samedi 22 juin 2013

La sécurité insidieuse

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Dans l’histoire des hyperboles de la guerre contemporaine, la dernière escalade en date marquera certes une césure, si l’on apprend du moins à y lire l’image choisie par ses deux auteurs : La Guerre hors limites, ainsi que s’intitule, en traduction française (2003), l’ouvrage publié en 1999 par deux colonels des forces armées chinoises, Qiao Liang et Wang Xiangsui. Que signifie donc ce passage au-delà des limites de la guerre, sachant que par là il faut entendre tant la différence de la guerre et de la paix – elle les délimite par corrélation – que la différence de la guerre d’avec elle-même, ses paliers d’intensité, son degré d’emprise sur le vivant ?
En 1915, un Français, Alphonse Séché, publie un essai qui comptera dans la conduite de la Grande Guerre : Les Guerres d’enfer ne décrit pas seulement le théâtre de la guerre en cours (Verdun et la bataille de la Somme en fournissant les exemples les plus saisissants), mais en souligne surtout, amplifiés par l’industrialisation des sociétés européennes, des traits typiques datant des premières levées en masse (les guerres de la Convention française) et des combats d’artillerie de la stratégie napoléonienne. Séché raisonne en « technicien » de la guerre de masse, s’intéressant surtout aux modifications essentielles du champ de bataille et de ses coulisses logistiques. Sa perception n’en est pas moins d’une grande perspicacité. L’ « enfer » du titre du livre connote la déréliction du soldat dans la guerre de matériel où s’affrontent à longues distances des armes de destruction déjà massive, l’immobilisation des masses militaires mobilisées en exposant l’effet le plus inattendu. Dans cette phase, pourtant, « théâtre de la guerre » reste une métaphore utilisable, même si elle s’applique à des lignes de front de centaines de kilomètres, à la guerre sous-marine qui fait ses débuts en même temps que la guerre aérienne, à celle des transmissions (le téléphone en campagne devient courant). La guerre semble encore se circonscrire aux zones où s’affrontent les corps d’armée, en dépit des indices de son extension polymorphe.
Mais on n’a pas longtemps à attendre pour voir ce théâtre fermer ses portes, congédier ses acteurs, changer de répertoire. En 1935, l’« enfer » que Séché situait loin de l’arrière où la population civile attend le dénouement, annonce son invasion, impose son ubiquité : le général Ludendorff publie La Guerre totale (mais les thèses de l’opuscule circulaient déjà en milieu militaire, comme l’indique la publication par Ernst Jünger, en 1930, de La Mobilisation totale). « Totale », la guerre, explique Ludendorff, car, opposant des puissances de rang géopolitique égal, elle rend improbable et indécise la bataille décisive, la victoire ne pouvant, de surcroît, revenir qu’à l’État qui aura concédé à temps au pouvoir militaire tous les pouvoirs de commandement dans l’ensemble des sphères d’existence. En fait, la thèse de Ludendorff (conjuré du putsch raté de Munich en 1923) consiste à définir l’ensemble de la « société civile » (droit, économie, églises, etc.) comme un obstacle à la conduite de la guerre et à réclamer pour les professionnels et intellectuels de la guerre industrielle que sont les officiers d’active les pleins pouvoirs en toute légalité. « Totale », la guerre, puisqu’elle généralise l’état d’exception : l’empire des lois, ce sera leur suspension ; le souverain, ce sera le Grand  État-major – au nom d’une victoire qui, de son côté, se définit désormais comme anéantissement de l’adversaire.
On le voit, de la « guerre totale » à l’époque totalitaire, le pas se franchit on ne peut plus vite. Ludendorff, à sa manière, ne s’en cache pas : de la part de ce pur produit de la caserne prussienne, dire « totale » la guerre efficace, c’est, explicitement, prendre congé de Clausewitz et de sa notion de « guerre absolue » (laquelle visait au contraire à maintenir l’autorité de l’État à l’écart des effets révolutionnaires de la guerre de mouvement apparue avec la Révolution française – Ludendorff, lui, le note en toutes lettres p. 205, il entend au contraire, non pas contraindre l’adversaire, mais l’anéantir : « transformer la défaite en déroute »). Les historiens ont bien repéré cette première brèche dans la tradition républicaine de la séparation des pouvoirs (Hans-U. Wehler en 1969, par exemple) ; reste à mieux éclairer la synergie de la guerre totale et des empires totalitaires. Elle tient en une formule aux conséquences formidables : la guerre nouvelle annonce, dit Ludendorff, l’ère de la « politique totale », et Jünger célébrera, lui, le « soldat politique » – autrement dit, l’unification institutionnelle des attributs du militaire, du militant, du milicien et du missionnaire.  « Soldat politique » : ce syntagme connaîtra les applications que l’on sait (y compris chez les SS), le militaire-militant personnifie l’indifférenciation du citoyen et du soldat, du civil et du militaire, de l’armée et de la police, du théâtre de la guerre et du camp de concentration ou d’extermination. Et cette « politique totale » désigne un avènement de portée bien supérieure à celle des idéologies qui s’en réclament : elle concerne, au premier chef et à égalité, aussi bien la révolution que la contre-révolution, elle signale l’extension de la guerre hors de son théâtre et hors du champ de bataille, elle scelle l’indifférenciation de la guerre et de la paix.
