dimanche 8 septembre 2013

Une épreuve de vérité


À quand remonte l’habitude adoptée par les journalistes et la classe politique d’opposer les « solutions politiques » aux « solutions militaires » des conflits d’autorité légitime ? Sans attendre ce qu’en dirait une enquête en règle, notons qu’aujourd’hui elle fait fureur, cette vision des choses, et qu’on en chercherait vainement la trace dans les générations qui traversèrent les deux grandes guerres du siècle précédent. Vision qui vaut aussi bien division (d’un côté, le mode politique, de l’autre, la force des armes), division dont l’absurdité surprenante et la popularité universelle ne peuvent manquer de sens puisqu’elles se conjuguent si bien, en dépit de l’évidence.

De toutes les hypothèses concevables devant une telle bizarrerie, excluons la plus basse : il n’y va pas d’un simple tic de langage, d’une laideur de jargon, d’une de ces souriantes obscénités indispensables à la désinvolture d’une mode. Ou plutôt, il y va tellement de ce tic, de son insistance, de son succès phénoménal, de sa fonction de clin d’œil échangé au grand jour entre détenteurs du discours public – qu’il faut y regarder de plus près qu’à la surface des manières, du maniérisme et du goût du jour. Demandons donc au contraire à quels motifs plus profonds rattacher la conviction et le credo clefs du nouveau lieu commun.

Et passons à l’hypothèse moyenne : Robert Kagan, le publiciste américain qui, au cours de la seconde guerre d’Irak, avait raillé les Européens adeptes de Vénus qu’il jugeait devenus inaptes à la guerre et à son dieu Mars, Robert Kagan aurait vu juste – mais sans comprendre lui-même la portée de son jugement (si la polémique ne l’avait pas rendu sourd, par suffisance et vanité impériales, il se serait demandé pourquoi les États-Unis, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, perdent tant de guerres qu’ils n’ont pas déclarées et en gagnent tant qu’ils n’ont pas menées). Mais nonobstant cette cécité de patricien de la république impériale encore en charge de l’ordre des relations internationales, Kagan aurait eu raison, et raison dans l’esprit même d’un Européen devenu Américain pour cause d’émigration forcée à la veille de la Shoah, raison dans l’esprit de Kissinger qui fut le premier Américain à déclarer à haute et intelligible voix l’Europe hors jeu désormais du jeu historique des grandes puissances. Kagan aurait vu juste, et d’autant plus vivement offensé l’intelligence européenne qu’elle reconnaissait dans le lazzi venu de Washington sa propre philosophie de l’histoire – mais retournée contre elle : philosophie venue du cœur même de sa tradition, née sous Thucydide et refondée sous Machiavel. Sous le poids de l’offense, sous la violence de la vérité qui seule blesse dès que dite ou insinuée, l’intelligence européenne aurait résolu de faire de sa faiblesse une vertu, elle s’y essaierait, désormais, en reniant intégralement sa propre tradition : en inventant une politique sans le moindre rapport à la guerre (une Paix en soi, à la manière du pape qui avant-hier encore, et quand la guerre atroce fait rage en Syrie, condamne de principe et ex cathedra toute opération armée visant à intimider le pouvoir syrien – en leur temps, les jésuites nous avaient pourtant habitués à plus de discernement politique : serait-ce donc, de la part du pape François, une manière de couvrir la voix moins pacifiste du père jésuite Dall’ Oglio, ce disciple de Massignon récemment disparu dans la tourmente de la guerre au Proche-Orient ?).

Cette hypothèse moyenne, il faut bien dire que les vingt dernières années de l’histoire européenne la corroborent, et de manière assez massive. Il serait sot et impolitique, toutefois, de s’en tenir au raisonnement « américain » et « anti-européen » de Robert Kagan et de ses disciples – et ce pour deux raisons. La première est qu’en Europe même il est des Européens pour refuser un tel « pacifisme ». Qu’ils restent discrets témoigne de leur lucidité. La seconde est qu’aux États-Unis même ce « pacifisme » gagne du terrain, et n’en est qu’à ses débuts : non pas seulement comme « éthique de conviction », non pas seulement comme protestation contre les sinistres années de manipulation de l’équipe Bush II, mais aussi comme « éthique de responsabilité », la génération Obama mesurant bien, semble-t-il, que les États-Unis abordent une phase décisive de leur histoire de république impériale puisqu’ils doivent renoncer, à moyen terme, à « couvrir » l’étendue planétaire de l’ordre mondial, comme ils l’avaient fait jusqu’à la fin des années 1980 et se résoudre à des « choix » dans l’immensité (Proche-Orient ou Pacifique ? et dans le Pacifique : avec le Japon, mais jusqu’à quelles extrémités ?).

Cette hypothèse moyenne, toutefois, n’éclaire elle-même qu’une partie de la réalité dissimulée par le jargon des « solutions politiques » opposées aux « solutions militaires ». Une chose est le conflit intra-occidental entre le nain européen (et post-colonial) et le titan américain (et anti-colonial), conflit datant d’ailleurs de bientôt un siècle et bien parti pour durer un siècle encore. Autre chose est le conflit sémantique qui se joue à fleurets mouchetés entre utilisateurs de la langue de bois du jour. À qui ferait-on croire qu’un François Hollande qui a nettement contribué à asseoir la démocratie parlementaire au Mali grâce à une victoire militaire (d’ailleurs fort peu commentée – pourquoi ?) opposerait, quand il réfléchit, le politique et le stratégique ! Il faut donc bien supposer – voici l’hypothèse haute – que, dans le milieu même qui a introduit le clivage primitif qui nous occupe (le clivage de la politique qui serait toute pacifique et de la guerre rechute dans la barbarie), on ne s’entend pas – mais alors, pas du tout – sur sa fonction et sur son utilité. Il y aurait mésentente profonde au sein même de la classe qui décide de la paix et de la guerre – et mésentente si profonde, si dangereuse de par l’acuité même de la divergence, qu’il urgerait de la camoufler, y compris avec des moyens aussi grossiers, aussi puérils et aussi dégradants que le jargon abrutissant qui invoque une politique sans force et une guerre sans raison.

Nous avons évoqué ici même, récemment, un des symptômes de cette situation, en commentant le livre intitulé La Guerre hors limites (billet du 22 juin 2013, « La sécurité insidieuse »). Le jargon hyper-pacifiste, en Europe, des responsables en titre de la guerre et de la paix témoigne d’une discorde grave, parmi eux, du sens même, du sens actuel de cette différence entre guerre et paix – pour la raison décelée par les auteurs de la « guerre hors limites » : ce qui s’illimite tend de fait à se refuser à la définition, donc à la maîtrise. Il n’y a donc qu’un seul moyen efficace et noble de contenir le désastre du mensonge politique à la mode en Europe : aux formes inédites et insolites de violence qui menacent la convivialité humaine, consacrer l’enquête rigoureuse sans laquelle nous ne pourrions ni donner leur nom aux choses ni nous assurer de durer parmi elles. Mensonge non pas concerté (il ne tiendrait pas longtemps), et non pas mensonge de complaisance, mais silence par omission collective et par consentement actif, véritable torture infligée à la réalité élémentaire, torture au grand jour, torture de langage surgissant parmi nous, bénéficiant de la même tolérance que sa sœur la torture officieuse des corps emprisonnés sans lois ni jugement. Étrange défaite de la pensée, véritable omerta, où la violence faite par tous à leur propre langage leur permet de retarder le moment de l’épreuve de vérité.

J.-L. Evard, 8 septembre 2013


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