À quand remonte
l’habitude adoptée par les journalistes et la classe politique d’opposer les
« solutions politiques » aux « solutions militaires » des
conflits d’autorité légitime ? Sans attendre ce qu’en dirait une enquête en
règle, notons qu’aujourd’hui elle fait fureur, cette vision des choses, et
qu’on en chercherait vainement la trace dans les générations qui traversèrent
les deux grandes guerres du siècle précédent. Vision qui vaut aussi bien
division (d’un côté, le mode politique, de l’autre, la force des armes),
division dont l’absurdité surprenante et la popularité universelle ne peuvent
manquer de sens puisqu’elles se conjuguent si bien, en dépit de l’évidence.
De
toutes les hypothèses concevables devant une telle bizarrerie, excluons la plus
basse : il n’y va pas d’un
simple tic de langage, d’une laideur de jargon, d’une de ces souriantes
obscénités indispensables à la désinvolture d’une mode. Ou plutôt, il y va
tellement de ce tic, de son insistance, de son succès phénoménal, de sa
fonction de clin d’œil échangé au grand jour entre détenteurs du discours
public – qu’il faut y regarder de plus près qu’à la surface des manières, du
maniérisme et du goût du jour. Demandons donc au contraire à quels motifs plus
profonds rattacher la conviction et le credo clefs du nouveau lieu commun.
Et
passons à l’hypothèse moyenne :
Robert Kagan, le publiciste américain qui, au cours de la seconde guerre
d’Irak, avait raillé les Européens adeptes de Vénus qu’il jugeait devenus
inaptes à la guerre et à son dieu Mars, Robert Kagan aurait vu juste – mais
sans comprendre lui-même la portée de son jugement (si la polémique ne l’avait
pas rendu sourd, par suffisance et vanité impériales, il se serait demandé
pourquoi les États-Unis, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, perdent
tant de guerres qu’ils n’ont pas déclarées et en gagnent tant qu’ils n’ont pas
menées). Mais nonobstant cette cécité de patricien de la république impériale
encore en charge de l’ordre des relations internationales, Kagan aurait eu
raison, et raison dans l’esprit même d’un Européen devenu Américain pour cause
d’émigration forcée à la veille de la Shoah, raison dans l’esprit de Kissinger
qui fut le premier Américain à déclarer à haute et intelligible voix l’Europe
hors jeu désormais du jeu historique des grandes puissances. Kagan aurait vu
juste, et d’autant plus vivement offensé l’intelligence européenne qu’elle
reconnaissait dans le lazzi venu de Washington sa propre philosophie de
l’histoire – mais retournée contre elle : philosophie venue du cœur même
de sa tradition, née sous Thucydide et refondée sous Machiavel. Sous le poids
de l’offense, sous la violence de la vérité qui seule blesse dès que dite ou
insinuée, l’intelligence européenne aurait résolu de faire de sa faiblesse une
vertu, elle s’y essaierait, désormais, en reniant intégralement sa propre tradition : en inventant une politique
sans le moindre rapport à la guerre (une Paix en soi, à la manière du pape qui
avant-hier encore, et quand la guerre atroce fait rage en Syrie, condamne de
principe et ex cathedra toute
opération armée visant à intimider le pouvoir syrien – en leur temps, les
jésuites nous avaient pourtant habitués à plus de discernement politique :
serait-ce donc, de la part du pape François, une manière de couvrir la voix
moins pacifiste du père jésuite Dall’ Oglio, ce disciple de Massignon récemment
disparu dans la tourmente de la guerre au Proche-Orient ?).
