est
un grand pays et qui va monter en puissance dans la région. » Dicton
fameux de la cuillère du diable et de son long manche : qui d’aventure s’attable
avec lui se munisse avant tout d’une cuillère à très long manche. Et si, de plus, il aura toujours servi, ce
convive méphistophélique, comme la diplomatie russe et chinoise au Conseil de
Sécurité, d’inébranlable bouclier à Bachar Al-Assad, ou comme son autre allié, Téhéran,
d’arrière et d’arsenal au Hezbollah libanais – que penser des
« nouveautés » ainsi envisagées ? Qu’elles n’ont, du nouveau,
que le nom.
Passons
sur la mention expéditive de nos rapports, d’autrefois, avec Staline : s’il
était vrai que nous « n’avons pas hésité à nous allier avec lui », alors
il ne serait pas moins congru d’ajouter que Staline avait moins encore hésité à
s’allier avec Hitler en août 1939, à envahir et occuper la Pologne, puis la
Finlande, avant de constater que la manœuvre du pacte germano-soviétique
n’avait retardé que de 22 mois l’attaque allemande. Nous ne voulons pas jouer à
l’instituteur de service : nous savons seulement, vigilance oblige, que de
tels raccourcis peuvent en faire craindre d’autres, nous n’avons pas oublié le
rôle qu’ils ont joué dans la rhétorique des totalitaires, ni leur intoxication des
esprits, du temps de la bipolarisation rouge-brun. Réutiliser ces armes
empoisonnées ne peut que nuire à ceux qui disent les réprouver tout en croyant
pouvoir les retourner impunément à leur avantage. Ce « nous n’avons pas
hésité », par exemple, fait bon marché de six à sept ans d’esprit
munichois, dès la réoccupation par la Wehrmacht de la zone démilitarisée, en
1934 (ministère Sarraut). Qui pratique l’analogie doit les faire tout entières
– ou pas du tout.
Passons
donc sur cet usage désinvolte des livres d’histoire. L’urgence n’est-elle pas
dans l’ordre du jour ? Eh bien, l’ordre du jour, faut-il croire, doit en
passer par ce passé qui ne veut pas passer : après Staline, le « totalitarisme »
– « islamiste ». Pourquoi pas, se dira-t-on, pourquoi pas ? Et
l’on trouvera bien vite mille raisons d’admettre, de valider et de s’approprier
la formule.
On voudra
bien m’excuser, j’ai deux raisons massives
de regimber. Une raison de forme :
les prétéritions (« Poutine n’est pas Staline », les mollahs ne sont
pas des démocrates) ne sont pas des raisons, mais des figures de style, et ce
sont des figures de style qui paralysent l’action puisqu’elles consistent en
des propositions négatives : qu’ai-je gagné à énoncer que x n’est pas y ? L’esprit, qui n’est qu’action retenue, veut ou bien des
équations et des inéquations, ou bien – rien : ax = by2, x ≤ y. Quand Hegel voulait rire des prétentions logiques de
l’esprit qui raisonne sur des fictions comme sur des grandeurs réelles, il lui
faisait dire : « Un lion n’est pas un portefeuille. »
Une raison
de fond : croit-on donner une
arme efficace au Stratège attendu en le munissant d’un concept aussi flou que
celui de « totalitarisme islamiste » ? Il y a urgence
stratégique (oui, F. Fillon a raison de le rappeler, l’arc islamiste ultra se
cintre bien de l’ouest sahélien à l’est pakistanais en passant par toute la
péninsule arabique et le Proche-Orient), mais n’y a-t-il pas aussi, et du fait
même de cette urgence stratégique, urgence conceptuelle ?
Dans ses
grandes lignes, indiquons-en le programme de travail :
l’entre-deux-guerres n’avait forgé le terme de « totalitarisme » que
pris au dépourvu par la nouveauté sans précédent des tyrannies établies en
Russie, en Italie et en Allemagne. C’est que la philosophie du politique, dans
sa tradition, n’avait jamais imaginé
que puissent se constituer ce que, faute de mieux, les contemporains de la
Révolution française appelèrent, avec Rousseau, une « religion
civique » (« ou « nationale ») et ce que les contemporains
de Mussolini et de Hitler appelèrent des « religions politiques » ou
« séculières ». Encore moins
avait-elle imaginé une quelconque réactivation de la théocratie puisque, depuis
le début des Lumières, elle tenait ce type de régime pour définitivement
révolu, et que l’intelligence libérale née de la sécularisation des sociétés
européennes avait elle aussi rayé de son vocabulaire le mot même de
« théocratie », forgé au Ier siècle ap. J.-C. par Flavius
Josèphe pour désigner, à propos de l’Antiquité juive et de la tradition
mosaïque, la suprématie formelle, juridique et constitutionnelle, du spirituel
sur le temporel. En ce temps, qui dure encore, la vitesse de propagation du
Progrès se mesurait à la vitesse d’effondrement de la conscience religieuse –
ainsi raisonnait, avec Auguste Comte, le siècle tout entier.
