vendredi 23 janvier 2015

Le diable et sa cuillère

De l’entretien de François Fillon avec trois journalistes du Monde daté du 22 janvier, on retiendra en substance un état des lieux et une perspective stratégique, eux-mêmes articulés à la définition d’un « fléau global », le « totalitarisme islamiste », à l’œuvre « du Pakistan au Nigéria ». Ramenons le raisonnement tenu à sa thèse nucléaire (l’adversaire mettant en échec la « stratégie occidentale », une révision s’impose) et au plan d’action qu’elle fonde : obtenir le soutien de la Russie pour évincer Bachar Al-Assad ; obtenir la participation allemande, militaire ou financière, à la « guerre totale » en cours ; du côté musulman, miser sur le rapprochement avec des « pays dont le rôle est ambigu » (exemples donnés : Turquie et Qatar).
À notre tour, raisonnons sur ce raisonnement car il concerne de près notre propre effort d’analyse, au moins depuis le début des opérations françaises au Mali, et, surtout, rend une image exacte d’une des deux ou trois perceptions d’ensemble qui guident en ce moment les décideurs d’Euramérique.
À quoi tient l’originalité de la thèse de F. Fillon ? Il saute le pas, use d’un lexique carré, sans ambages : une « guerre totale » a commencé, avec le « totalitarisme islamiste ». Voilà pour le motif, pour la clef de voûte dont découle le reste, voilà pour la fin, et pour les moyens qu’elle commande. Comme pour souligner qu’il pèse ses mots (« guerre totale », « totalitarisme » islamiste), F. Fillon confirme qu’il a bel et bien en tête la Seconde Guerre mondiale : se rapprocher de la Russie (« quand il s’est agi de combattre le nazisme, nous n’avons pas hésité  à nous allier avec Staline. Poutine n’est pas Staline, mais aujourd’hui, malgré nos différends, nous avons le devoir commun d’éteindre l’incendie qui nous menace tous »). Dans la foulée de ces comparaisons, le régime de Téhéran apparaîtra donc, comme de juste, dès après la Russie de Poutine : « Il faut aussi discuter avec l’Iran, qui est un grand pays et qui va monter en puissance dans la région. » Dicton fameux de la cuillère du diable et de son long manche : qui d’aventure s’attable avec lui se munisse avant tout d’une cuillère à très long manche. Et si, de plus, il aura toujours servi, ce convive méphistophélique, comme la diplomatie russe et chinoise au Conseil de Sécurité, d’inébranlable bouclier à Bachar Al-Assad, ou comme son autre allié, Téhéran, d’arrière et d’arsenal au Hezbollah libanais – que penser des « nouveautés » ainsi envisagées ? Qu’elles n’ont, du nouveau, que le nom.
Passons sur la mention expéditive de nos rapports, d’autrefois, avec Staline : s’il était vrai que nous « n’avons pas hésité à nous allier avec lui », alors il ne serait pas moins congru d’ajouter que Staline avait moins encore hésité à s’allier avec Hitler en août 1939, à envahir et occuper la Pologne, puis la Finlande, avant de constater que la manœuvre du pacte germano-soviétique n’avait retardé que de 22 mois l’attaque allemande. Nous ne voulons pas jouer à l’instituteur de service : nous savons seulement, vigilance oblige, que de tels raccourcis peuvent en faire craindre d’autres, nous n’avons pas oublié le rôle qu’ils ont joué dans la rhétorique des totalitaires, ni leur intoxication des esprits, du temps de la bipolarisation rouge-brun. Réutiliser ces armes empoisonnées ne peut que nuire à ceux qui disent les réprouver tout en croyant pouvoir les retourner impunément à leur avantage. Ce « nous n’avons pas hésité », par exemple, fait bon marché de six à sept ans d’esprit munichois, dès la réoccupation par la Wehrmacht de la zone démilitarisée, en 1934 (ministère Sarraut). Qui pratique l’analogie doit les faire tout entières – ou pas du tout.
Passons donc sur cet usage désinvolte des livres d’histoire. L’urgence n’est-elle pas dans l’ordre du jour ? Eh bien, l’ordre du jour, faut-il croire, doit en passer par ce passé qui ne veut pas passer : après Staline, le « totalitarisme » – « islamiste ». Pourquoi pas, se dira-t-on, pourquoi pas ? Et l’on trouvera bien vite mille raisons d’admettre, de valider et de s’approprier la formule.
On voudra bien m’excuser, j’ai deux raisons massives de regimber. Une raison de forme : les prétéritions (« Poutine n’est pas Staline », les mollahs ne sont pas des démocrates) ne sont pas des raisons, mais des figures de style, et ce sont des figures de style qui paralysent l’action puisqu’elles consistent en des propositions négatives : qu’ai-je gagné à énoncer que x n’est pas ? L’esprit, qui n’est qu’action retenue, veut ou bien des équations et des inéquations, ou bien – rien : ax = by2, x ≤ y. Quand Hegel voulait rire des prétentions logiques de l’esprit qui raisonne sur des fictions comme sur des grandeurs réelles, il lui faisait dire : « Un lion n’est pas un portefeuille. »
Une raison de fond : croit-on donner une arme efficace au Stratège attendu en le munissant d’un concept aussi flou que celui de « totalitarisme islamiste » ? Il y a urgence stratégique (oui, F. Fillon a raison de le rappeler, l’arc islamiste ultra se cintre bien de l’ouest sahélien à l’est pakistanais en passant par toute la péninsule arabique et le Proche-Orient), mais n’y a-t-il pas aussi, et du fait même de cette urgence stratégique, urgence conceptuelle ?
