Une des
particularités remarquables de la guerre dite de mouvement tient à l’esprit de
conséquence dans lequel sa théorie, une fois reconnue cette forme toute
nouvelle du conflit armé, progressa et inspira par la suite toute la
réflexion militaire et technologique. Cette observation ne concerne pas les
seuls historiens de la guerre, ni même les seuls stratégistes, elle donne à
entendre ce qui vient de soi-même à la conscience – donc à la pensée – chaque
fois qu’elle apprend à s’ouvrir à l’espace-temps et à sa plasticité constitutive.
Pour
mieux entendre encore, et d’abord moyennant exemple édifiant, la relation
élémentaire et intime, la relation physique
qui noue notre propre mobilité animale et technique à celle des mondes où nous
vivons, on s’instruit comme il convient
en méditant quelques lignes de l’essai publié en 1920 par T. E. Lawrence et
paru en traduction française sous le titre La
Guérilla dans le désert (aux éditions Complexe, puis aux éditions Mille et
Une Nuits). Lecture d’autant plus féconde qu’il ouvre d’une seule clef, ce
texte remarquable, deux perspectives différentes en même temps : celle de
la guerre de mouvement, d’une part, celle de la guerre irrégulière (ou guerre
de partisans), d’autre part. Sous la plume de l’officier britannique en mission
au Moyen-Orient dans les années 1915-1918, les conséquences tactiques et
stratégiques de ces deux formes de guerre font pour la première fois l’objet
d’une véritable synthèse. On les savait quasi jumelles (la guerre de mouvement
résulte des mutations de la guerre survenues entre la bataille de Valmy et
celle d’Austerlitz, la guerre de partisans apparaît en Espagne en
1808-1809) ; Lawrence, de plus, saisit le premier la raison organique de cette
simultanéité : il élucide pour quelles raisons au juste ces deux formes de
guerre s’apparentent et se dialectisent. Intuition qui lui donne, nota bene, trente ans d’avance sur Carl
Schmitt dont la Théorie du partisan (parue
en 1963) doit sa substance à la découverte de Lawrence.
Le
colonel Lawrence fait partie des grands écrivains de son siècle. Un des traits
de son style le place en outre parmi les grands devenus des classiques (comme le souligne, pour un lecteur français, le fait significatif que son plus grand livre ait été traduit par un spécialiste de Racine, Charles Mauron) : la
modestie, cette vertu qui consiste à toujours rechercher dans la tradition les
précurseurs de la découverte « originale » qu’on communique à la
postérité en briguant ainsi d’y faire plus tard peut-être autorité à son tour.
Le lecteur de Lawrence admire donc le détachement – et l’ironie discrète – avec
lequel cet érudit ne cite qu’un seul de ses contemporains stratèges – Foch –
pour en détourner la doctrine et cite quantité d’auteurs anciens, voire très
anciens (Maurice de Saxe, Xénophon) pour en arriver au corps même de sa propre
découverte. Ce qui chez lui résulta d’une expérience (la guerre dans le désert)
et d’une intuition (la mobilité du partisan l’emporte sur l’immobilité de
l’empire turc), donnons-lui pour commencer forme nue, forme axiomatique, en
partant de deux propositions thétiques. La première concerne la guerre de
mouvement, ramenée à son essence : « La vitesse et le temps étaient
nos atouts, plus que notre puissance de choc, ce qui nous conférait une force
plus stratégique que tactique » (p. 49). La seconde dévoile la cinétique
propre à la guerre de partisans : « Pour peu que nous soyons cinq
fois plus mobiles que les Turcs, nous pouvions leur tenir tête avec un
cinquième de leurs troupes » (p. 48).