L’urgence
conceptuelle qui commande la réflexion stratégique trouvera son premier point
d’appui dans l’intervalle laissé vide entre ces deux inachevés de la pensée du
politique. Non qu’il faille le « combler » – mais le mouvement spontané qui pousse F.
Fillon et bien d’autres à risquer l’image si problématique d’un
« totalitarisme islamiste » en dit long sur la violence de la
contrainte mentale où nous improvisons : risquant des analogies hâtives ou
des équivalences inconsistantes (dans la nuit des -ismes, tous les chats sont gris), nous risquons des gestes faux,
des feed back incontrôlables, un
vertige de l’orientation (« La stratégie occidentale au Proche-Orient est
un échec », dit l’ancien Premier ministre : qu’est-ce qu’un échec
stratégique sinon une méprise de l’intelligence avant qu’elle passe à l’acte et
pendant ses opérations ?). Dire qu’il y a urgence signifie, non pas qu’il
faille multiplier les expédients, mais qu’il faut en finir avec eux, de toute
urgence – et d’abord avec les concepts expéditifs, ceux-là mêmes qui, éludant
longtemps le moment du geste juste et du penser sobre, ont créé l’urgence, et,
avec elle, le risque du vertige. (Qu’est-ce que l’urgence ? Ce qui nous
arrive quand les occasions de l’action intelligente se font de plus en plus
rares.)
Premier
expédient : en alignant les trois grandes tyrannies du XXe
siècle russe et européen sur le même archétype « totalitaire », la
philosophie du politique se servait, et elle le savait, d’un expédient
provisoire, qui n’entamait pas l’énigme de la double emprise mortifère des
camps de concentration et de la Doctrine Totale sur la vie de centaines de
millions d’humains (cette emprise, elle la décrivait, mais elle n’en saisissait
pas les conditions de possibilité, sauf à reprendre les variations endeuillées
de La Boétie sur la « servitude volontaire » et à poser des « systèmes »
ou des « régimes » totalitaires, autrement dit la longue durée d’un état… d’exception gouvernant la moitié de l’humanité…). Second
expédient : en excluant le principe théocratique de son champ de réflexion
(à partir de Machiavel et de Jean Bodin, il n’y en a aucune trace chez les penseurs
novateurs), elle faisait l’impasse qui lui permettait de disqualifier sa
concurrente, la théologie politique, mais lui interdisait de comprendre la
conscience religieuse elle-même (aussi bien son vécu que ses formes
institutionnelles, aussi bien sa persistance que ses mutations).
Disons
donc à François Fillon une évidence bien simple : il n’y aura pas de
« stratégie occidentale » face à l’arc transcontinental de
l’islamisme ultra tant que l’intelligence du Stratège n’aura pas remédié à ses
propres lacunes, lesquelles ne tiennent pas tant des circonstances que des
prémisses, pas tant de l’erreur stratégique que de l’inertie intellectuelle.
Renan attribuait l’avantage écrasant des armes prussiennes, en 1870, au niveau
d’instruction du Kadett, l’aspirant-officier
formé dans les académies militaires réformées par Scharnhorst et Gneisenau. La
leçon, mutatis mutandis, vaut pour le
Stratège d’aujourd’hui : s’il ne cesse de plaquer sur des faits nouveaux
des perceptions incongrues et hétérogènes, s’il ne va pas à l’école de la face
secrète des choses, s’il ne remet pas en question son propre outillage mental,
s’il ne révise pas ses propres typologies du champ politique et du champ
religieux – il verra l’urgence, relisons l’Étrange
Défaite, lui imposer de pires leçons. Ce retard prolongé de notre
conscience sur notre situation nous promet plus de dangers et de chausse-trapes
que tous les agents doubles des « pays ambigus » réunis, son jet lag vaut bien tous les clash de civilisation. D’où la remarque
d’un connaisseur : « Si tu savais changer de nature quand changent
les circonstances, ta fortune ne changerait point » (Machiavel).
J.-L. Evard
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