samedi 28 septembre 2013

Pilier de la sagesse


Une des particularités remarquables de la guerre dite de mouvement tient à l’esprit de conséquence dans lequel sa théorie, une fois reconnue cette forme toute nouvelle du conflit armé, progressa et inspira par la suite toute la réflexion militaire et technologique. Cette observation ne concerne pas les seuls historiens de la guerre, ni même les seuls stratégistes, elle donne à entendre ce qui vient de soi-même à la conscience – donc à la pensée – chaque fois qu’elle apprend à s’ouvrir à l’espace-temps et à sa plasticité constitutive.

Pour mieux entendre encore, et d’abord moyennant exemple édifiant, la relation élémentaire et intime, la relation physique qui noue notre propre mobilité animale et technique à celle des mondes où nous vivons,  on s’instruit comme il convient en méditant quelques lignes de l’essai publié en 1920 par T. E. Lawrence et paru en traduction française sous le titre La Guérilla dans le désert (aux éditions Complexe, puis aux éditions Mille et Une Nuits). Lecture d’autant plus féconde qu’il ouvre d’une seule clef, ce texte remarquable, deux perspectives différentes en même temps : celle de la guerre de mouvement, d’une part, celle de la guerre irrégulière (ou guerre de partisans), d’autre part. Sous la plume de l’officier britannique en mission au Moyen-Orient dans les années 1915-1918, les conséquences tactiques et stratégiques de ces deux formes de guerre font pour la première fois l’objet d’une véritable synthèse. On les savait quasi jumelles (la guerre de mouvement résulte des mutations de la guerre survenues entre la bataille de Valmy et celle d’Austerlitz, la guerre de partisans apparaît en Espagne en 1808-1809) ; Lawrence, de plus, saisit le premier la raison organique de cette simultanéité : il élucide pour quelles raisons au juste ces deux formes de guerre s’apparentent et se dialectisent. Intuition qui lui donne, nota bene, trente ans d’avance sur Carl Schmitt dont la Théorie du partisan (parue en 1963) doit sa substance à la découverte de Lawrence.

Le colonel Lawrence fait partie des grands écrivains de son siècle. Un des traits de son style le place en outre parmi les grands devenus des classiques (comme le souligne, pour un lecteur français, le fait significatif que son plus grand livre ait été traduit par un spécialiste de Racine, Charles Mauron) : la modestie, cette vertu qui consiste à toujours rechercher dans la tradition les précurseurs de la découverte « originale » qu’on communique à la postérité en briguant ainsi d’y faire plus tard peut-être autorité à son tour. Le lecteur de Lawrence admire donc le détachement – et l’ironie discrète – avec lequel cet érudit ne cite qu’un seul de ses contemporains stratèges – Foch – pour en détourner la doctrine et cite quantité d’auteurs anciens, voire très anciens (Maurice de Saxe, Xénophon) pour en arriver au corps même de sa propre découverte. Ce qui chez lui résulta d’une expérience (la guerre dans le désert) et d’une intuition (la mobilité du partisan l’emporte sur l’immobilité de l’empire turc), donnons-lui pour commencer forme nue, forme axiomatique, en partant de deux propositions thétiques. La première concerne la guerre de mouvement, ramenée à son essence : « La vitesse et le temps étaient nos atouts, plus que notre puissance de choc, ce qui nous conférait une force plus stratégique que tactique » (p. 49). La seconde dévoile la cinétique propre à la guerre de partisans : « Pour peu que nous soyons cinq fois plus mobiles que les Turcs, nous pouvions leur tenir tête avec un cinquième de leurs troupes » (p. 48).

