Dans Les Guerres irrégulières, l’anthologie
qu’il publie en 2008, Gérard Chaliand conclut l’étude qu’il consacre lui-même
au « phénomène terroriste » sur une thèse d’histoire comparée des
civilisations : « Tandis que la Chine et l’Inde progressent économiquement
à grands pas, le défi des réformes sociales et du développement reste sans
réponse dans la majorité des pays musulmans. Les djihadistes, qui ont sans
doute le sentiment de vivre une épopée qui les libère de l’humiliation et de la
frustration, ne font, en définitive, que contribuer à accentuer un retard que le
monde musulman, d’une façon générale, n’avait pas besoin de creuser » (p.
824).
On
a bien des raisons de s’arrêter sur cette image du « retard », et
d’abord une raison impérieuse : l’étonnement – puisque ce diagnostic
témoigne d’un occidentalisme vigoureux dont les motifs actuels font d’autant plus question qu’ils inspirent ici un ancien
témoin (engagé) de la décolonisation comme G. Chaliand. Pour préciser la
question : de nos jours, quand il vient des États-Unis (Huntington), cet
occidentalisme doit d’abord, en Europe de l’Ouest, passer le cap de la censure, faire la preuve
de son innocence et de son innocuité
idéologiques, perdant ainsi d’avance une part de son originalité intellectuelle
puisqu’on le suspecte, et non sans hargne parfois, de déguiser des désirs
d’hégémonie. Quand il se déclare dans une ex-puissance impériale comme la
France, et sous cette forme savante, et après le 11 septembre 2011, le même
occidentalisme donne donc à réfléchir avec plus de simplicité. Essayons
d’exploiter cet avantage.
Quel
« retard » accuserait l’islam ? Il se trouve à la traîne du
Progrès (auquel je mets ici majuscule initiale pour marquer que, sous la plume
de Chaliand, il s’agit bien de notre bon vieux progrès de toujours, celui
inventé au cours de la première révolution industrielle, par des réformateurs
de la vieille Europe aussi talentueux que les physiocrates, les encyclopédistes
et autres modernistes des arts appliqués). La Chine et l’Inde, dans cette perspective,
auraient fini par rallier l’Occident – personne ne songeant d’ailleurs à
contester la chose, mais peu s’avisant qu’elle vide de son contenu
philosophique conventionnel, d’ailleurs précaire, ledit concept d’Occident.
L’image du « retard » historique date des débuts de la philosophie de
l’histoire (sous sa forme méthodique, elle aussi contemporaine de la première
révolution industrielle, et sans guère de doute un de ses fruits les plus
capiteux) : c’est aux accents apologétiques du Siècle de Louis XIV que l’Europe, sous la plume de Voltaire,
apprend à se définir comme le seul et définitif précepteur du reste de
l’humanité présente et à venir, laquelle ne saurait donc rêver d’autre salut
possible, d’autre destin décent que de s’occidentaliser. En bonne logique,
cette catégorie du « retard » trouvera d’excellents interprètes chez
les socialistes, la postérité en droite ligne des industrialistes de la
première heure – qu’on pense, par exemple, aux pages brillantes consacrées par
Trotski, dans son histoire de la révolution d’Octobre, aux effets déstabilisateurs
du « développement inégal et combiné », ou aux analyses de Gramsci
sur le Risorgimento et la fracture entre le Nord et le Sud italiens.
Prophétiser
l’avenir nommé Progrès obligeait en effet à dire aussi bien que possible de
quoi il retournerait en fin de compte, sauf à vouloir passer pour un rêveur acosmique.
Pour les occidentalistes du XVIIIe siècle, il ne faisait pas de
doute que la mécanisation du monde qui déclenchait ce que nous appelons la
révolution industrielle apporterait de surcroît des gains analogues de
puissance intellectuelle et de sensibilité esthétique, et qu’elle les
apporterait à tous (au sens où, pour
la génération de Condorcet, l’idée de Progrès ne se comprend qu’appliquée à la
communauté et à la société entières, sous le signe de l’égalisation universelle
des chances d’humanisation de l’homme). L’enthousiasme humanitaire concomitant
à la révolution industrielle répond à un motif puissant parce que
double : la Machine (à l’époque, celle à vapeur) doit libérer des
peines du labeur comme la religion
(chrétienne) avait libéré des chaînes de l’esclavage, et il y a ce trait commun
d’une seule et même émancipation dans l’« égalité » ainsi envisagée.
