lundi 25 novembre 2013

Après le Léviathan


La philosophie du politique a toujours fait large place au règne animal. Mises bout à bout en partant de la haute Antiquité, ses fables, ses allégories, ses analogies composeraient un opulent bestiaire, auquel l’époque contemporaine, en dépit de ses langages moins volontiers figuratifs, contribue autant que les temps passés. La puissance mimétique du masque découverte par les sociétés archaïques s’est ainsi conservée après la découverte de l’écriture et d’autres outils de la communication abstraite. Un des exemples les plus fameux en est resté le frontispice choisi par l’éditeur anglais du Léviathan de Hobbes (1651) : sous la citation en latin d'un verset du chapitre 41 du livre de Job, il fait figurer un monarque imaginaire (il s’agit du monarque idéal tel que décrit par l’auteur). Représenté comme un géant à visage on ne peut plus humain, le souverain couronné brandit de la main droite un glaive de preux, de la main gauche une crosse épiscopale. Il surplombe un vaste paysage : au pied d’une chaîne de collines, une cité opulente, au centre d’une contrée qu’occupent sous sa protection bourgs, villages et paroisses. La particularité du monarque – ce qui le distingue de toutes les images ordinaires du souverain absolu – ne tient pas qu’à sa taille disproportionnée : son corps se compose d’un fourmillement d’homoncules rangés comme des instruments forment un orchestre. L’artifice rappelle, si l’on veut, celui des tableaux d’Arcimboldo – à ceci près qu’il s’agit, pour donner corps au corps du souverain, de rassembler non une diversité, mais une collectivité uniforme de petits hommes aussi indistincts que les fourmis d’une fourmilière (comparaison chère à Campanella) ou les abeilles d’un essaim (image chère à Mandeville). Le graveur illustrait ainsi le théorème juridique auquel Ernst Kantorowicz donnera sa formulation la plus élégante : Les deux corps du roi. Manière frappante de dénoter la fonction symbolique du pouvoir : bien qu’invisible (sinon par le biais métaphorique ou allégorique), son corps à lui, quel que soit le régime considéré, n’a pas moins de réalité ni moins de finalités que le corps individuel de chacun des membres de la cité. Comme si, aujourd’hui comme hier,  il fallait décidément en passer par le fabuleux pour faire entendre l’essence intime du pouvoir, ses arcanes, ses prestiges : connaître le simulacre par le simulacre, et par lui seul.

On respecte donc cette tradition de pensée en se proposant ici de rentrer dans le détail de ce corps du pouvoir – tout en le considérant non pas en perspective géographique mercatorienne déformée, comme le fait non sans humour l’éditeur du Léviathan, mais dans la perspective physique de la techno-science contemporaine. Si le corps politique analysé par Hobbes s’appuie sur la figure biblique du monstre marin  qui lui-même incarne la toute-puissance hargneuse de l’Éternel forçant Job à le professer, il s’anime ainsi d’une double animalité : si chacun de nous est un animal doué de langage donc de société, notre communauté doit alors s’envisager comme un « gros animal » (Platon), celui-là même qu’évoque sans ambages le roi géant de l’estampe anglaise. D’où l’idée simple qui s’impose dès qu’on accepte de jouer le jeu de l’allégorie : ce « gros animal » ne sera pas le même selon qu’il est ou non motorisé. Demandons-nous donc, dans l’intention même du raisonnement allégorique ordinaire du politique, ce que signifie pour lui l’époque de la motorisation du bipède doué de langage : à coup sûr, un décentrement, une modification, voire une mutation de sa condition d’origine. Le corps politique, de l’Antiquité grecque à la Glorious Revolution qui stabilise et pérennise en Angleterre le principe parlementaire et celui de la balance des pouvoirs, habite le même espace-temps : il monte à cheval et galope, il franchit les mers, il court – tous ces déplacements connaissant mêmes accélérations et décélérations durant tous ces siècles, et ne variant que dans leur extension à la surface de la Terre : le bassin méditerranéen des débuts, la pénétration de l’océan Pacifique aux Temps modernes, la prise de terre américaine.