Or, quelques lignes plus haut, la synergie de ces trois modes de puissance (vitesse, temps et mobilité – trois modes complémentaires de la même fonction espace-temps) venait de s’énoncer avec une concision exemplaire : « Notre objectif était d’en rechercher le maillon le plus faible [i. e. le talon d’Achille de l’armée turque], d’y exercer notre pression jusqu’à ce que le temps fît s’écrouler la masse entière » – objectif qui respecte à la lettre deux des maximes du premier stratège de l’histoire universelle, Sun Tseu, quand celui-ci recommande, d’une part,  comme idéal stratégique, de remporter la guerre si possible sans avoir livré bataille, d’autre part, comme idéal cinétique, de former son armée en torrent dévalant la ligne de plus grande pente et balayant tout ce qui est plus lent que lui. Les incursions éclairs des méhari de Lawrence contraignirent les divisions de l’empire ottoman à s’amasser et à s’immobiliser dans le désert (le long de la voie de chemin de fer joignant Médine à La Mecque), permettant ainsi aux Britanniques la prise, bien plus au nord, de Jérusalem moins bien gardée. Ce qui fait ici l’autorité de Lawrence le moderne, son coup de maître, c’est de retrouver, en matière de guerre irrégulière, les linéaments physiques de la doctrine élaborée par Sun Tseu le classique en matière de guerre régulière. L’armée turque contrôle infailliblement l’étendue moyen-orientale terrestre ? Lawrence décide de jouer le temps (mobiliser, razzier, accélérer) contre l’espace (investir, occuper, coloniser), il comprend que le théâtre de la guerre n’est que la forme politique et militaire statique de la puissance physique que nous appelons « espace-temps », il comprend que cette puissance est dynamique avant que d’être statique (flux avant que d’être capital), il comprend que l’équation grecque et pythagoricienne de l’espace-temps (1 unité-temps pour 3 unités-espaces) peut se recomposer et que la proportion traditionnelle de 1 à 3 n’a là qu’une de ses multiples valeurs possibles. La guerre de mouvement opère une de ces réévaluations : le temps comme accélération tend à y usurper la place majeure détenue par l’espace comme étendue inerte – produisant l’effet physique noté par Peirce quand il relève que deux corps immobiles l’un par rapport à l’autre tendent à en faire trois quand ils entrent en relation de mouvement ! (Ce qui vaut commentaire judicieux, même si timide, de la fonction newtonienne de la gravitation universelle.) Autrement dit, mouvement et immobilité ne constituent pas une simple couple d’opposés (figure duelle, ou binaire, de la relation antagoniste), mais ne prennent sens que mis par la pensée en relation avec un protagoniste tiers qu’ils présupposent : la stratégique du siècle de Lawrence, le siècle des guerres et des révolutions en chaîne, ne fait là, à partir de la physique newtonienne, que revenir à ses sources dialectiques les plus authentiques (à la fois orientales, chez Lao Tseu, et occidentales, chez les Présocratiques grecs). Se faire plus rapide, du côté britannique et arabe, ne signifiait pas simplement déstabiliser ou déjouer la logistique et le plan opérationnel turcs, mais provoquait surtout un renversement du champ entier au sein duquel s’inscrivait le théâtre de cette guerre. En ceci consiste la quintessence de l’intuition de Lawrence ; aussi étendu soit-il, le théâtre de la guerre (ici, l’Europe entière) n’est lui-même que le corps visible d’un invisible qui le contient, son champ – au sens où tout champ géographique n’est que l’actualité sensible et relativement stable d’un champ magnétique en effervescence perpétuelle.

Cette synthèse magistrale des doctrines de la guerre de mouvement et de la guerre de partisans nous permettra aussi de réussir bientôt une seconde synthèse, celle du discours géopolitique (qui, par nature, se réfère à la domination de l’espace) et de la stratégique (qui tente de rendre l’avantage au temps). Ce que Lawrence découvre et redécouvre – la possibilité et l’urgence d’étendre à la guerre irrégulière la thèse énoncée au XIXe siècle par le général allemand Willisen (1790-1879) pour la théorie de la « grande guerre », à savoir que la stratégie, c’est « l’étude des communications » (p. 60) –, il y parvient dans les conditions limites de la révolte des tribus arabes contre l’empire ottoman  (le désert, la dispersion, la précarité logistique). Ces conditions elles-mêmes permettent, un siècle après Lawrence, la conceptualisation féconde : appliquées à notre espace-temps ordinaire, celui des accélérations répétées imprimées à l’espace humain par les révolutions du transport et des transmissions, elles nous permettent de mieux faire face au grand désordre contemporain des formes si troubles de la guerre et de la paix. Ce désordre diminuera quand nous serons à même de mieux décliner la table des valeurs de la fonction physique espace-temps (laquelle, valant d’abord pour nous comme animal parlant dans son espace-temps, vaut aussi comme fonction anthropologique et écologique première). Objectif dont nous approchons au fur et à mesure que nous repérons comment la tradition la plus ancienne l’avait perçu, et à mesure que se dessine, à travers ses diverses variantes historiques (Sun Tseu, Maurice de Saxe, Edward N. Luttwak), une constante physique – donc, dans le danger, une ligne de conduite. La décrire et la préciser fera l’objet de nos prochaines réflexions.

J.-L. Evard, 28 septembre 2013

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