Le Progrès par la technique, on l’a souvent souligné, se présente ainsi comme
la figure séculière, l’héritier efficace du Salut par la foi et par les œuvres,
son passage dans le profane. C’est
pourquoi, de nos jours encore – et, ici, sous la plume de Gérard Chaliand –, il
est rigoureusement impossible de parler de « retard » sans impliquer
la vision occidentaliste première et sans se rallier en tous points à cette
vulgate sécularisée d’une religion d’égaux, la religion du salut dans et par
l’Histoire. Les figures du Progrès dénotent toutes sans exception la même
conviction inviscérée : tous les humains, enfants de la technique, se
reconnaissent et se professent fils (et filles) du dieu mort pour qu’ils puissent se considérer comme
« égaux ». Dans cette « égalité », il y a de fait comme un
horizon et un désir d’immortalité collective, ou, autrement dit, de rédemption :
les « enfants de Dieu » célébrés par les mystiques chrétiens pour
leur égalité d’innocence réapparaissent dans la plus éminente des valeurs
politiques de la Constitution américaine, celle justement qui, un siècle plus
tard, au prix d’une guerre civile, impose l’abolition de l’esclavage, cette
Antiquité résiduelle enkystée dans les Temps modernes. Ce que puritanisme et
calvinisme entreprendront les premiers en terre réformée, le catholicisme –
avec retard ! – le réalisera à son tour à partir de Lamennais. Les unes
après les autres, les religions de sortie de la religion, dirait Marcel
Gauchet, s’emparent des leviers et des cerveaux. Quant aux limites inhérentes à cette religion de l'égalité, le sort ménagé à la nation indienne sur le continent nord-américain, ce massacre donna beaucoup à penser même à un libéral aussi intransigeant que Tocqueville. Rétrospectivement, pour nous, cette universalisation de l'homme de l'égalité moyennant disparition de l'homme d'avant l'égalité ne doit pas signifier qu'une époque meilleure "succéda" à une autre moins bonne (point de vue normatif des vainqueurs) : à l'époque des génocides à répétition, la nôtre, elle nous montre aussi comme le présage qu'entre l'égalité universelle des hommes et la possibilité de leur extermination par d'autres hommes il ne peut pas ne pas y avoir quelque relation encore impensée, quelque chose de l'ordre d'une réciprocité monstrueuse dissimulée dans l'égalité visible. Les lecteurs de Conrad et d'Au cœur des ténèbres en savent long sur la question, mais aussi ceux de René Girard.
Pour
mesurer la contrainte toute-puissante cachée dans le dispositif intellectuel et
symbolique opérant en la matière, il suffit de comparer le diagnostic de
Chaliand avec ces lignes du jeune Renan : « L'islamisme qui, par un étrange destin,
à peine constitué comme religion dans ses premières années, est allé depuis
acquérant sans cesse un nouveau degré de force et de stabilité, l'islamisme
périra par l'influence seule de la science européenne, et ce sera notre siècle
qui sera désigné par l'histoire comme celui où commencèrent à se poser les
causes de cet immense événement » (L’Avenir
de la science, 1849, p. 768 de l’édition de 1949). Les sciences
occidentales de l’islam avaient surgi dans cette chronologie qu’on dirait
écrite par les savants embarqués en 1797 vers l’Égypte par Bonaparte à la
conquête de l’Orient. Cette perception eurocentriste commande encore les
nôtres, et dans leur détail.
Ainsi
s’amorce la réponse à notre question : l’Occident dont, pour cause de
« retard », s’éloigne
l’islam, c’est la Science. Las ! Il suffit d’observer ce qui lui arrive,
aujourd’hui, à cette Science, pour saisir aussitôt le court-circuit qui nous
menace : elle-même a cessé, au cœur de l’Occident, de se percevoir en
progrès, elle-même voit le doute méthodique ronger ses fondements – non pas
sous l’assaut de ses réactionnaires, les roides et inutiles contempteurs du
machinisme et du vaccin pour tous, mais, depuis Heisenberg et Popper, sous
l’objection insistante des savants et chercheurs désabusés de tout
déterminisme.
Situation
qui aggrave d’autant celle de l’islam : non seulement il prendrait du
« retard », mais encore le fait-il pour un rendez-vous que personne
ne pourra jamais vraiment honorer : ni le retardataire, ni l’horloger.
Certes,
devant l’ici-bas, les religions, et elles le savent, n’ont jamais été
« égales » puisqu’elles ne lui reconnaissent pas la même valeur et que, d’une théologie à
l’autre, le siècle mérite plus ou
moins d’efforts que l’éternité. Mais cette certitude critique et wébérienne
resterait creuse et prétentieuse si nous n’y ajoutions le poids d’un nouvel
avènement (d’ailleurs pressenti par Max Weber) : la Science qui
s’autorisait à évaluer les religions quant à leur plus ou moins d’adaptation au
siècle, la Science elle-même ne se comprend plus en son siècle. L’impasse, il
faut donc la dire double : il faut penser en même temps l’impasse de la résurrection par la foi en armes (le revival du djihad) et l’impasse de la Science maître et possesseur de la
nature. Cette impasse configure un chaos plus qu’une simple asymétrie : la
foi contre la science et la science sans conscience ni ne se complètent ni ne
s’opposent. Il y a là dissonance, voire cacophonie, non pas retard d’une
rédemption barbare sur une rédemption civilisée. Distorsion qui, elle aussi,
opère comme une bombe à retardement ou comme une infirmité incurable. Signe des temps, signe distinctif de l'anthropocène.
J.-L.
Evard, 22 septembre 2013
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