On ne comprendra pas le style russe dans l’administration du
désordre international – le goût prononcé du Kremlin pour l’allure mauvais
genre, pour le langage canaille, pour l’exhibition du big stick brandi sous le nez géorgien (2007) ou ukrainien (1993-94),
pour l’ostentation de la force crue du voyou en vadrouille chez les ploucs de
la haute, pour la morgue du coup marqué au mépris de toute élégance (le
passeport donné à l’arsouille du – mauvais – cinéma de l’Ouest aussi bien qu’à
la bête noire de l’espionnage américain), la protection inconditionnelle
garantie devant le Conseil de sécurité des Nations unies à un État criminel de
guerre –, on ne comprendra pas le talent dépensé par le Kremlin à jouer le
gâte-sauce obstiné dans le concert des grandes puissances si l’on oublie la
règle d’or (mais non écrite) qui est la leur depuis l’Ancien Régime :
comme les moutards hargneux dans la vie agitée des familles nombreuses, la
grande puissance qui souffre du complexe de l’encerclement ne peut tenir son
rang et garder la face qu’à la condition d’élever la voix et de racler des
pieds. Poutine et Depardieu ont plus d’un point en commun.
Le rôle,
avouons-le, est ingrat, et ceux qui le tiennent n’en tirent jamais de
satisfaction décente ou suffisante. Pour devenir une grande puissance arrachant sa
reconnaissance auprès de celles déjà établies (dictant donc aussi les normes
d’adhésion à leur sourcilleuse société), pour affronter avec succès les
épreuves de la sélection, pour emporter la palme sans passer pour autant pour
un parvenu à l’éducation douteuse et à l’efficacité incertaine, il faut remplir
une condition géopolitique au moins,
savoir bluffer ou s'abstenir de jouer – et la Russie, en se débarrassant de Gorbatchev, donc de son meilleur
atout en matière d’occidentalisation de la société russe après plus de
cinquante ans de glacis, a certainement perdu une de ces occasions que
l’histoire ne dispense qu’avec avarice.
En
perspective européenne, il y a un illustre précédent en la matière :
l’Allemagne des Hohenzollern, quand le jeune empereur Guillaume II renvoie le
vieux Bismarck dans ses foyers, annonce ainsi la fin de la politique continentale conçue par lui aux fins
d’unification de l’Allemagne et inaugure la politique coloniale qui, via l’épisode de Tanger ou celui du chemin de fer de
Bagdad, mène droit à 1914, autrement dit à la destruction de l’ordre européen
tel que cogité par Bismarck dans la logique du Congrès de Vienne. La stratégie
des successeurs du « chancelier de fer » aboutira en peu de temps à
l’effet inverse de celui par eux escompté : alors que Sadowa (1866) et
Sedan (1870) avaient consacré l’Allemagne en grande puissance du Mitteleuropa, l’Allemagne n’en souffre
pas moins, trente ans plus tard, d’un complexe d’ « encerclement »
(Einkreisung), qui inspirera
massivement le « nationalisme révolutionnaire » de l’après-guerre,
puis le discours géopolitique du mouvement et du régime hitlérien. Voici bien l’élément
décisif : c’est au moment où l’Allemagne recueille les fruits de la
politique bismarckienne, au moment même où cette nouvelle Allemagne relevée du
désastre d’Erfurt (1806) obtient sa légitimité auprès des puissances rivales,
qu’elle commence au contraire à s’imaginer « encerclée » – donc
menacée par un danger dont la neutralisation lui paraîtra exiger de renoncer à
l’ « équilibre » continental de conception bismarckienne, aucun moyen
ne lui paraissant trop coûteux pour y parvenir. Edward Luttwak reconnaîtrait
certainement dans cette anomalie l’effet le plus classique de ce que lui-même a
décrit comme la dynamique paradoxale
de toute stratégie : c’est une fois parvenue à ses fins – en une trentaine
d’années, jouer la refondation de l’empire romain et germanique – que
l’Allemagne tend à se comporter comme si elle avait échoué, et à bouleverser
les règles (non écrites) du jeu international : défi lancé à la
Grande-Bretagne (sur les mers), à la France (au Maroc ou au Proche-Orient) –
par exemple. La grande puissance allemande se comporte comme si elle n’en était pas une. Le personnage de Guillaume II – ses infirmités en tout genre – incarnera
à la perfection cette remarquable bizarrerie : donnez un camion de 35
tonnes à conduire à un apprenti sorcier, il le maniera comme une poussette.
Le
malheur veut que la chute du régime soviétique pousse aujourd’hui la Russie
dans une situation analogue. Malheur d’autant plus lourd à porter que la fin de
ce régime annonçait aussi bien des possibilités inverses, ou alternatives :
tant sur le plan intérieur (avantage à l’école « occidentaliste »,
contre la tradition autocratique) que sur le plan international (résolution de
la crise des SS 20, émancipation de l’Europe centrale et orientale), la
tendance générale au desserrement de l’étau
posé par le bolchevisme sur l’espace-temps slave donnait raison, qui plus est,
à George Kennan et au principe stratégique de l’endiguement qu’il avait imposé
dans les débuts de la guerre froide. Mais cette occasion, comme toutes les
occasions, n’a pas duré. Faute qu’on la saisisse – faute que Gorbatchev ait
trouvé de véritables alliés intra muros et
à l’Ouest –, le retour à l’habitus et le repli sur la tradition l’ont emporté.
(Les Pussy Riots narguent le gouvernement ? Elles iront en camp – et non en prison. Toute la
détresse russe se lit à livre ouvert dans de tels détails sinistres – au moins
autant que dans l’appui donné à Bachar El Assad par le ministre Lavrov.)
Or l’
« endiguement » de l’empire soviétique par l’empire américain,
c’était, du point de vue russe, son « encerclement » – perception
d’autant plus déterminante qu’elle remontait aux premières années de l’histoire
soviétique, années de l’enfermement du bastion rouge posant au sanctuaire d’une
« révolution mondiale » (qu’il fit tout, par ailleurs, pour saborder
partout où elle hissait les couleurs) et transfigurant ainsi en posture
idéologique un destin historique bien singulier, celui de grande puissance
perpétuellement empêchée d’agir conformément à sa prétention (prétention
impériale ou prétention révolutionnaire, le résultat
stratégique est le même).
Le personnage de Poutine tire de là son
efficacité : la révolution née en 1917 de la guerre mondiale a raté, la
course aux armements née de la guerre froide a raté et a précipité
l’effondrement des structures staliniennes – en apparence, l’encerclement n’a
donc jamais cessé, et du point de vue russe il ne peut même que s’aggraver
puisque les Russes sont bien les seuls à s’imaginer… encerclés (et Poutine, en l'occurrence, suit le même parcours que Soljenitsyne, écrivain visionnaire d'une société close qui rate son ouverture au seul moment propice). Leur handicap
n’est un secret pour personne, mais, comme tout cercle vicieux, un inconvénient
pour tous. Il condamne à l’inutilité la plus odieuse un droit international
même pas rudimentaire, et dont l’instance exécutive – les Nations unies et
leurs organes – achève sous nos yeux sa carrière de fossile du wilsonisme. La
guerre syrienne ne fait que manifester la gravité du dysfonctionnement et
annoncer les prochaines étapes de la dégradation du « nomos de la
terre ».
J.-L.
Evard, 18 septembre 2013
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