Dans ses grandes lignes, indiquons-en le programme de travail : l’entre-deux-guerres n’avait forgé le terme de « totalitarisme » que pris au dépourvu par la nouveauté sans précédent des tyrannies établies en Russie, en Italie et en Allemagne. C’est que la philosophie du politique, dans sa tradition, n’avait jamais imaginé que puissent se constituer ce que, faute de mieux, les contemporains de la Révolution française appelèrent, avec Rousseau, une « religion civique » (« ou « nationale ») et ce que les contemporains de Mussolini et de Hitler appelèrent des « religions politiques » ou « séculières ». Encore moins avait-elle imaginé une quelconque réactivation de la théocratie puisque, depuis le début des Lumières, elle tenait ce type de régime pour définitivement révolu, et que l’intelligence libérale née de la sécularisation des sociétés européennes avait elle aussi rayé de son vocabulaire le mot même de « théocratie », forgé au Ier siècle ap. J.-C. par Flavius Josèphe pour désigner, à propos de l’Antiquité juive et de la tradition mosaïque, la suprématie formelle, juridique et constitutionnelle, du spirituel sur le temporel. En ce temps, qui dure encore, la vitesse de propagation du Progrès se mesurait à la vitesse d’effondrement de la conscience religieuse – ainsi raisonnait, avec Auguste Comte, le siècle tout entier.
L’urgence conceptuelle qui commande la réflexion stratégique trouvera son premier point d’appui dans l’intervalle laissé vide entre ces deux inachevés de la pensée du politique. Non qu’il faille le « combler »  – mais le mouvement spontané qui pousse F. Fillon et bien d’autres à risquer l’image si problématique d’un « totalitarisme islamiste » en dit long sur la violence de la contrainte mentale où nous improvisons : risquant des analogies hâtives ou des équivalences inconsistantes (dans la nuit des -ismes, tous les chats sont gris), nous risquons des gestes faux, des feed back incontrôlables, un vertige de l’orientation (« La stratégie occidentale au Proche-Orient est un échec », dit l’ancien Premier ministre : qu’est-ce qu’un échec stratégique sinon une méprise de l’intelligence avant qu’elle passe à l’acte et pendant ses opérations ?). Dire qu’il y a urgence signifie, non pas qu’il faille multiplier les expédients, mais qu’il faut en finir avec eux, de toute urgence – et d’abord avec les concepts expéditifs, ceux-là mêmes qui, éludant longtemps le moment du geste juste et du penser sobre, ont créé l’urgence, et, avec elle, le risque du vertige. (Qu’est-ce que l’urgence ? Ce qui nous arrive quand les occasions de l’action intelligente se font de plus en plus rares.)
Premier expédient : en alignant les trois grandes tyrannies du XXe siècle russe et européen sur le même archétype « totalitaire », la philosophie du politique se servait, et elle le savait, d’un expédient provisoire, qui n’entamait pas l’énigme de la double emprise mortifère des camps de concentration et de la Doctrine Totale sur la vie de centaines de millions d’humains (cette emprise, elle la décrivait, mais elle n’en saisissait pas les conditions de possibilité, sauf à reprendre les variations endeuillées de La Boétie sur la « servitude volontaire » et à poser des « systèmes » ou des « régimes » totalitaires, autrement dit la longue durée d’un état… d’exception gouvernant la moitié de l’humanité…). Second expédient : en excluant le principe théocratique de son champ de réflexion (à partir de Machiavel et de Jean Bodin, il n’y en a aucune trace chez les penseurs novateurs), elle faisait l’impasse qui lui permettait de disqualifier sa concurrente, la théologie politique, mais lui interdisait de comprendre la conscience religieuse elle-même (aussi bien son vécu que ses formes institutionnelles, aussi bien sa persistance que ses mutations).
Disons donc à François Fillon une évidence bien simple : il n’y aura pas de « stratégie occidentale » face à l’arc transcontinental de l’islamisme ultra tant que l’intelligence du Stratège n’aura pas remédié à ses propres lacunes, lesquelles ne tiennent pas tant des circonstances que des prémisses, pas tant de l’erreur stratégique que de l’inertie intellectuelle. Renan attribuait l’avantage écrasant des armes prussiennes, en 1870, au niveau d’instruction du Kadett, l’aspirant-officier formé dans les académies militaires réformées par Scharnhorst et Gneisenau. La leçon, mutatis mutandis, vaut pour le Stratège d’aujourd’hui : s’il ne cesse de plaquer sur des faits nouveaux des perceptions incongrues et hétérogènes, s’il ne va pas à l’école de la face secrète des choses, s’il ne remet pas en question son propre outillage mental, s’il ne révise pas ses propres typologies du champ politique et du champ religieux – il verra l’urgence, relisons l’Étrange Défaite, lui imposer de pires leçons. Ce retard prolongé de notre conscience sur notre situation nous promet plus de dangers et de chausse-trapes que tous les agents doubles des « pays ambigus » réunis, son jet lag vaut bien tous les clash de civilisation. D’où la remarque d’un connaisseur : « Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point » (Machiavel).
J.-L. Evard

Aucun commentaire: