dimanche 30 juin 2013

Si insidieuse, la sécurité

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L’affaire Snowden ne fait sans doute que commencer – non pas seulement pour la raison que ce transfuge de l’espionnage américain bénéficie pour le moment de la protection russe dont va renforcer l’efficacité l’esclandre provoqué ce 30 juin par l’Union européenne cible soudain outrée des écoutes de la NSA ; mais aussi et surtout pour la raison de fond qu’elle illustre de manière spectaculaire la pathologie institutionnelle de la sécurité à laquelle concluait notre précédent bulletin, celui daté du 23 juin (« La sécurité insidieuse »).

       « Pathologie » : le terme ne sert pas ici d’outil rhétorique trivial, de clin d’œil vulgaire et moralisateur – mais vaut citation littérale du diagnostic dû à un des grands historiens militaires de notre temps, Martin Van Creveld. Pour lui, en effet, l’érosion actuelle de la vieille distinction entre dimension tactique et stratégique des conflits armés exprime une tendance de longue durée pour une raison en particulier : la « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés dans un espace de combat global » (Command in War, cité par J. Sapir, Le Nouveau XXIe siècle. Du siècle « américain » au retour des nations, Le Seuil, 2008, p. 218).

L’affaire Snowden, variante militaire hard et hot de l’affaire Wikileaks elle-même encore chaude, vient à point nommé pour confirmer avec éclat l’analyse théorique de Van Creveld : l’intégrale mise sur écoutes américaines de la planète entière, du « village global » (y compris des alliés les plus fiables) nous indique sans ambiguïté quelle image géopolitique s’en fait aujourd’hui l’empire américain, et comment le débordent et le désarment les armes et les outils de sa propre construction de cette image. La « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés » – non pas même dans un « espace de combat global », mais uniformément et indistinctement –, cette exacte formule d’ingénieur des transmissions appelle son exacte traduction politique : la perte de la différence ami / ennemi, allié / adversaire ; et c’est bien entendu la perte de ce discernement qui impose le diagnostic de la « pathologie » informationnelle, donc institutionnelle. (Mais les Américains n’ont pas de chance : ils vont servir de bouc émissaire, leur maladresse décidément insigne permettant à une opinion publique toujours plus vertueuse que nature de poser à la victime d’une Technique que par ailleurs elle idolâtre. Qui l’emportera en mauvaise foi ? Les militaires indélicats ou la société civile et ses « réseaux » ?)

Cette situation dessine donc déjà un nœud crucial dans la nouvelle configuration des empires : l’indistinction de la paix et de la guerre avait surgi à l’acmé de la guerre totale, la période de la guerre froide l’avait étayée, le nouvel ordre numérique l’a pérennisée. Pour l’empire américain, l’affaire Snowden aura des conséquences au moins aussi lourdes que le 11 septembre 2001, puisque son surarmement informatique finit par en dénoncer les incertitudes, les perplexités ou les points aveugles. N’est plus en cause l’inaptitude de quelques officiers à parler arabe sans accent ou même à l’apprendre (rendant la CIA aveugle à certains signaux dont le 11 septembre avéra rétrospectivement la haute valeur), mais celle, génétique, de toute une classe et une génération géopolitiques à penser sa propre situation historique. Émerge au grand jour, trahie par ses bêtes noires, la boîte noire du Pentagone, sa géographie secrète, ses hantises – un bien involontaire Watergate bis, qui n’emportera pas un simple président à plombiers, mais bien pis.

Signe certain de l’importance de l’événement, il coïncide dans le temps avec la parution, à Boston (édité chez Houghton Mifflin Harcourt), de Big Data : A Revolution That Will Transform How We Live, Work and Think, un ouvrage signé par deux Américains, V. Mayer-Schönberger et K. Curier. Contentons-nous, aujourd’hui, de ces quelques lignes, que j’emprunte au Monde diplomatique de juillet : « Identifier des criminels qui ne le sont pas encore : l’idée paraît loufoque. Grâce aux données de masse (big data), elle est désormais prise au sérieux dans les plus hautes sphères du pouvoir. En 2007, le département de la sécurité intérieure – sorte de ministère de l’antiterrorisme créé en 2003 par M. George W. Bush – a lancé un projet de recherche destiné à identifier les “terroristes potentiels”, innocents aujourd’hui mais à coup sûr coupables demain. Baptisé « technologie de dépistage des attributs futurs” (Future Attribute Screening Technology, FAST), le programme consiste à analyser tous les éléments relatifs au comportement du sujet, à son langage corporel, à ses particularités physiologiques, etc. Les devins d’aujourd’hui ne lisent plus dans le marc de café, mais dans les logiciels de traitement des données. Dans nombre de grandes villes, telles que Los Angeles, Memphis, Richmond ou Santa Cruz, les forces de l’ordre ont adopté des logiciels de “sécurisation prédictive”, capables de traiter les informations sur des crimes passés pour établir où et quand les prochains pourraient se produire. Pour l’instant, ces systèmes ne permettent pas d’identifier des suspects. Mais il ne serait pas surprenant qu’ils y parviennent un jour. »

« Suspects » : voilà bien, et en toutes lettres, la catégorie qui pèse son kilo-octet de sens, car loin de désigner quelque créature numérique ou robotique elle a ses racines politiques, juridiques et policières, qui plongent dans les périodes les plus sombres (en France, en septembre 1793, à la veille de la  Grande Terreur, sur proposition du Comité de Salut public, la Convention adopte la « loi des suspects »).

Que la condition juridique de « suspect » cède aujourd’hui la place à sa définition et à sa fabrication numériques, la « pathologie » entrevue par M. Van Creveld n’en devient que plus lourde – atteignant la phase critique où les maux et leur prévention, loin de se neutraliser ou de se compenser, ne tendent plus qu’à former une seule et même chaîne panique. Thermidor mit fin à la Terreur. Mais rien n’arrêtera le Nouvel Ordre Numérique.

J.-L. Evard, 30 juin 2013

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