Or,
quelques lignes plus haut, la synergie de ces trois modes de puissance
(vitesse, temps et mobilité – trois modes complémentaires de la même fonction
espace-temps) venait de s’énoncer avec une concision exemplaire :
« Notre objectif était d’en rechercher le maillon le plus faible [i. e. le talon d’Achille de l’armée
turque], d’y exercer notre pression jusqu’à ce que le temps fît s’écrouler la
masse entière » – objectif qui respecte à la lettre deux des maximes du
premier stratège de l’histoire universelle, Sun Tseu, quand celui-ci
recommande, d’une part, comme idéal
stratégique, de remporter la guerre si possible sans avoir livré bataille,
d’autre part, comme idéal cinétique, de former son armée en torrent dévalant la
ligne de plus grande pente et balayant tout ce qui est plus lent que lui. Les
incursions éclairs des méhari de Lawrence contraignirent les divisions de
l’empire ottoman à s’amasser et à s’immobiliser dans le désert (le long de la
voie de chemin de fer joignant Médine à La Mecque), permettant ainsi aux
Britanniques la prise, bien plus au nord, de Jérusalem moins bien gardée. Ce
qui fait ici l’autorité de Lawrence le moderne, son coup de maître, c’est de
retrouver, en matière de guerre irrégulière, les linéaments physiques de la doctrine élaborée par
Sun Tseu le classique en matière de guerre régulière. L’armée turque contrôle
infailliblement l’étendue moyen-orientale terrestre ? Lawrence décide de
jouer le temps (mobiliser, razzier, accélérer) contre l’espace (investir,
occuper, coloniser), il comprend que le théâtre
de la guerre n’est que la forme politique et militaire statique de la puissance
physique que nous appelons « espace-temps », il comprend que cette puissance
est dynamique avant que d’être statique (flux avant que d’être
capital), il comprend que l’équation grecque et pythagoricienne de
l’espace-temps (1 unité-temps pour 3 unités-espaces) peut se recomposer et que
la proportion traditionnelle de 1 à 3 n’a là qu’une de ses multiples valeurs
possibles. La guerre de mouvement opère une de ces réévaluations : le
temps comme accélération tend à y usurper la place majeure détenue par l’espace
comme étendue inerte – produisant l’effet physique noté par Peirce quand il
relève que deux corps immobiles l’un par rapport à l’autre tendent à en faire
trois quand ils entrent en relation de mouvement ! (Ce qui vaut
commentaire judicieux, même si timide, de la fonction newtonienne de la
gravitation universelle.) Autrement dit, mouvement et immobilité ne constituent
pas une simple couple d’opposés (figure duelle, ou binaire, de la relation
antagoniste), mais ne prennent sens que mis par la pensée en relation avec un
protagoniste tiers qu’ils présupposent : la stratégique du siècle de
Lawrence, le siècle des guerres et des révolutions en chaîne, ne fait là, à
partir de la physique newtonienne, que revenir à ses sources dialectiques les
plus authentiques (à la fois orientales, chez Lao Tseu, et occidentales, chez
les Présocratiques grecs). Se faire plus rapide, du côté britannique et arabe,
ne signifiait pas simplement déstabiliser ou déjouer la logistique et le plan
opérationnel turcs, mais provoquait surtout un renversement du champ entier au sein duquel s’inscrivait
le théâtre de cette guerre. En ceci
consiste la quintessence de l’intuition de Lawrence ; aussi étendu
soit-il, le théâtre de la guerre
(ici, l’Europe entière) n’est lui-même que le corps visible d’un invisible qui
le contient, son champ – au sens où
tout champ géographique n’est que l’actualité sensible et relativement stable
d’un champ magnétique en effervescence perpétuelle.
Cette
synthèse magistrale des doctrines de la guerre de mouvement et de la guerre de
partisans nous permettra aussi de réussir bientôt une seconde synthèse, celle
du discours géopolitique (qui, par nature, se réfère à la domination de
l’espace) et de la stratégique (qui tente de rendre l’avantage au temps). Ce
que Lawrence découvre et redécouvre – la possibilité et l’urgence d’étendre à la
guerre irrégulière la thèse énoncée au XIXe siècle par le général
allemand Willisen (1790-1879) pour la théorie de la « grande
guerre », à savoir que la stratégie, c’est « l’étude des
communications » (p. 60) –, il y parvient dans les conditions limites de la révolte des tribus arabes
contre l’empire ottoman (le désert, la
dispersion, la précarité logistique). Ces conditions elles-mêmes permettent, un
siècle après Lawrence, la conceptualisation féconde : appliquées à notre
espace-temps ordinaire, celui des accélérations répétées imprimées à l’espace
humain par les révolutions du transport et des transmissions, elles nous
permettent de mieux faire face au grand désordre contemporain des formes si
troubles de la guerre et de la paix. Ce désordre diminuera quand nous serons à
même de mieux décliner la table des valeurs de la fonction physique
espace-temps (laquelle, valant d’abord pour nous comme animal parlant dans son
espace-temps, vaut aussi comme fonction anthropologique et écologique
première). Objectif dont nous approchons au fur et à mesure que nous repérons
comment la tradition la plus ancienne l’avait perçu, et à mesure que se
dessine, à travers ses diverses variantes historiques (Sun Tseu, Maurice de
Saxe, Edward N. Luttwak), une constante physique – donc, dans le danger, une ligne de
conduite. La décrire et la préciser fera l’objet de nos prochaines réflexions.
J.-L. Evard, 28 septembre 2013
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