Dans Le Peuple-monde, son
livre de 2011, Alexandre Adler rêve à haute voix des moyens de revenir au grand
style politique herzlien et, pour Israël, de « se défaire enfin des impossibles
territoires occupés, sans pour autant donner aux Arabes immédiatement
environnants le sentiment de leur triomphe ou de leur impunité à venir ».
Et d’entrer sans plus de circonlocutions dans le détail du projet :
« un Israël allié de la Chine en construction, réconcilié pleinement avec
la Turquie moderne et un Iran post-théocratique, protégeant efficacement la
monarchie jordanienne au moment où l’Arabie saoudite entre dans son “temps des
troubles”, ne donnerait pas au nationalisme arabe le plus impénitent le
sentiment de capituler devant l’accumulation d’une force plus grande » (p.
104).
Voici pour la technique envisagée, fort convaincante en apparence puisqu’elle se
fonde en bonne connaissance de cause sur l’évidence le plus souvent occultée, à
savoir que les Arabes palestiniens ont l’extrême malchance, depuis la fin du
mandat britannique en 1948, de vivre dans l’angle le plus mort de tous les grands champs géopolitiques successifs du
siècle (celui de la guerre froide de l’Est et de l’Ouest, puis la fracture du
Nord et du Sud, et enfin, l’assomption actuelle de l’océan Pacifique dans le jeu
des grandes puissances : ainsi aucune d’entre elles n’a-t-elle d’intérêt
urgent à militer pour mettre fin aux tourments arabes palestiniens – autant le
jeune sionisme avait su occuper le point le plus sensible de la concurrence des
empires européens et exploiter leurs parties de poker pour forcer par obstination sa propre
chance, autant les Arabes palestiniens montrent-ils une égale et symétrique
aptitude à ne pas appliquer cette
recette, même au sein du monde arabe en fragmentation).
Mais la technique
proposée par A. Adler aux dirigeants israéliens pour détourner la menace qui
pèse sur le pays, comment en résumer la pensée, la clef théorique ? « Renouer avec le réalisme herzlien de grande
ampleur, en conceptualisant une diplomatie sioniste à l’échelle de la
mondialisation, où les adversaires potentiels internes et externes de
l’islamisme deviendraient les alliés privilégies d’Israël, et la Chine, en
outre, un partenaire stratégique prioritaire, ouvrant la voie à un rapprochement
ultérieur avec le chiisme iranien moderne, le laïcisme turc et la monarchie
arabe des Hachémites jordaniens » (id.,
ibid.).
D’une proposition à l’autre, la différence
saute aux yeux, et nous comprenons alors que, pour la politique-fiction,
l’auteur nourrit bien moins d’aversion qu’on ne l’attendrait d’un chroniqueur
géopolitique : la première formulation énumère des acteurs réels, en
situation (des États, des régimes, des alliances), la seconde mentionne surtout
des –ismes, autant vaut dire des vues
de l’esprit, des constructions idéologiques, baudruches par nature les plus
fumeuses qui soient. On parlera donc d’un vice de forme, affectant l’ensemble
du raisonnement qui procède par amalgame de composants incompatibles, de
genres hétérogènes – des équations de puissance géopolitique, d’une part, des
passions aussi extrêmes que confuses, d’autre part ; des formes
susceptibles d’un traitement juridique, d’une part, des mythologies obscures,
d’autre part. Les deux genres ainsi maniés ont chacun leur logique, mais ces
logiques ne sont pas substituables.
Du moins ne le sont-elles jamais aux yeux du classicisme politique, et le sont-elles
toujours, dans ce même domaine, à ceux du romantisme.
Le vice de forme risqué par A. Adler qui tente de raisonner à la fois comme un
classique et comme un romantique de la géopolitique ne prêterait pas à
conséquence si, au-delà des journalistes qui commentent, il ne trahissait pas
la profonde perplexité des responsables qui décident – en particulier face à
l’inconnue du nucléaire iranien, parmi bien d’autres missiles de l’antisémitisme
de retour. La joute du classicisme et du romantisme politiques date certes de
plus de deux siècles, et le livre d’A. Adler en réactive (mais à son insu)
toute la signification la plus substantielle : elle servit de scène
primitive aux religions séculières, elle donna son langage aux premières
religions politiques (et, dans le cas du sionisme, de la manière la plus nette
et la plus délibérée). Montesquieu ou Rousseau ? Machiavel (Jabotinski et Weizmann) ou Mazzini (Buber et Scholem) ? Politique ou théologie ?
Peu importe le choix de chacun puisque notre
condition politique à tous se conforme à la loi de cette alternative, depuis tant de
générations. Mais ce choix n’inspire l’agir – le conflit des volontés – qu’à la
condition de se savoir tenu à ce qui au
juste en règle la durée (le poids d’efficacité) et l’intelligibilité (la
part de sens commun). Quand un auteur politique proteste de sa fidélité aussi bien au « communisme
authentique des militants juifs » qu’à l’esprit de résistance éthique dans
l’exil enseigné par le Talmud, aussi bien
à la « révolution » de 1848 qu’à la « révolution »
scientifique incarnée par Einstein ou Jakobson ou à la « révolution »
dodécaphonique réussie par Schönberg, il fait d’abord l'aveu que, comme à tous les
romantiques convaincus, il lui indiffère de savoir un jour où vont au juste
toutes ces multiples – révolutions. Cette indifférence emphatique des
révolutionnaires au sens de la Révolution relève d’une… tradition, y compris et
surtout en tradition juive, où s’enracinent les allégories théologiques originaires de
l’apocalypse et de la rédemption. Elle n’a d’inconvénients graves qu’en
politique, où elle s’appelle : l’indécision.
J.-L. Evard, 20 novembre
2012
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