Or un jour, ce « gros animal » se motorise, et l’espace-temps dans lequel il s’était répandu par intrusions répétées (mais irrégulières) s’en trouve bientôt rétréci : à l’expansion comme mode de construction et d’institution de l’espace-temps fait place l’accélération, dont l’événement s’enregistre dans le champ de conscience dès le XIXe siècle. Événement qui vaut, pour l’Occident entier (donc pour ses dépendances aussi), basculement d’une époque à une autre : d’abord en expansion à la surface de ses environnements habituels ou défrichés, le « gros animal » perçoit sa propre histoire (la continuité de ses générations) en deux dimensions (celles du plan euclidien) à laquelle s’ajoute sans la modifier, sur laquelle s’articule sans l’altérer la dimension unique du temps circulaire et linéaire (Jugement dernier ou Progrès) ou la dimension égocentrique de l’espace-temps galiléen (en physique classique, celui qui mesure la vitesse du monde se présuppose par là-même immobile, simulation et condition de possibilité même du calcul).

Telle est précisément la fiction productive, la simulation cognitive que met en cause l’époque de l’accélération, la nôtre, celle qui succède à l’époque première de l’expansion. La valeur-limite des vitesses atteintes au fur et à mesure de la motorisation porte un nom virtuellement trompeur : par inattention naïve, nous nous donnons la vitesse de la lumière comme un seuil infranchissable, alors même que le calcul par lequel nous mesurons nos mouvements par relation au sien implique que nous maîtrisons bel et bien quelque chose, pour le moment, en matière de cinétique interactive : la vitesse de la lumière n’est jamais que la valeur aujourd’hui la plus exactement calculable des mouvements de désintégration de la matière que nous provoquons en physique nucléaire depuis un siècle environ. Cette vitesse n’est donc en rien un « absolu » : elle vaut expression mathématique simplifiée de la relation que le gros animal motorisé entretient pour le moment avec d’autres corps, animaux, végétaux ou nucléaires – elle a pour nous valeur éminemment relative d’indice spatio-temporel de nos mouvements au sein de tous les mouvements dont nous avons à connaître en tant qu’espèce vivante désormais motorisée (en tant qu’espèce animale du coup « moins animale » que durant sa première histoire). La vitesse de la lumière, comme les autres, tombe sous la loi imparable de l’aphorisme hégélien : tracer une frontière, c’est la franchir.

Les conséquences de la motorisation du gros animal sur le politique n’ont pas encore été considérées dans leur véritable portée, à commencer par cette évidence : le roi-philosophe de la pensée grecque, le souverain absolu de la pensée des Temps modernes, l’ingénieur technocrate des visions positivistes – toutes ces variantes du pouvoir légitime se réfèrent à un gros animal immobile au centre de son univers autarcique ou impérial. La motorisation a peu à peu vidé cette idéologie mécanique de son contenu : le gros animal reste en vie parce qu’en se motorisant (transports et communications) il se mobilise, et qu’en se mobilisant il abandonne l’univers immobile qui fut sa niche d’origine et s’en rapporte à d’autres mobiles à son image : horloges atomiques, ondes hertziennes, puces électroniques, c’est vous désormais qui pesez – mais subrepticement – sur les grandes migrations transnationales, les spéculations énergétiques, les marées noires de l’économie hors sol ou des monnaies numériques.

Le temps vient donc de décliner avec précision les effets de cette mutation anthropogène sur les systèmes de légalité et de civilité. Toute notre tradition politique se fondait sur les puissances de l’immobilité, religion gréco-romaine par excellence : la famille qui reconduit le pouvoir des ancêtres, le droit qui inscrit dans le marbre l’inamovibilité du domaine foncier, la constitution qui invoque l’assemblée du peuple sur sa terre et habilite la nation donc ses radicaux, le natal et le natif – toutes ces catégories plus que fondamentales du politique comme sanctuaire et crypte des origines et de la fin commencent de subir sous nos yeux l’assaut des puissances de la mobilité illimitée, selon la même logique d’accélération que celle, jadis, de la subversion du monde féodal par la richesse mobilière. La « fin de la géographie », cette formule n’est pas qu’une boutade, et elle concerne au premier chef la géopolitique : elle calculait des rapports de puissance en expansion matérielle au-delà de leurs frontières juridiques, il lui faut maintenant penser le passage de la puissance à son accélération (et à son inertie consécutive). Il lui faut surtout comprendre que l’époque de l’accélération, à la différence de celle de l’expansion, ne se joue que secondairement sur terre. Le Léviathan de la Bible et de Hobbes habitait les mers. Le nôtre préfère l’univers en dilatation de Hubble, celui dont les corps ne sont ni solides ni fluides ni corps noirs, mais très brèves stases provisoires d’un brassage au fond inconcevable, d’une genèse sans cesse recommencée. Nous n’aurons de Lois qu’en bonne connaissance de cause de ce prodigieux chaos.

J.-L. Evard, 25 novembre 2013

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