mercredi 13 novembre 2013

Noire Pierre noire


Si la tension qui gagne le théâtre de la grande guerre proche- et moyen-orientale augmente tant depuis quelques semaines, elle le doit à la simultanéité désormais patente des scénarios qu’il abrite. Ils se rapprochent de leur point de syntonie, le plus périlleux pour la suite du drame en cours. Simultanément, l’ASL syrienne perd du terrain et des forces dans ses propres enclaves, autour d’Alep ; l’Iran, qui appuie massivement le régime d’Assad, réussit sa campagne internationale auprès de l’opinion occidentale, avec laquelle Israël, désormais, multiplie sans fard les risques de rupture sur la question des colonies cisjordaniennes.

Cette énumération de situations ponctuelles ne doit pas tromper : elle décrit en réalité un seul et même emboîtement de sous-systèmes conflictuels, au sens où un unique incendie peut compter, et compte souvent plusieurs départs de feu, autant de foyers cause et effet d’un embrasement fragmenté oscillant à tout instant soit vers plus de fragmentation soit vers plus de volume et de combustion. Le palier atteint la semaine dernière, à l’occasion du report des négociations de Genève sur le nucléaire iranien, nous tient en haleine pour une raison précise : chacun des départs de feu de la guerre proche- et moyen-orientale atteint en même temps que les autres son point de bascule.

En Syrie, la base d’Alep se trouve désormais sur la défensive, et la reprise de la ville – la vieille cité a brûlé sous les bombardements – n’aurait de signification que sinistre pour la résistance à Assad. Les frontières jusque-là poreuses (Turquie, Liban) se transformeraient en murailles hostiles, dispositif d’encerclement qui inverserait la cinétique, les lignes de fuite du conflit jusque-là orientées vers la régionalisation équivoque de la guerre civile. Une défaite de l’ASL à Alep ne pourrait être stratégiquement « compensée » que par un déplacement géographique signifiant nouvelle intensification de la guerre régionale – l’entrée en guerre ouverte des factions adverses dans la nasse libanaise, où l’on vit déjà depuis des mois sur le pied de guerre. Qu’on nous pardonne ce raisonnement glaçant – sur le théâtre des guerres internationales, il n’y en a pas d’autre possible.

C’est précisément sur une alternative de cette nature que la nouvelle direction iranienne mise ses principaux atouts diplomatiques et géopolitiques : la fortune de ses armes en Syrie (milices, équipements, capitaux) exerce le même prestige que son progressif armement nucléaire – logique de la « suasion » décrite par les stratégistes. Ses étonnantes capacités logistiques et tactiques, à distance du front syrien pourtant, valent plus que de longs discours sur la résolution du régime à décrocher le statut de grande moyenne puissance pour l’ensemble de la région – mouvement que la diplomatie russe aura conforté dès le début par son efficace soutien à Assad, autant vaut dire à l’axe alaouite-chiite dont Moscou se promet sans doute de se protéger comme d’une ceinture sur son propre flanc islamique, sud-ouest russe riche de plusieurs virtualités islamistes.

Par rien entravée, cette implémentation de l’Iran – via le Hezbollah – dans la guerre civile syrienne aura ainsi valu formidable aubaine pour son ingénierie nucléaire civile et militaire. L’Iran atteint maintenant ce que les experts en la matière appellent l’« état de seuil » : il n’y est plus question de la production des composants, des processus et du contrôle de la fission nucléaire (niveau désormais atteint par l’intelligence iranienne, à l’abri des pasdarans), mais du montage des vecteurs et de la maintenance du parc. Le coup de maître de la diplomatie russe bouclier d’Assad qui consentit grâce à elle à lâcher ses armes chimiques sans perdre la face – ce coup valait coup double : à moyen terme, il signifiait aussi l’appui russe à l’autonomie nucléaire militaire iranienne. Téhéran, en cas de troubles en territoire islamique de la Fédération russe, saura payer sa dette en y faisant éventuellement la police, comme aujourd’hui en Syrie.

Bien des signes indiquent qu’au bout d’une décennie d’éloquents atermoiements, et dans la logique du désengagement moyen-oriental inauguré par Obama à rebours de Bush 1 et 2,  Washington s’est résigné et calcule déjà les conséquences du dénouement prévisible, un nucléaire militaire iranien. L’obstacle le plus sérieux, sur cette voie, s’appelle « Likoud ». Netanyahou, s’il pensait plier sous les injonctions de Washington, pourrait-il faire face à son aile droite ? Non, car il l’a lui-même choyée avec fidélité, tant, au fond, la perspective du « Grand Israël » était celle déjà de son maître Begin et que, par ailleurs, la solitude géopolitique d’Israël s’est aggravée ces dernières années (à l’image de celle des Palestiniens des « territoires occupés ») Et Netanyahou veut-il faire face à son aile droite ? Il ne le sait sans doute pas lui-même – ou pas encore. De Liebermann et d’Obama, lequel redoute-t-il le plus ? (Terrible dilemme, car Israël, d’une part, impatiente beaucoup la Maison Blanche, avec laquelle Tel Aviv ne joue plus désormais que les plus grosses mises, la pression politique des « colons » sur l’ensemble de la classe politique israélienne augmentant, d’autre part, à vue d’œil.) La diplomatie israélienne n’avait vécu, depuis Oslo en 1993, que du maquillage du statu quo en processus de paix : plus le parti des colons progresse, plus ce camouflage devient inutile.

L’« état de seuil » atteint par l’Iran décrit d’abord une situation technologique ; mais l’on voit bien qu’il y va là aussi, et surtout, d’un état limite ; et que cet état limite fait sens aussi et en même temps pour les deux foyers de conflit voisins que représentent, chacun selon son mode, la Syrie et Israël. La seule certitude, à un tel pic d’intensité, ne concerne que l’acteur apparemment inerte – et fort de son apparente force d’inertie – qui parle par la rhétorique châtiée et policée du ministre russe Lavrov : sur le théâtre du Proche- et du Moyen-Orient, le continent russe a récupéré bien plus que la marge de manœuvre conquise lors de l’affaire de Suez et perdue quand s’effondrait l’Union soviétique.

Du temps de la guerre froide, le bon ton et l’intelligence historienne voulaient que l’on dissertât sur le soviétisme comme sur  un « islamisme » de l’âge industriel (Jules Monnerot avait beaucoup contribué à cet engouement pour la comparaison, venue des disciples de Renan). L’empire soviétique disparu, les Russes nous ramènent aujourd’hui, de la métaphore devenue inactuelle, vers l’islam lui-même. Sans doute y placent-ils leurs pièces, comme jadis dans les Dardanelles ou en Crimée. Pour ce faire, il ne leur en faut pas moins opérer en restaurateurs intempestifs du statu quo arabe. C’est pourquoi la Pierre noire de La Mecque occupe elle aussi le centre du monde. Ce centre décentré y prétendait, comme toute théocratie ; mais il se disloque en guerres théologico-politiques. Nous, rescapés et Sisyphe de la sécularisation, devons l’aider à mieux porter ce roc si lourd sur sa nuque. Là-bas, c’est aussi de nous qu’il s’agit.

J.-L. Evard, 13 novembre 2013


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