lundi 26 novembre 2012

L'empire et l'inconscient

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Quand l’armée allemande envahit la Pologne, le 1er septembre 1939, il ne s’en faut que de quelques jours que Freud n’en soit pas témoin, qui va mourir, le 23 septembre, à Londres. Dates et lieux remarquables : le IIIe Reich, avorton nationaliste et racialiste de l’empire carolingien, rallume en 1939 la guerre des empires suspendue en novembre 1918, Freud ayant trouvé refuge en 1938 dans la métropole de l’empire victorien après que, sur intervention personnelle de Mussolini auprès du chancelier allemand, il a été relâché par la Gestapo de Vienne. Ses derniers jours ne touchent pas seulement aux premières heures de la guerre mondiale recommencée, ils récapitulent et condensent tous les moments décisifs d’une carrière mentale et poétique d’adversaire farouche de la forme empire de son époque. L’histoire de la psychanalyse et le projet freudien ne font sens profond qu’à la lumière du défi jeté à la simple idée d’empire, consciente et inconsciente, dès les premiers travaux du jeune médecin.
Délimiter, desserrer et régler l’empire de l’inconscient sur la vie du désir : l’objectif de la psychanalyse n’admet pas simplement qu’on le rapproche, comme par astuce frivole, de son équivalent géopolitique, le duel de la cité (Athènes contre les ennemis perses) et de l’empire (Athènes contre les voisins grecs) – il exige ni plus ni moins cette analogie. Freud lui-même y a insisté sans ambiguïté, en incriminant ou en suspectant la légitimité de tous les grands empires de son époque. Pourquoi n’a-t-on pas encore scruté de près cette constante de son œuvre ?
De toutes ses ingérences, la plus connue visait l’empire américain. « Je leur apporte la peste », affirme-t-il à Jung peu avant de débarquer à New York pour un cycle de conférences. Aux États-Unis il vouait de longtemps une attention particulière : écrit en anglais et à quatre mains avec un ambassadeur américain apparemment très en froid avec sa propre administration, son Portrait psychologique du président Woodrow Wilson n’en fait pas mystère, lui, Freud, « doit commencer […] par l’aveu que la personne du Président américain, telle qu’elle s’est élevée à l’horizon de l’Europe, m’a été, dès le début, antipathique, et que cette aversion a augmenté avec les années à mesure que j’en savais davantage sur lui et que nous souffrions plus profondément des conséquences de son intrusion dans notre destinée ». Le Viennois dont la Maison-Blanche avait ruiné l’empire – la maison de Habsbourg s’effondrant en 1918 devant les armées des pays fondateurs de la Société des Nations – ne nous concède pas seulement, et volontiers, qu’il est juge et partie, psychohistorien partial, presque vindicatif : sans ambages, il nous dit pourquoi. Wilson a détrôné les Habsbourg. Seconde mort de Charles Quint. L’Autriche loyale prend le deuil. On nous prend le roi, je leur envoie le ça.
Mais Freud, comme chacun de nous, se partage entre plusieurs appartenances. Sujet de l’empereur François-Joseph humilié par le Nouveau Monde qui fait s’écrouler les vieux empires, Freud le Juif de Moravie est aussi opprimé par cette couronne, et plus encore dans ces années de genèse des premiers mouvements antisémites virulents. Dans sa somme superbe, Vienne fin de siècle, Schorske, l’historien, a reconstitué ce que l’invention de la psychanalyse dut à la marginalité involontaire de son fondateur dans le milieu médical et universitaire. L’inconscient et ses ruses furent choisis par Freud, dit Schorske, comme le talon d’Achille des sciences de son temps, mais aussi de l’establishment austro-hongrois. Choisis ? Oui, car transformés en thème d’une interprétation subversive qui est aussi une méthode thérapeutique. Cette « subversion », Freud l’a lui-même rattachée à l’esprit de sédition qui l’anime dans ses jeunes années : « comment m’imposer, moi juif, dans ce milieu non juif, souvent hostile et toujours discriminant ? » Composante « punique » de la persévérance de Freud : il s’identifie, se souviendra-t-il, à Hannibal, le « Sémite » qui dispute à Rome l’empire de la Méditerranée.
Donc, encore un scénario d’empire, et à entrées multiples : la Vienne des Habsbourg, par transposition, prend les fonctions de la Rome antique ; sous le masque et le nom du héros carthaginois Freud réparera le malheur des Juifs vaincus par Titus et insultés par Karl Lueger, le candidat des antisémites à la mairie de Vienne. Freud, ici, rêve à la manière de Disraeli écrivant Tancrède : forcer l’empire (ici britannique, là germanique) à remettre le peuple juif dans ses droits premiers. Et si l’empire y résiste, plutôt abattre l’empire – ou le gouverner – que de se résigner. Ne daubons pas la résolution mise à exécuter ce plan : entre les lignes, Freud comparera Wilson au président Schreber (le délirant que Freud allait rendre célèbre en commentant ses Mémoires), car il ne doute pas sous-entendu : « lui non plus » d’« entretenir des rapports personnels intimes avec le Tout-Puissant ». Le wilsonisme comme psychose maniaco-dépressive ?
Il y eut donc bel et bien thème récurrent, et d’intensité quasiment obsessionnelle dans le cas de Freud. Pour produire une telle résonance, il fallait pourtant bien que ce leitmotiv engageât plus que sa seule personne. Certes, la conscience juive, au cours du XIXe romantique, avait cultivé ces figures allégoriques de la restauration du peuple dispersé à la périphérie de l’empire (le Romancero de Heine leur a servi de texte phare). Chez Freud, un élément de plus s’ajoute au raisonnement : dispersé par un empire (Rome), le peuple juif ne se rassemblera qu’en les combattant tous (représentés par le Capitole de Washington DC mis au pilori par Freud). D’où ma question : entre l’empire de l’inconscient et l’inconscient de l’empire, peut-on imaginer quelque relation ?
Oui – et perverse sans doute.
J.-L. Evard, 26 novembre 2012


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