samedi 1 juin 2013

Nanosphères

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Bout à bout, depuis un an, La Quinzaine géopolitique construit une hypothèse : dans l’espace-temps géopolitique, l’espace ne décrit plus qu’une fonction résiduelle d’un enchaînement d’accélérations successives de l’existence historique. Notre tout premier billet (16 mars 2012) revenait sur les figures de l’« accélération » de l’histoire popularisées par Daniel Halévy et son livre fameux de 1948. Au moment d’inaugurer, il sied d’honorer d’abord ses dettes.
Voici quelques jours, découvrant l’essai récemment paru de Georges Sebbag, Les Microdurées (éditions de la Différence, 2012), nous y lisions ceci : « On se convainc vite, en comparant les chiffres, que la Terre est aujourd’hui six fois moins étendue qu’en 1850 puisqu’elle est six fois plus peuplée qu’alors » (p. 29) – et ceci encore : « En quoi le “sans fil” du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le “sans fil” de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le “sans fil” de la technique a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements : 1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire de l’espace et du temps, les deux formes pures de la sensibilité selon Kant, que l’un est réduit à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol. 2. Si l’on ajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrements propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables » (p. 16-17).
De ce bilan lui-même compact, que retenir d’essentiel ? Qu’il nous permet de prendre congé définitif de la thèse d’école des accélérations de l’histoire (D. Halévy), qu’il nous montre en quoi elle occulte désormais l’événement déterminant de la « déconnexion » de l’espace et du temps – et en quoi cet événement vaut à la fois comme phénomène technique, médiologique et comme avènement d’une tout autre logique, puisque nos sens ont déjà commencé de s’accommoder à la nouvelle réalité empirique et instrumentale de la fabrication de l’espace-temps « sans fil ». Évidence empirique sur laquelle se fondaient déjà, dans les années 1980-2000, les travaux de Friedrich Kittler.
Pour bien rendre et faire valoir la coupure ici en jeu, revenons d’abord sur le modèle classique de l’accélération, celle-ci ne supposant, par définition et par équation physique, qu’une réduction du temps de déplacement d’un mobile au sein d’un espace constant et invariable. C’est bien dans ces termes newtoniens purs que tel historien note en 1955 : « Aujourd’hui, où il importe de mesurer la vitesse de l’histoire, chaque cas observé doit être rapporté à un cas antérieur, afin de connaître les différences qui les séparent. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’enquête sociologique contemporaine sans un minimum de sens historique » (Philippe Ariès, Le Présent quotidien, Seuil, p. 97). Autrement dit, la solidarité des modèles historiques et des modèles sociologiques, sur laquelle on insistait tant depuis Max Weber, avait eu pour motif sous-jacent de faire place à cette « accélération » présumée. C’est à elle encore que se réfère Raymond Aron quand il note en 1962 : « La sociologie est un intermédiaire indispensable entre la théorie et l’événement » (Paix et Guerre entre les nations, p. 26). Comparons les dates de ces propositions : de 1948 (D. Halévy) à 1962 (R. Aron) et au-delà, c’est bien la même génération intellectuelle (mais non pas biologique ni historique) qui raisonne dans les catégories spatio-temporelles enseignées par les premiers penseurs romantiques du déchaînement des vitesses de l’agir historique au sein de l’espace hérité depuis la fin du Moyen Âge. Aux historiens, les vitesses supérieures du défilement événementiel – aux sociologues, au contraire, les vitesses réduites. Toutes les Annales auront vécu de l’utilisation en règle de ce véritable tachymètre de la durée historique. (Mais non sans s’inquiéter, et à juste titre, puisqu’apparaissaient déjà de terribles adversaires : les journalistes, historiens impossibles puisque chroniqueurs de l’actuel donc de l’éphémère – les anthropologues de la post-histoire et des sociétés sans histoire.)
En peu de mots, G. Sebbag montre comment cette construction « kantienne » de l’espace-temps vient de nous tomber des mains : non, les durées ne se « réduisent » pas (à espace par ailleurs constant), elles se déconnectent – ce qui, décidément, est tout autre chose. L’image ainsi reprise au quotidien élémentaire du nouveau monde numérique (on est connecté ou on ne l’est pas – logique binaire) affiche aussi sa véritable ambition théorique : elle vaut hypothèse physique et cosmologique, celle selon laquelle la modalité binaire sensible de la connexion généralisée et du réseau de réseaux présuppose la rupture complète et non sensible des deux termes composants de la fonction espace-temps. Ce n’est pas ici encore le moment d’examiner du plus près cette intuition capitale  (il ne s’agit encore que de rassembler les éléments de la réflexion en règle), il s’agit bien plutôt, dans un premier temps, d’achever de la situer dans son époque : elle ne fait pas seulement objection rédhibitoire au thème romantique et newtonien de l’« accélération », elle en revient à la controverse feutrée qu’avaient entamée en leur temps Bergson, d’une part, et Valéry, d’autre part. Car les « microdurées » thématisées par G. Sebbag descendent en droite ligne de la « durée » bergsonienne, que Valéry le pythagoricien voulait réfuter au nom du caractère exclusivement introspectif (« subjectif »), donc non mesurable, du vécu bergsonien.
L’élément sans doute décisif de l’argument de G. Sebbag vient de ce qu’il n’oppose pas du tout le mesurable (Valéry)  et l’incommensurable  (Bergson), mais anticipe sur le moment déjà sensible où la possibilité même de toute mesure aura disparu : les « microdurées » ne proviennent pas seulement de l’atomisation (évidente) du temps techniquement retraité, mais résultent aussi du rétrécissement de la spatialité humaine pour cause d’envolées démographiques et d’urbanisation déréglée. Nous avons donc bel et bien changé d’époque, et d’urgence : s’annonce en effet, non pas la dissipation ou la dislocation du temps vécu sous la violence des accélérations cumulées, mais l’impossibilité potentielle de les contrôler (contrôle neuronal, d’abord, contrôle technique ensuite). Le maître argument de G. Sebbag n’est donc ni romantique ni bergsonien, mais pragmatique. Il vise le moment imminent du dérèglement endogène et perceptif du temps collectif (sensible dans des phénomènes comme le télétraitement informatisé des opérations boursières, cet Alzheimer de la monnaie électronique). Ce maître argument admet même une formulation mathématique précise : il revient à démontrer que l’espace-temps, qui fut, depuis les horloges du Moyen Âge, une fonction continue, est récemment devenu une fonction discontinue (celle propre à nos horloges atomiques et à plusieurs légalités biologiques). Cantor n’est pas loin.
Autant dire que cet argument, aussi sobre qu’un bilan clinique, concerne au premier chef notre propre recherche. Et la stimule.
J.-L. Evard, 1er juin 2013

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