Cette
hypothèse moyenne, il faut bien dire
que les vingt dernières années de l’histoire européenne la corroborent, et de
manière assez massive. Il serait sot et impolitique, toutefois, de s’en tenir
au raisonnement « américain » et « anti-européen » de
Robert Kagan et de ses disciples – et ce pour deux raisons. La première est
qu’en Europe même il est des Européens pour refuser un tel
« pacifisme ». Qu’ils restent discrets témoigne de leur lucidité. La
seconde est qu’aux États-Unis même ce « pacifisme » gagne du terrain,
et n’en est qu’à ses débuts : non pas seulement comme « éthique de
conviction », non pas seulement comme protestation contre les sinistres
années de manipulation de l’équipe Bush II, mais aussi comme « éthique de
responsabilité », la génération Obama mesurant bien, semble-t-il, que les
États-Unis abordent une phase décisive de leur histoire de république impériale
puisqu’ils doivent renoncer, à moyen terme, à « couvrir » l’étendue planétaire de l’ordre mondial, comme ils
l’avaient fait jusqu’à la fin des années 1980 et se résoudre à des
« choix » dans l’immensité (Proche-Orient ou Pacifique ? et dans le Pacifique : avec le Japon, mais
jusqu’à quelles extrémités ?).
Cette
hypothèse moyenne, toutefois, n’éclaire elle-même qu’une partie de la réalité
dissimulée par le jargon des « solutions politiques » opposées aux
« solutions militaires ». Une chose est le conflit intra-occidental
entre le nain européen (et post-colonial) et le titan américain (et
anti-colonial), conflit datant d’ailleurs de bientôt un siècle et bien parti
pour durer un siècle encore. Autre chose est le conflit sémantique qui se joue
à fleurets mouchetés entre utilisateurs de la langue de bois du jour. À qui
ferait-on croire qu’un François Hollande qui a nettement contribué à asseoir la
démocratie parlementaire au Mali grâce à une victoire militaire (d’ailleurs
fort peu commentée – pourquoi ?) opposerait, quand il réfléchit, le
politique et le stratégique ! Il faut donc bien supposer – voici
l’hypothèse haute – que, dans le
milieu même qui a introduit le clivage primitif qui nous occupe (le clivage de
la politique qui serait toute pacifique et de la guerre rechute dans la
barbarie), on ne s’entend pas – mais alors, pas du tout – sur sa fonction et
sur son utilité. Il y aurait mésentente profonde au sein même de la classe qui
décide de la paix et de la guerre – et mésentente si profonde, si dangereuse de
par l’acuité même de la divergence, qu’il urgerait de la camoufler, y compris
avec des moyens aussi grossiers, aussi puérils et aussi dégradants que le
jargon abrutissant qui invoque une politique sans force et une guerre sans
raison.
Nous
avons évoqué ici même, récemment, un des symptômes de cette situation, en
commentant le livre intitulé La Guerre
hors limites (billet du 22 juin 2013, « La sécurité
insidieuse »). Le jargon hyper-pacifiste, en Europe, des responsables en
titre de la guerre et de la paix témoigne d’une discorde grave, parmi eux, du
sens même, du sens actuel de cette différence entre guerre et paix – pour la
raison décelée par les auteurs de la « guerre hors limites » :
ce qui s’illimite tend de fait à se refuser à la définition, donc à la
maîtrise. Il n’y a donc qu’un seul moyen efficace et noble de contenir le
désastre du mensonge politique à la mode en Europe : aux formes inédites
et insolites de violence qui menacent la convivialité humaine, consacrer
l’enquête rigoureuse sans laquelle nous ne pourrions ni donner leur nom aux
choses ni nous assurer de durer parmi elles. Mensonge non pas concerté (il ne
tiendrait pas longtemps), et non pas mensonge de complaisance, mais silence par
omission collective et par consentement actif, véritable torture infligée à la
réalité élémentaire, torture au grand jour, torture de langage surgissant parmi
nous, bénéficiant de la même tolérance que sa sœur la torture officieuse des
corps emprisonnés sans lois ni jugement. Étrange défaite de la pensée, véritable
omerta, où la violence faite par tous
à leur propre langage leur permet de retarder le moment de l’épreuve de vérité.
J.-L.
Evard, 8 septembre 2013
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