Une fois au moins, Ernst Jünger ne résista pas au plaisir de se
répéter. L’Occident aura engendré trois merveilles d’égale dignité, note-t-il
deux fois dans ses Journaux : la
Royal Navy, l’armée prussienne et la Compagnie de Jésus. Mais à sa première
mention, le 1er avril 1945 (Feuillets
de Kirchhorst), cette trinité apparaît… quaternaire : « la flotte
anglaise, l’État-Major prussien, l’ordre des jésuites, la ville de
Paris. »
Savourer ce mot capiteux exige un peu plus de
temps que ne semble d’abord l’indiquer le franc plaisir qu’il suscite. Il faut
en effet de respectables ressources d’humour noir pour oser une telle liste
quand on a combattu comme officier
allemand dans les deux guerres mondiales. Et le lecteur de Jünger imagine même
ces ressources – inépuisables, s’il songe qu’au moment où l’auteur forme cette
équation, à quelques jours de la proche capitulation allemande, l’armée
prussienne en question a disparu depuis longtemps (et, le 20 juillet 1944, a de
plus échoué à reprendre le pouvoir).
N’empêche, l’ex-nationaliste révolutionnaire
et auteur des Falaises de marbre
(livre qui lui vaudra de figurer sur les listes de suspects de la Gestapo) n’en
allonge pas moins une botte quelque peu perfide aux deux corporations rivales
des régiments berlinois (laissons ici la capitale française, parangon de la centralisation
absolutiste et jacobine du pouvoir illimité qui fascine ici Jünger le
révolutionnaire conservateur) : la Royal Navy n’a-t-elle pas disparu, elle
aussi, à sa manière, quand l’Inde de Gandhi imposa son indépendance à la
Couronne et annonça ainsi au monde la fin de l’empire britannique, donc celle
du contrôle monopolistique des mers et des routes maritimes par l’Amirauté ?
Quant à la Compagnie de Jésus, ne doit-elle pas d’avoir survécu au reniement de
ses fonctions premières auprès des suppôts de l’absolutisme et de la théocratie
indirecte ; de s’être épanouie dans la délocalisation transcontinentale et
missionnaire qui fit d’elle un support pédagogique et symbolique de
l’occidentalisation du monde, autrement dit de sa déchristianisation progressive, celle entraînée par le mouvement
général de sécularisation du religieux sciemment promue par les jésuites ?
En somme, des trois merveilles de
l’occidentalisation du monde, qu’on m’en cite une seule, suggère Jünger, qui
eût tenu bon sous les traits de la flèche du temps ! (Et j’ajoute :
si l’équation inclut la Ville de Paris, alors celle-ci, non sans insolence, y figure la Ville
éternelle, urbi et orbi. Ternaire ou
quaternaire, l’équipollence se maintient inchangée, et le champ magnétique du pouvoir absolu qui s’y chiffre – lui aussi.)
Mais là ne s’arrête pas le conte. Ni le compte
et le décompte. Car la Royal Navy y tient lieu de dieu neptunien, l’armée
prussienne, bien sûr, d’incarnation de Mars – et les jésuites ? Malin qui
dira où les placer dans l’équation géopolitique de Jünger ! En haut, dans
l’au-delà, là où Ignace de Loyola aux larmes abondantes s’entretient avec
l’Invisible et sa gloire ? En bas, sur terre, sur les routes où les
jésuites cheminent et naviguent pour la puissance ? Abrégeons plutôt, affectons-les
sans plus tergiverser aux deux cités, la temporelle et l’éternelle, et en tout
cas aux immensités intermédiaires communes à ces deux pôles, le Ciel et la
Terre, communes aussi aux bottes de l’infanterie de Bismarck et aux sabords des
frégates de Nelson.
Oui-da, bien goûteuse et fort capiteuse, la
boutade d’Ernst Jünger ! Grâce à elle, nous comprenons aussi pourquoi ce
théoricien de la « mobilisation totale » (l’essai ainsi intitulé date
de 1930) avait réussi à faire jeu égal avec Clausewitz le maître. Avec Jünger, le
politique, d’abord identifié à son substrat exclusivement terrestre par le
stratège du XIXe siècle, s’élargit à la surface liquide de la
domination planétaire. Mais le coup de théâtre se produit ailleurs
encore : Jünger, écrivain protestant qui sait mesurer la productivité
géopolitique des générations de catholiques jésuites qui parcourent l’œkoumène,
met au jour le ressort théologique de
la lutte pour la souveraineté sur terre et sur mer – de l’équation de laquelle ne
nous manque donc plus aucun paramètre.
Mais le Ciel ? L' inconnue de l'équation.
J.-L. Evard, 15 décembre 2012
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