De nos jours, disent les deux colonels chinois de La Guerre hors limites, ce processus se proportionne : non seulement aux « nouvelles armes », mais surtout au fait que les armements eux-mêmes ont changé de fonction en changeant de structure. « Un chasseur bombardier est aujourd’hui l’équivalent d’un ordinateur avec des ailes » : la formule que j’emprunte à Alvin Toffler (1990) peut illustrer avec efficacité leur thèse. Coupez en imagination les ailes de ce bombardier (ou de ce drone), reste l’ordinateur – autrement dit, la puissance computationnelle du Réseau des réseaux –, et vous obtenez l’allégorie exacte de la « guerre hors limites ». « Le déplacement véritablement révolutionnaire du champ de bataille provient de l’extension de l’espace non naturel. Il est en effet impossible de considérer l’espace du spectre électromagnétique comme un champ de bataille au sens conventionnel du terme. L’espace du spectre électromagnétique est un nouveau type d’espace de combat fondé sur la créativité technique et qui dépend de la technique. Dans cet “espace artificiel” ou “espace technologique”, les notions de longueur, de largeur et de hauteur, de terre, de mer, d’air et d’espace n’ont plus aucun sens, car les signaux électromagnétiques ont la propriété spéciale de remplir et de contrôler l’“espace conventionnel” sans occuper le moindre espace » (p. 79).
Nos deux colonels ne s’en tiennent pas à cette approche de l’espace-temps artificiel de la guerre en mode binaire (« microscopique » ou « nanométrique », disent-ils), ils cherchent aussi à en évaluer les valeurs politiques : elle « augmente en fait grandement la possibilité d’actions non militaires menaçant la sécurité des États. Et la communauté internationale, désemparée, face aux menaces non militaires de destructions non moins graves que celles qui sont causées par une guerre, manque pour le moins des moyens nécessaires et efficaces de les limiter. Cela a objectivement accéléré l’apparition de situations de guerre non militaire et, en même temps, a presque fait voler en éclats les vieux concepts concernant la sécurité des États » (p. 185).
Ici, les euphémismes se substituent à la parole vertueuse ! Car la « guerre hors limites », on le voit bien, ne modifie ni n’altère ni ne subvertit la « sécurité des États » : elle l’abolit. De même que la guerre totale avait indifférencié la guerre et la paix, la défaite et la victoire, de même la guerre dans l’espace-temps virtuel arase-t-elle toute limite conventionnelle et toute délimitation possible de cette valeur éminemment politique qu’est la sécurité. Ludendorff signalait la rupture avec Clausewitz ; la « guerre hors limites » signale, elle, la rupture avec Hobbes (le premier penseur à avoir proposé une définition juridique et anthropologique de la sécurité, que le citoyen obtient du souverain en échange de l’autorité absolue qu’il lui reconnaît). « Peu importe la façon dont chaque pays fait la sourde oreille face à la menace urgente de guerre non militaire, ce fait objectif exerce sa pression sur l’existence de l’humanité, en s’amplifiant selon ses règles et à son rythme propres. Inutile de le signaler, car chacun pourra constater que lorsque l’humanité concentre son attention sur les appels à la paix et à la limitation des guerres, beaucoup d’éléments qui constituent à l’origine une partir de nos vies paisibles commencent peu à peu à se transformer en armes meurtrières nuisibles pour la paix » (p. 187). Certes, c’est la Chine qui, dans de telles phrases, défie sans fard la pax americana et dénigre son internationalisme wilsonien. Vues d’Europe, elles ne s’en vérifient pas moins de la manière la plus crue : les valeurs d’insécurité répandues depuis quelques années par la conduite de la « guerre au terrorisme » aboutissent à la longue à l’érosion spectaculaire des principes fondateurs de la cité républicaine (généralisation des mises sur écoutes téléphoniques, vidéosurveillances en tout genre, trafics clandestins des banques de données, biométries médico-policières, etc.). À l’extension des « guerres sales », pratique pirate de francs-tireurs démunis en zone de paupérisation intense, fait donc pendant celle de la guerre d’en haut, celle menée contre les fondements institutionnels de la sécurité en tant que conquête éminente des Temps modernes – lutte menée, bien sûr, au nom même de la sécurité.
C’est là, très exactement, qu’il est temps de prendre nos deux colonels chinois en flagrant délit de double langage : « Les menaces nouvelles exigent une nouvelle conception de la sécurité nationale et celle-ci exige à son tour que les militaires élargissent leur champ de vision avant d’étendre leurs victoires » (p. 188). Eux-mêmes ne viennent-ils pas de montrer que, de sécurité nationale, il n’y a plus que sous les espèces de la sécurité impériale et cybernétique ? Eux-mêmes ne viennent-ils pas de montrer que les militaires ne sont pas des guerriers traversant le théâtre de la guerre avant de rentrer dans leurs foyers de citoyens – mais des ingénieurs et des techniciens qui légitiment tout ce qui leur semble efficace ? Et jugent efficace tout ce qui leur paraît susceptible de bricolage, puces électroniques, colonies bactériennes, manipulations génétiques ou monétaires, crétinisations médiatiques et publicitaires ?
Notre sécurité avait-elle déjà connu pareil danger ? Nous habitons désormais l’état d’urgence à plein temps. Situation extrême et exceptionnelle il y a encore un siècle, et que nous avons littéralement domestiquée. Pour cette raison même – cette familiarité –, nous ne la reconnaissons plus. La « guerre hors limites » donne ainsi à voir et à vivre le vrai péril : la perte du discernement qui faisait de la stratégie une vie politique par excellence.
J.-L. Evard, 22 juin 2013

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