jeudi 8 novembre 2012

Pour une chronopolitique, suite

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« L’Amérique n’est donc pas seulement la première superpuissance globale, ce sera très probablement la dernière » : l’homme qui prophétise aussi hardiment ne parle pas seulement des États-Unis, mais aussi en Américain puisqu’il s’agit de Zbigniew Brzezinski, méninge géopolitique du président Carter entre 1977 et 1981. En ces termes et dans cette perspective, il concluait, en 1997, Le Grand Échiquier, livre où il examine le système (ouvert) et le jeu (instable) des interactions entre les quelques pôles de la concurrence des hégémonies.
Dix ans plus tôt, Bernardo Bertolucci avait signé le beau film Le dernier empereur : après l’effondrement de la dynastie régnante dans les affres de la révolution chinoise de 1911, que devient l’héritier déchu et désœuvré ? Brzezinski déroule le fil du temps en sens inverse et tente d’imaginer le monde une fois le dernier empire disparu. Nous intéresse ici non pas le détail des raisonnements qu’il tient pour présenter et pour étayer son hypothèse, mais ce fait intellectuel tout de même peu ordinaire : un discours d’apparence méthodique rigoureuse sur l’empire, et sur cet empire-là, empire se représentant et se déclarant lui-même en sursis d’hégémonie, et ce sursis lui-même, non pas comme le nom choisi par pessimisme pour déplorer quelque incapacité progressive à régir demain la pax americana, mais au contraire comme le présage d’une prochaine régulation collective de l’échelle des puissances – ou encore, pour parler contemporain, comme le prélude d’un « véritable » multilatéralisme (« véritable » : exprimé dans la langue d’une rationalité juridique universellement reconnue).
« La dernière superpuissance globale » : l’idée surprenante d’un empire soluble dans quelque collectivité cosmopolitique raisonnable ne varie pas seulement le bon vieux lieu commun de l’« équilibre des puissances » hérité de la diplomatie d’Ancien Régime, du temps de la rivalité continentale des Bourbons et des Habsbourg. Par sous-entendu et par association, elle évoque aussi et surtout l’exception qu’elle présume manifestement dans l’histoire américaine récente : elle déclare en effet les États-Unis « première superpuissance globale » – définition recevable à la condition seulement d’ajouter que cette superpuissance-là n’est pas tant la « première » (par ordre chronologique d’apparition) qu’elle n’est plutôt, depuis la disparition de l’empire soviétique, la seule. En bonne logique, on doit donc objecter à Z. Brzezinski que son raisonnement prospectif méprise ses propres prémisses : qui fait figure de seul cas d’espèce dans son propre genre ne saurait en aucun cas se donner de surcroît comme le dernier de sa série, sauf au Pays des merveilles décrit par Lewis Carroll. Tertium non datur : ou bien les États-Unis constituent un empire de plus dans la longue histoire des empires (et ils peuvent alors très raisonnablement se demander s’ils en seraient l’ultime exemplaire), ou bien nous passerions dans la zone des fantasmagories, comme elles abondent dans les romans et dans les mythes historiques. Héritier de l’Indépendance arrachée à l’empire britannique, tout Américain se comprend justement comme un champion de la guerre aux impérialismes et comme la première des nations d’après les empires. Ce capital symbolique opère comme une idiosyncrasie  infestant secrètement cette philosophie impériale de l’histoire universelle. Nous sommes le dernier empire, dit Brzezinski, parce que nous n’en avons jamais été un. Comprenne qui peut – mais ainsi se code urbi et orbi le discours américain depuis la proclamation des quatorze points programmatiques du président Wilson entrant dans la lice de la guerre européenne.
Il se peut que, dans la position géostratégique qui est aujourd’hui la leur, et depuis qu’ils ne partagent plus le gouvernement du monde avec une superpuissance jumelle, les Etats-Unis se sentent « seuls ». En ce sens, le paralogisme de Z. Brzezinski s’entendrait comme un involontaire aveu nostalgique : comme il était… simple, le monde bipolaire ! Pourtant, le « seul » sur quoi insiste notre auteur ne dit pas seulement la solitude de l’empire esseulé parce que lâché par son partenaire. (Cette solitude vaut anomalie, cette anomalie vaut stigmate, ou complexe – le complexe de la nation hyperpuissante, avide de normalité...) Non, ce « seul »- là vaut aussi et surtout nombre cardinal : d’empire, il n’y en a plus qu’un (et il est américain), et non pas deux, ou plusieurs. D’où sans doute l’acte manqué réussi par ce raisonnement spécieux : comment raisonner juste quand on se trouve si seul, si longtemps ?
Vertigineuse, cette unicité – certes ! Et sous la poigne de ce vertige, l’entendement géopolitique s’égare. Le pathos du sursis n’a ici d’autre fonction que celle de la fausse fenêtre : proposer une symétrie rassurante, mettre la fin prochaine de l’hégémonie en vis-à-vis de son commencement atypique, comme si le fait national américain originaire, si atypique (qu’on pense à la doctrine Monroe ! ce cas unique d’abstinence géopolitique), présageait aussi et par là même d’un dénouement d’exception, d’une sortie de l’histoire sans précédent dans l’histoire.
Là se noue l’événement décisif : Rome, censée gouverner le monde, n’y pourvoit qu’en se dupant elle-même. Elle parle géopolitique quand elle pense chronopolitique. C’est ce que comprend Hermann Broch quand, en 1938, il commence d’écrire La Mort de Virgile. À quand le poète du dernier empire atlantique ?
J.-L. Evard, 9 novembre 2012

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