Si la tension qui gagne le
théâtre de la grande guerre proche- et moyen-orientale augmente tant depuis
quelques semaines, elle le doit à la simultanéité
désormais patente des scénarios qu’il abrite. Ils se rapprochent de leur point
de syntonie, le plus périlleux pour la suite du drame en cours. Simultanément, l’ASL syrienne perd du
terrain et des forces dans ses propres enclaves, autour d’Alep ; l’Iran,
qui appuie massivement le régime d’Assad, réussit sa campagne internationale
auprès de l’opinion occidentale, avec laquelle Israël, désormais, multiplie
sans fard les risques de rupture sur la question des colonies cisjordaniennes.
Cette
énumération de situations ponctuelles ne doit pas tromper : elle décrit en
réalité un seul et même emboîtement de sous-systèmes conflictuels, au sens où
un unique incendie peut compter, et compte souvent plusieurs départs de feu,
autant de foyers cause et effet d’un embrasement fragmenté oscillant à tout
instant soit vers plus de fragmentation soit vers plus de volume et de combustion.
Le palier atteint la semaine dernière, à l’occasion du report des négociations
de Genève sur le nucléaire iranien, nous tient en haleine pour une raison
précise : chacun des départs de feu de la guerre proche- et
moyen-orientale atteint en même temps que les autres son point de bascule.
En
Syrie, la base d’Alep se trouve désormais sur la défensive, et la reprise de la
ville – la vieille cité a brûlé sous les bombardements – n’aurait de
signification que sinistre pour la résistance à Assad. Les frontières jusque-là
poreuses (Turquie, Liban) se transformeraient en murailles hostiles, dispositif
d’encerclement qui inverserait la cinétique, les lignes de fuite du conflit
jusque-là orientées vers la régionalisation équivoque de la guerre civile. Une
défaite de l’ASL à Alep ne pourrait être stratégiquement « compensée »
que par un déplacement géographique signifiant nouvelle intensification de la
guerre régionale – l’entrée en guerre ouverte des factions adverses dans la nasse
libanaise, où l’on vit déjà depuis des mois sur le pied de guerre. Qu’on nous
pardonne ce raisonnement glaçant – sur le théâtre des guerres internationales,
il n’y en a pas d’autre possible.
C’est
précisément sur une alternative de cette nature que la nouvelle direction
iranienne mise ses principaux atouts diplomatiques et géopolitiques : la
fortune de ses armes en Syrie (milices, équipements, capitaux) exerce le même prestige
que son progressif armement nucléaire – logique de la « suasion »
décrite par les stratégistes. Ses étonnantes capacités logistiques et
tactiques, à distance du front syrien pourtant, valent plus que de longs
discours sur la résolution du régime à décrocher le statut de grande moyenne
puissance pour l’ensemble de la région – mouvement que la diplomatie russe aura
conforté dès le début par son efficace soutien à Assad, autant vaut dire à
l’axe alaouite-chiite dont Moscou se promet sans doute de se protéger comme
d’une ceinture sur son propre flanc islamique, sud-ouest russe riche de plusieurs
virtualités islamistes.
Par
rien entravée, cette implémentation de l’Iran – via le Hezbollah – dans la
guerre civile syrienne aura ainsi valu formidable aubaine pour son ingénierie
nucléaire civile et militaire. L’Iran atteint maintenant ce que les experts en
la matière appellent l’« état de seuil » : il n’y est plus
question de la production des composants, des processus et du contrôle de la
fission nucléaire (niveau désormais atteint par l’intelligence iranienne, à
l’abri des pasdarans), mais du montage des vecteurs et de la maintenance du
parc. Le coup de maître de la diplomatie russe bouclier d’Assad qui consentit
grâce à elle à lâcher ses armes chimiques sans perdre la face – ce coup valait
coup double : à moyen terme, il signifiait aussi l’appui russe à l’autonomie nucléaire militaire iranienne.
Téhéran, en cas de troubles en territoire islamique de la Fédération russe,
saura payer sa dette en y faisant éventuellement la police, comme aujourd’hui
en Syrie.
Bien
des signes indiquent qu’au bout d’une décennie d’éloquents atermoiements, et
dans la logique du désengagement moyen-oriental inauguré par Obama à rebours de
Bush 1 et 2, Washington s’est résigné et
calcule déjà les conséquences du dénouement prévisible, un nucléaire militaire
iranien. L’obstacle le plus sérieux, sur cette voie, s’appelle
« Likoud ». Netanyahou, s’il pensait plier sous les injonctions de
Washington, pourrait-il faire face à
son aile droite ? Non, car il l’a lui-même choyée avec fidélité, tant, au
fond, la perspective du « Grand Israël » était celle déjà de son
maître Begin et que, par ailleurs, la solitude géopolitique d’Israël s’est
aggravée ces dernières années (à l’image de celle des Palestiniens des
« territoires occupés ») Et Netanyahou veut-il faire face à son aile droite ? Il ne le sait sans
doute pas lui-même – ou pas encore. De Liebermann et d’Obama, lequel
redoute-t-il le plus ? (Terrible dilemme, car Israël, d’une part,
impatiente beaucoup la Maison Blanche, avec laquelle Tel Aviv ne joue plus
désormais que les plus grosses mises, la pression politique des
« colons » sur l’ensemble de la classe politique israélienne
augmentant, d’autre part, à vue d’œil.) La diplomatie israélienne n’avait vécu,
depuis Oslo en 1993, que du maquillage du statu quo en processus de paix :
plus le parti des colons progresse, plus ce camouflage devient inutile.
L’« état
de seuil » atteint par l’Iran décrit d’abord une situation
technologique ; mais l’on voit bien qu’il y va là aussi, et surtout, d’un
état limite ; et que cet état limite fait sens aussi et en même temps pour
les deux foyers de conflit voisins que représentent, chacun selon son mode, la
Syrie et Israël. La seule certitude, à un tel pic d’intensité, ne concerne que
l’acteur apparemment inerte – et fort de son apparente force d’inertie – qui
parle par la rhétorique châtiée et policée du ministre russe Lavrov : sur
le théâtre du Proche- et du Moyen-Orient, le continent russe a récupéré bien
plus que la marge de manœuvre conquise lors de l’affaire de Suez et perdue
quand s’effondrait l’Union soviétique.
Du
temps de la guerre froide, le bon ton et l’intelligence historienne voulaient
que l’on dissertât sur le soviétisme comme sur
un « islamisme » de l’âge industriel (Jules Monnerot avait
beaucoup contribué à cet engouement pour la comparaison, venue des disciples de
Renan). L’empire soviétique disparu, les Russes nous ramènent aujourd’hui, de
la métaphore devenue inactuelle, vers l’islam lui-même. Sans doute y
placent-ils leurs pièces, comme jadis dans les Dardanelles ou en Crimée. Pour
ce faire, il ne leur en faut pas moins opérer en restaurateurs intempestifs du statu quo arabe. C’est pourquoi la
Pierre noire de La Mecque occupe elle aussi le centre du monde. Ce centre
décentré y prétendait, comme toute théocratie ; mais il se disloque en
guerres théologico-politiques. Nous, rescapés et Sisyphe de la sécularisation,
devons l’aider à mieux porter ce roc si lourd sur sa nuque. Là-bas, c’est aussi
de nous qu’il s’agit.
J.-L.
Evard, 13 novembre 2013
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