dimanche 11 novembre 2012

Pour cause de panne



En hommage aux Gueules cassées
L’avarie qui, la semaine dernière, a paralysé des heures durant une ligne de métro francilienne  (« RER ») et mis en émeute des dizaines de milliers d’usagers – la foule exaspérée envahissant la voie pour échapper au supplice de l’inertie de masse – mérite d’autant plus la réflexion que les divers Agents responsables de la grande machinerie en donnèrent des explications hétéroclites. La panique aussi avait sans doute commencé de gagner le cerveau de l’entreprise puisque, dans un de ses communiqués, elle invoqua la responsabilité de la foule irresponsable : comment rétablir le trafic, n’est-ce pas, sur une ligne envahie par des hordes de brebis furieuses ? Même le Bon Pasteur y renoncerait.
L’épisode, non seulement nous le savons typique du régime des transports en commun de la région parisienne, mais encore devons-nous y reconnaître un classique de la vie en zone post-industrielle. Car ses grandes machines mettent en panne, tels les bricks et les goélettes de la marine à voile – à ceci près que leurs pannes surviennent non comme une manœuvre concertée mais tel un acte manqué. Thèse : la Panne est à un réseau post-industriel ce que, depuis Freud, un acte manqué dit de l’âme au fil de ses besognes les plus modestes. Comme il y a une psychopathologie de la vie quotidienne, de même devons-nous concevoir une économie négative de l’existence post-industrielle, une tératologie de la puissance. Question : de quel désordre premier, de quelle souffrance retenue la Panne est-elle l’acte manqué, l’heure de vérité par bévue, l’affect captif libéré par inadvertance, la déraison rationnelle ?
Première donnée : Réseau, ou grande machine, ou « macrosystème » (Alain Gras, 1993), autant d’appellations équivalentes pour le même savant agencement, une horlogerie dont la performance visée dépend de l’unisson de plusieurs sous-systèmes dont chacun possède une seule compétence spécifique non substituable. Un réseau de transport ou de communication, un complexe de services, de nos jours, n’obéissent pas au morcellement simple caractéristique de la division mécanique du travail industriel : ils articulent et intègrent plusieurs fonctionnalités complètes, véritables « régions » logistiques dont chacune représente en elle-même un « monde » –  à l’image d’un animal dont le corps se compose de nombreux organismes, interdépendants certes et  doués pourtant, chacun, d’une véritable vie animale, y compris son mode parasitaire. L’ensemble des opérations nécessaires à un avion gros transporteur en plein vol illustre à la perfection le très haut degré de régulation et de fragilité propre à tout macrosystème. Dans le cas des transports en commun de la métropole parisienne : chaque rame ne roule que si chaque segment des vastes bureaucraties coresponsables (RATP, SNCF, EDF, corps préfectoraux, etc.) raisonne à l’échelle du ressort tout entier. Une rame ne roule que si quelque horloger en a d’abord calculé le mouvement parmi des centaines. Il n’y a pas de rame comptée une à une, mais des vagues, une houle, une escadre, des strates – et un stratège (un compositeur, un chef de chœur).
Deuxième donnée : comme un corps vivant ne s’individualise dans son milieu d’origine qu’en privilégiant certaines fonctions et qu’en admettant les handicaps complémentaires du coup normalisés (l’homo sapiens, optiquement surdoué, infirme acoustique et olfactif), de même un macrosystème ne nous soulage-t-il de la pesanteur et de la massivité industrielles qu’en optant pour les valeurs de flux, d’apesanteur, d’immatérialité, d’accélération, de dissipation. Dans le duel ontologique de l’énergie et de ses stases matérielles, il choisit la première (et de préférence ses valeurs quantiques), il déclare une guerre féroce à la matière (son tort : s’accumuler, sédimenter, ralentir, encombrer). Chez les managers, cet idéal post-industriel se nomme : « flux tendus » ; chez les philosophes, « lignes de fuite » (Deleuze, Lyotard, Toni Negri) ; chez les plasticiens, « machines célibataires » (Marcel Duchamp), ou « installations » (toute la vidéoculture et son immense imposture d’art). L’industrialisme se fondait sur le principe d’un moteur et d’une mobilisation résistant à de l’inertie. L’époque post-industrielle se fonde sur celui du contact (électronique) et de la trace (informatique) en dissipation potentielle (pas de stocks, rien que des simulations), en réticulation neuronale, par grappes connectiques.
Troisième donnée : les systèmes industriels redoutaient la panne, les macrosystèmes post-industriels l’engendrent et l’anticipent d’eux-mêmes car l’économie du flux tendu présuppose, en amont et de principe, qu’à la différence du système industriel fermé sur lui-même comme une usine derrière ses hauts murs, le macro-système se comprenne comme technique d’une ouverture variable, et réglée sur un milieu instable. L’idéal cybernétique qui oriente l’époque se fonde sur le principe de la rétroactivité des propagations. Or, par nature, celle-ci reste au mieux partiellement calculable puisqu’elle exprime le rapport sériel de certaines fonctions privilégiées à un milieu par définition non fini, donc non mesurable. L’idéal cybernétique procède comme faisait l’intelligence militaire à l’époque des guerres hyperboliques : jusqu’à un certain seuil établi d’avance par les états-majors, le taux des pertes en hommes avait une signification positive. De même par exemple pour le macrosystème des transports et le chiffre des accidents de la route, dont le seul défaut est leur nom (ils n’ont, je viens de le dire, rien d’accidentel, mais expriment la vérité statistique du flux tendu – de la ligne de fuite des automobilistes ceinturés perinde ac cadaver à leur bolide ou, dans le cas des systèmes d'assurance, celle de la redistribution mutualisée des coûts médicaux).
À quoi tient donc la différence élémentale du mécanisme et du flux tendu ? Le mécanisme pouvait se rompre (moment dramatique de la panne), le flux peut tout au plus se détendre. La grande inconnue de ce nouveau régime : tout flux peut se détendre au point de  s'inverser à tout moment, irradier au lieu de cautériser mais il ne le signale pas et tue sans coup férir. Moment de la commutation négative. Un embouteillage, des métastases, des masses de monnaie électronique sans couverture identifiable : autant de flux ambigus, indécis, donc maléfiques. Énigmes désobligeantes de l'entropie.
Conclusion : la Panne, nom de notre désir plus indécis et mieux assouvi qu’il ne le croit. Nous la redoutions (grisou, déraillements, krach boursier), nous l’avons désormais domestiquée, naturalisée, absorbée : human bombe, serial killer, la crise sans fin, la substance comme accident en série, la création comme acte manqué – bégayé à perpétuité. En tout ingénieur digne de ce nom se dissimule un gnostique heureux, un dieu bègue.
J.-L. Evard, 11 novembre 2012

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