mardi 20 novembre 2012

La géopolitique dans tous ses états

-->

Dans Le Peuple-monde, son livre de 2011, Alexandre Adler rêve à haute voix des moyens de revenir au grand style politique herzlien et, pour Israël, de « se défaire enfin des impossibles territoires occupés, sans pour autant donner aux Arabes immédiatement environnants le sentiment de leur triomphe ou de leur impunité à venir ». Et d’entrer sans plus de circonlocutions dans le détail du projet : « un Israël allié de la Chine en construction, réconcilié pleinement avec la Turquie moderne et un Iran post-théocratique, protégeant efficacement la monarchie jordanienne au moment où l’Arabie saoudite entre dans son “temps des troubles”, ne donnerait pas au nationalisme arabe le plus impénitent le sentiment de capituler devant l’accumulation d’une force plus grande » (p. 104).
Voici pour la technique envisagée, fort convaincante en apparence puisqu’elle se fonde en bonne connaissance de cause sur l’évidence le plus souvent occultée, à savoir que les Arabes palestiniens ont l’extrême malchance, depuis la fin du mandat britannique en 1948, de vivre dans l’angle le plus mort de tous les grands champs géopolitiques successifs du siècle (celui de la guerre froide de l’Est et de l’Ouest, puis la fracture du Nord et du Sud, et enfin, l’assomption actuelle de l’océan Pacifique dans le jeu des grandes puissances : ainsi aucune d’entre elles n’a-t-elle d’intérêt urgent à militer pour mettre fin aux tourments arabes palestiniens – autant le jeune sionisme avait su occuper le point le plus sensible de la concurrence des empires européens et exploiter leurs parties de poker pour forcer par obstination sa propre chance, autant les Arabes palestiniens montrent-ils une égale et symétrique aptitude à ne pas appliquer cette recette, même au sein du monde arabe en fragmentation).
Mais la technique proposée par A. Adler aux dirigeants israéliens pour détourner la menace qui pèse sur le pays, comment en résumer la pensée, la clef théorique ? « Renouer avec le réalisme herzlien de grande ampleur, en conceptualisant une diplomatie sioniste à l’échelle de la mondialisation, où les adversaires potentiels internes et externes de l’islamisme deviendraient les alliés privilégies d’Israël, et la Chine, en outre, un partenaire stratégique prioritaire, ouvrant la voie à un rapprochement ultérieur avec le chiisme iranien moderne, le laïcisme turc et la monarchie arabe des Hachémites jordaniens » (id., ibid.).
D’une proposition à l’autre, la différence saute aux yeux, et nous comprenons alors que, pour la politique-fiction, l’auteur nourrit bien moins d’aversion qu’on ne l’attendrait d’un chroniqueur géopolitique : la première formulation énumère des acteurs réels, en situation (des États, des régimes, des alliances), la seconde mentionne surtout des –ismes, autant vaut dire des vues de l’esprit, des constructions idéologiques, baudruches par nature les plus fumeuses qui soient. On parlera donc d’un vice de forme, affectant l’ensemble du raisonnement qui procède par amalgame de composants incompatibles, de genres hétérogènes – des équations de puissance géopolitique, d’une part, des passions aussi extrêmes que confuses, d’autre part ; des formes susceptibles d’un traitement juridique, d’une part, des mythologies obscures, d’autre part. Les deux genres ainsi maniés ont chacun leur logique, mais ces logiques ne sont pas substituables.
Du moins ne le sont-elles jamais aux yeux du classicisme politique, et le sont-elles toujours, dans ce même domaine, à ceux du romantisme. Le vice de forme risqué par A. Adler qui tente de raisonner à la fois comme un classique et comme un romantique de la géopolitique ne prêterait pas à conséquence si, au-delà des journalistes qui commentent, il ne trahissait pas la profonde perplexité des responsables qui décident – en particulier face à l’inconnue du nucléaire iranien, parmi bien d’autres missiles de l’antisémitisme de retour. La joute du classicisme et du romantisme politiques date certes de plus de deux siècles, et le livre d’A. Adler en réactive (mais à son insu) toute la signification la plus substantielle : elle servit de scène primitive aux religions séculières, elle donna son langage aux premières religions politiques (et, dans le cas du sionisme, de la manière la plus nette et la plus délibérée). Montesquieu ou Rousseau ? Machiavel (Jabotinski et Weizmann) ou Mazzini (Buber et Scholem) ? Politique ou théologie ?
Peu importe le choix de chacun puisque notre condition politique à tous se conforme à la loi de cette alternative, depuis tant de générations. Mais ce choix n’inspire l’agir – le conflit des volontés – qu’à la condition de se savoir tenu à ce qui au juste en règle la durée (le poids d’efficacité) et l’intelligibilité (la part de sens commun). Quand un auteur politique proteste de sa fidélité aussi bien au « communisme authentique des militants juifs » qu’à l’esprit de résistance éthique dans l’exil enseigné par le Talmud, aussi bien à la « révolution » de 1848 qu’à la « révolution » scientifique incarnée par Einstein ou Jakobson ou à la « révolution » dodécaphonique réussie par Schönberg, il fait d’abord l'aveu que, comme à tous les romantiques convaincus, il lui indiffère de savoir un jour où vont au juste toutes ces multiples – révolutions. Cette indifférence emphatique des révolutionnaires au sens de la Révolution relève d’une… tradition, y compris et surtout en tradition juive, où s’enracinent les allégories théologiques originaires de l’apocalypse et de la rédemption. Elle n’a d’inconvénients graves qu’en politique, où elle s’appelle : l’indécision.
J.-L. Evard, 20 novembre 2012

Aucun commentaire: