Méconnaissable, il
l’est devenu en peu de temps, le président. Ce ton de jovialité permanente qui
tranchait aussi bien par son affectation de désinvolture, par l’exception louable de cet effort de légèreté au sein d’une classe politique plus
portée vers le masque toujours exaspéré de Poutine que vers celui toujours
hilare de Tony Blair ; cet œil toujours au bord du pétillement, invitant à
la détente, au bon mot, au verre pris sur le zinc ; ce ton de
pince-sans-rire apte à la gouaille : cette silhouette de notable bon
enfant a disparu. Celle qui lui succède ne laisse pas d’intriguer : après
la bonne franquette, le blues, la
berne, la bile. Les rumeurs de
commères des journalistes qui commentent les habits neufs du président Hollande
– le nouveau look du pouvoir, sa
plainte discrète mais insistante – invoquent la catastrophe du leadership, les sondages. Soit ;
mais il faut aussi parier que ce masque du pouvoir consterné ne représente pas
seulement ses états d’âme de capitaine impopulaire, la passivité souffrante du
mal-aimé de service, et qu’il en commente aussi les actes, l’activité calculée,
les intentions perplexes. Comme sur la scène du théâtre nô, le Masque n’a pas tant pour fonction mélodramatique de cacher
le visage du comédien que d’enseigner à temps au public, dès le début de
l’intrigue, la série des actes plausibles de la part de qui incarne tel rôle,
ou tel autre : le Preux, le Traître, le Fantôme, la Courtisane – toutes
positions et professions constantes dans un récit rendu intelligible du fait que seules les
péripéties en forment le moment de variation, d’inattendu, de pathétique. Les
personnages, quant à eux, ne souffrent que de vivre dans un monde qui
change : eux, le Masque le souligne, ne changent pas, ne changent jamais.
Essence de la tragédie, grecque ou nippone. Raide et lent, ennuyeux, le Masque
– brève et fluide, palpitante, la tragédie. Immobile, le caractère – électrique, l'anecdote.
L’acte
commémoratif célébré hier au palais présidentiel – introduire cérémonieusement
à l’anniversaire n° 100 de la Grande Guerre – fait certainement déjà partie des
gestes les plus lourds de sens et les plus tragiques du quinquennat, et ce
d’autant plus qu’il porte en lui, et avec quelle éloquence ! l’épais
silence des nations en guerre – en guerre totale – il y a cent ans. Sauf erreur
de ma part, elles étaient vingt-sept en 1918 (six en 1914 : les trois de
la Triplice et les trois de l’Entente cordiale augmentée de la Russie des
czars). Seul un romancier de talent aurait pu imaginer et oser la coïncidence
numérique : que l’une d’entre elles, toute seule, et de sa seule et
solitaire initiative, se détacherait de la communauté des Vingt-Sept –
l’actuelle Union européenne – pour inviter
à cet anniversaire comme on invite chez soi à l’occasion de quelque circonstance
festive, privée ou privative.
Nous
avions déjà relevé, dans nos billets, de ces messages subliminaux délivrés au
monde par la France quand, par exemple, elle vend des Airbus A320 comme s’ils
étaient sa progéniture, sa créature, sa prouesse propres : le pouvoir, depuis qu’en Europe la
« troïka » a succédé à l’entente franco-allemande, le pouvoir parle
de nouveau un langage… national (même quand la juteuse marchandise placée avec
habileté chez quelque pays émergent pressé d’acheter le dernier cri porte label
européen, ou franco-allemand, comme c’est le cas des grosses machines EADS).
Dans cette manière indirecte, pour les responsables européens, de déclarer
d’eux-mêmes, mais à voix basse et peu fière, qu’ils ne veulent pas du grand
projet européen et qu’ils traînent désormais comme le pire des boulets
l’impuissance des institutions transnationales nées des Traités de Rome,
Maastricht et Lisbonne, dans ce drame inglorieux la France ne fait pas exception (elle n’est
pas la seule à pratiquer un inconsistant double langage national et à n’inventer
aucun langage vraiment transnational, elle n’est pas la seule à faire comme si
une puissance politique pouvait longtemps reculer pour mieux sauter – mais sans jamais…
sauter). Seulement, hier, sur l’initiative de François Hollande et à propos de
la Grande Guerre de 1914-1918, elle vient, à ce désenchantement morbide et
massif, de rajouter une énorme louche, une dose létale.
À
cette inconduite européenne, à ce retour (mal) dissimulé du national dans le
transnational, s’ajoute une seconde erreur, tout aussi fatale. Hier aussi, un
proche du pouvoir, J.-P. Chevènement, le rappelait à des journalistes qui
l’interrogeaient – en vrac – sur le sens du titre de son dernier livre en date
(1914-2014. L’Europe sortie de
l’Histoire ?) : pourquoi dire, aujourd’hui encore,
« Première Guerre mondiale », en dépit de ce qu’enseigne la
rétrospective d’un siècle écoulé, à savoir qu’en août 1914 c’est une seconde Guerre de
Trente ans qui avait commencé ? L’idée n’est pas neuve : dès le début
des années 1960, elle apparaît sous la plume de Raymond Aron (qui lui-même la
devait à des intuitions de disciples allemands de Schelling), elle réapparaît
sous la plume de Romain Gary (on connaît peu son Éducation européenne, un des plus grands livres nés des années
atroces de la « Seconde Guerre mondiale »). Mais l’ironie parfois
glaciale de l’histoire en décide autrement : c’est à la minuscule postérité
de Jaurès internationaliste hugolien mort pour son utopie européenne, c’est à
un socialiste français devenu chef d’État qu’il reviendra donc, cent ans après le
début de la seconde Guerre de Trente Ans, de renationaliser ce conflit. Tout honnête homme, et depuis longtemps,
aurait d’abord convoqué l’Europe entière à se souvenir
collectivement – et à associer à ce travail de deuil les États d’Amérique,
d’Asie, d’Afrique (les colonies françaises ! le sang des zouaves dans les cratères
de Douaumont !) et d’Océanie entrés comme par un enchaînement fatal dans
la Grande Guerre. La solennité aurait commencé dans l’enceinte du Parlement
européen – non pas dans une capitale. Le collège des chefs d’État concernés
l’aurait présidée – non pas l’un d’entre eux, profitant, qui plus est, de cette
impudence historienne, pour suggérer aussi, au passage, dans quelles
intempéries lui-même se débat.
Gâchis
d’autant plus stupéfiant (au fond, qu’est-ce qui y oblige ? les anniversaires ne coûtent rien et ne demandent
qu’un peu de cœur et de noblesse), instrumentation d’autant plus déplacée que
cette renationalisation intempestive de la seconde Guerre de Trente Ans, près
de vingt ans après l’échec européen autour de Sarajevo assiégée et des débuts
de génocide sur le sol balkanique post-communiste, s’organise sur fond de
retour de l’hypernationalisme dans les plus vieilles nations européennes où
montent vers le pouvoir légal « populisme » (situation hongroise,
néerlandaise) et « régionalisme » (situation catalane, flamande).
Tous ces -ismes, réduisons-les plutôt
à un seul, et qui a le franc avantage de désigner la double inconvenance de
temps et d’espace de cette régression et de son orchestration : si le provincialisme se déchaîne aujourd’hui
en Europe comme il le fait désormais sans plus aucune vergogne, c’est pour dire
– à son insu ou à son corps défendant ? – que l’Europe devenue province du
monde, non seulement s’y résigne (cela ne date pas d'hier), mais qu’en outre elle choisit les médecines
douces et lâches qui lui permettront de survivre – mais sous anesthésie
générale. (Il est vrai que, d'ici peu, l'euthanasie sera légalisée.)
Province,
nous l’étions déjà dans l’espace – depuis l’entrée en lice des États-Unis (un
avènement qui, produit en deux temps, avait duré un siècle : 1823,
doctrine Monroe ; 1917 : entrée en guerre sur le sol européen). Nous
voici désormais province dans le temps : nos princes commémorants ne
consultent plus Clio la muse de l’histoire. Commémorer pour oublier : le devoir de mémoire arrive enfin à ses fins.
J.-L.
Evard, 8 novembre 2013
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