« L’Amérique n’est donc pas
seulement la première superpuissance globale, ce sera très probablement la
dernière » : l’homme qui prophétise aussi hardiment ne parle pas
seulement des États-Unis, mais aussi en Américain puisqu’il s’agit de Zbigniew
Brzezinski, méninge géopolitique du président Carter entre 1977 et 1981. En ces
termes et dans cette perspective, il concluait, en 1997, Le Grand Échiquier, livre où il examine le système (ouvert) et le jeu
(instable) des interactions entre les quelques pôles de la concurrence des
hégémonies.
Dix ans
plus tôt, Bernardo Bertolucci avait signé le beau film Le dernier empereur : après l’effondrement de la dynastie
régnante dans les affres de la révolution chinoise de 1911, que devient
l’héritier déchu et désœuvré ? Brzezinski déroule le fil du temps en sens
inverse et tente d’imaginer le monde une fois le dernier empire disparu. Nous intéresse ici non pas le détail des
raisonnements qu’il tient pour présenter et pour étayer son hypothèse, mais ce fait intellectuel tout de même peu
ordinaire : un discours d’apparence méthodique rigoureuse sur l’empire, et
sur cet empire-là, empire se
représentant et se déclarant lui-même en sursis d’hégémonie, et ce sursis
lui-même, non pas comme le nom choisi par pessimisme pour déplorer quelque incapacité
progressive à régir demain la pax
americana, mais au contraire comme le présage d’une prochaine régulation
collective de l’échelle des puissances – ou encore, pour parler contemporain, comme
le prélude d’un « véritable » multilatéralisme
(« véritable » : exprimé dans la langue d’une rationalité
juridique universellement reconnue).
« La
dernière superpuissance globale » : l’idée surprenante d’un
empire soluble dans quelque collectivité cosmopolitique raisonnable ne varie
pas seulement le bon vieux lieu commun de l’« équilibre des
puissances » hérité de la diplomatie d’Ancien Régime, du temps de la
rivalité continentale des Bourbons et des Habsbourg. Par sous-entendu et par
association, elle évoque aussi et surtout l’exception
qu’elle présume manifestement dans l’histoire américaine récente : elle
déclare en effet les États-Unis « première
superpuissance globale » – définition recevable à la condition seulement
d’ajouter que cette superpuissance-là n’est pas tant la « première » (par
ordre chronologique d’apparition) qu’elle n’est plutôt, depuis la disparition
de l’empire soviétique, la seule. En
bonne logique, on doit donc objecter à Z. Brzezinski que son raisonnement prospectif
méprise ses propres prémisses : qui fait figure de seul cas d’espèce dans son propre genre ne saurait en aucun cas se
donner de surcroît comme le dernier
de sa série, sauf au Pays des merveilles décrit par Lewis Carroll. Tertium non datur : ou bien les États-Unis
constituent un empire de plus dans la longue histoire des empires (et ils
peuvent alors très raisonnablement se demander s’ils en seraient l’ultime
exemplaire), ou bien nous passerions dans la zone des fantasmagories, comme
elles abondent dans les romans et dans les mythes historiques. Héritier de
l’Indépendance arrachée à l’empire britannique, tout Américain se comprend
justement comme un champion de la guerre aux impérialismes et comme la première des nations d’après les empires. Ce capital symbolique
opère comme une idiosyncrasie infestant secrètement cette philosophie
impériale de l’histoire universelle. Nous sommes le dernier empire, dit
Brzezinski, parce que nous n’en avons jamais été un. Comprenne qui peut – mais
ainsi se code urbi et orbi le discours
américain depuis la proclamation des quatorze points programmatiques du
président Wilson entrant dans la lice de la guerre européenne.
Il se
peut que, dans la position géostratégique qui est aujourd’hui la leur, et
depuis qu’ils ne partagent plus le gouvernement du monde avec une
superpuissance jumelle, les Etats-Unis se
sentent « seuls ». En ce sens, le paralogisme de Z. Brzezinski
s’entendrait comme un involontaire aveu nostalgique : comme il était…
simple, le monde bipolaire ! Pourtant, le « seul » sur quoi
insiste notre auteur ne dit pas seulement la solitude de l’empire esseulé parce
que lâché par son partenaire. (Cette solitude vaut anomalie, cette anomalie
vaut stigmate, ou complexe – le complexe de la nation hyperpuissante, avide de
normalité...) Non, ce « seul »- là vaut aussi et surtout nombre
cardinal : d’empire, il n’y en a plus qu’un (et il est américain), et non
pas deux, ou plusieurs. D’où sans doute l’acte manqué réussi par ce raisonnement
spécieux : comment raisonner juste quand on se trouve si seul, si
longtemps ?
Vertigineuse,
cette unicité – certes ! Et sous la poigne de ce vertige, l’entendement
géopolitique s’égare. Le pathos du sursis n’a ici d’autre fonction que celle de
la fausse fenêtre : proposer une symétrie rassurante, mettre la fin prochaine de l’hégémonie en vis-à-vis
de son commencement atypique, comme
si le fait national américain originaire, si atypique (qu’on pense à la
doctrine Monroe ! ce cas unique d’abstinence géopolitique), présageait
aussi et par là même d’un dénouement d’exception, d’une sortie de l’histoire sans
précédent dans l’histoire.
Là se
noue l’événement décisif : Rome, censée gouverner le monde, n’y pourvoit
qu’en se dupant elle-même. Elle parle géopolitique quand elle pense
chronopolitique. C’est ce que comprend Hermann Broch quand, en 1938, il
commence d’écrire La Mort de Virgile.
À quand le poète du dernier empire atlantique ?
J.-L. Evard, 9 novembre 2012
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