En hommage aux Gueules cassées
L’avarie qui, la semaine dernière, a paralysé des heures durant
une ligne de métro francilienne
(« RER ») et mis en émeute des dizaines de milliers d’usagers
– la foule exaspérée envahissant la voie pour échapper au supplice de l’inertie de
masse – mérite d’autant plus la réflexion que les divers Agents
responsables de la grande machinerie en donnèrent des explications hétéroclites.
La panique aussi avait sans doute commencé de gagner le cerveau de l’entreprise
puisque, dans un de ses communiqués, elle invoqua la responsabilité de la foule
irresponsable : comment rétablir le trafic, n’est-ce pas, sur une ligne
envahie par des hordes de brebis furieuses ? Même le Bon Pasteur y
renoncerait.
L’épisode, non seulement nous le savons typique
du régime des transports en commun de la région parisienne, mais encore
devons-nous y reconnaître un classique
de la vie en zone post-industrielle. Car ses grandes machines mettent en panne, tels les bricks et les
goélettes de la marine à voile – à ceci près que leurs pannes surviennent non
comme une manœuvre concertée mais tel un acte
manqué. Thèse : la Panne est à un réseau post-industriel ce que,
depuis Freud, un acte manqué dit de l’âme au fil de ses besognes les plus
modestes. Comme il y a une psychopathologie
de la vie quotidienne, de même devons-nous concevoir une économie négative de l’existence
post-industrielle, une tératologie de la puissance. Question : de quel
désordre premier, de quelle souffrance retenue la Panne est-elle l’acte manqué,
l’heure de vérité par bévue, l’affect captif libéré par inadvertance, la
déraison rationnelle ?
Première donnée : Réseau, ou grande
machine, ou « macrosystème » (Alain Gras, 1993), autant d’appellations
équivalentes pour le même savant agencement, une horlogerie dont la performance
visée dépend de l’unisson de plusieurs sous-systèmes dont chacun possède une
seule compétence spécifique non substituable. Un réseau de transport ou de
communication, un complexe de services, de nos jours, n’obéissent pas au
morcellement simple caractéristique de la division mécanique du travail
industriel : ils articulent et intègrent plusieurs fonctionnalités complètes, véritables
« régions » logistiques dont chacune représente en elle-même un
« monde » – à l’image d’un
animal dont le corps se compose de nombreux organismes, interdépendants certes
et doués pourtant, chacun, d’une véritable vie animale, y compris son mode
parasitaire. L’ensemble des opérations nécessaires à un avion gros transporteur
en plein vol illustre à la perfection le très haut degré de régulation et de fragilité propre à tout macrosystème. Dans le cas des transports en
commun de la métropole parisienne : chaque rame ne roule que si chaque segment des vastes bureaucraties
coresponsables (RATP, SNCF, EDF, corps préfectoraux, etc.) raisonne à l’échelle
du ressort tout entier. Une rame ne
roule que si quelque horloger en a d’abord calculé le mouvement parmi des
centaines. Il n’y a pas de rame comptée une à une, mais des vagues, une houle, une
escadre, des strates – et un stratège (un compositeur, un chef de chœur).
Deuxième donnée : comme un corps
vivant ne s’individualise dans son milieu d’origine qu’en privilégiant certaines
fonctions et qu’en admettant les handicaps complémentaires du coup normalisés (l’homo sapiens, optiquement surdoué,
infirme acoustique et olfactif), de même un macrosystème ne nous soulage-t-il
de la pesanteur et de la massivité industrielles qu’en optant pour les valeurs
de flux, d’apesanteur, d’immatérialité, d’accélération, de dissipation. Dans le
duel ontologique de l’énergie et de ses stases matérielles, il choisit la
première (et de préférence ses valeurs quantiques), il déclare une guerre
féroce à la matière (son tort : s’accumuler, sédimenter, ralentir, encombrer). Chez les
managers, cet idéal post-industriel se nomme : « flux
tendus » ; chez les philosophes, « lignes de fuite »
(Deleuze, Lyotard, Toni Negri) ; chez les plasticiens, « machines
célibataires » (Marcel Duchamp), ou « installations » (toute la
vidéoculture et son immense imposture d’art). L’industrialisme se fondait sur
le principe d’un moteur et d’une mobilisation résistant à de l’inertie.
L’époque post-industrielle se fonde sur celui du contact (électronique) et de
la trace (informatique) en dissipation potentielle (pas de stocks, rien que des
simulations), en réticulation neuronale, par grappes connectiques.
Troisième donnée : les systèmes industriels
redoutaient la panne, les
macrosystèmes post-industriels l’engendrent et l’anticipent d’eux-mêmes car
l’économie du flux tendu présuppose,
en amont et de principe, qu’à la différence du système industriel fermé sur
lui-même comme une usine derrière ses hauts murs, le macro-système se comprenne
comme technique d’une ouverture variable,
et réglée sur un milieu instable.
L’idéal cybernétique qui oriente l’époque se fonde sur le principe de la rétroactivité des propagations. Or, par
nature, celle-ci reste au mieux partiellement calculable puisqu’elle exprime le
rapport sériel de certaines fonctions privilégiées à un
milieu par définition non fini, donc non mesurable. L’idéal cybernétique
procède comme faisait l’intelligence militaire à l’époque des guerres
hyperboliques : jusqu’à un certain seuil établi d’avance par les
états-majors, le taux des pertes en hommes avait une signification positive. De même par exemple pour le
macrosystème des transports et le chiffre des accidents de la route, dont le
seul défaut est leur nom (ils n’ont, je viens de le dire, rien d’accidentel,
mais expriment la vérité statistique
du flux tendu – de la ligne de fuite des automobilistes
ceinturés perinde ac cadaver à leur
bolide ou, dans le cas des systèmes d'assurance, celle de la redistribution mutualisée des coûts médicaux).
À quoi tient donc la différence élémentale du mécanisme et du flux tendu ? Le mécanisme pouvait se rompre (moment dramatique de la panne), le flux peut tout au plus se détendre. La grande inconnue de ce nouveau régime : tout flux peut se détendre au point de s'inverser à tout moment, irradier au lieu de cautériser mais il ne le signale pas et tue sans coup férir. Moment de la commutation négative. Un embouteillage, des métastases, des masses de monnaie électronique sans couverture identifiable : autant de flux ambigus, indécis, donc maléfiques. Énigmes désobligeantes de l'entropie.
Conclusion : la Panne, nom de notre désir
plus indécis et mieux assouvi qu’il ne le croit. Nous la redoutions (grisou,
déraillements, krach boursier), nous l’avons désormais domestiquée, naturalisée,
absorbée : human bombe, serial killer, la crise sans fin, la
substance comme accident en série, la création comme acte manqué – bégayé à
perpétuité. En tout ingénieur digne de ce nom se dissimule un gnostique
heureux, un dieu bègue.
J.-L. Evard, 11 novembre 2012
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