lundi 10 juin 2013

L'horloge à reculons

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Sous quelles formes d’accélération de l’espace-temps, et par quelle inspiration la puissance de la durée nous fit savoir qu’elle se subordonnait désormais la puissance de l’étendue – pour quelles raisons à la fois mathématiques et poétiques la raison géopolitique dut procéder à sa révolution copernicienne et apprendre à mettre toute géographie (les trois dimensions de la mécanique) en rapport avec des synthèses ou des catastrophes du temps (le multidimensionnel quantique), nous en trouvons le récit sous la plume d’un jeune Allemand anti-hitlérien interné en 1940 au camp de Gurs, dans les Pyrénées-Orientales.
À la fin de l’hiver 1940-41, se sachant promis par Vichy à la Gestapo, Ulrich Sonnemann a pu faire négocier par des amis un visa d’entrée aux États-Unis. Il ne lui manque que l’argent indispensable aux multiples étapes du périple (rejoindre Marseille, puis l’Espagne, avant d’acheter sa place de passager sur un des rares transatlantiques assurant encore la traversée). Entre autres compagnons de baraquement (îlot J), il côtoie tous les  jours, et quelques officiers français tuant le temps devant un échiquier (où lui-même peut se flatter de quelque talent), et le groupe surnommé « les banquiers », les quatre internés les plus riches de cette communauté d’infortune. Parmi eux, un certain Gerson, joueur invétéré possédé par la passion du pari. Fin mars, Ulrich Sonnemann le défie : il parie, lui, Sonnemann, que bientôt l’Allemagne de Hitler, l’alliée de la Russie de Staline depuis l’été 1939, va se retourner contre elle et lancer ses armées contre l’Union soviétique. « À terme, Gerson ne jugeait pas aberrante l’idée d’une rupture du pacte Staline-Ribbentrop, mais pour l’année en cours, à plus forte raison d’ici au 1er juillet, elle lui paraissait d’un ridicule achevé. S’ensuivit le pari que, comme je m’y attendais il me proposa : 800 dollars contre un – il s’agissait du cours d’autrefois. » Près de trois mois plus tard, l’après-midi du 20 juin, « j’avais 800 dollars en poche ; Gerson n’hésita pas une seconde à me payer, le ton même de ses félicitations était sincère. Il y avait à cela une bonne raison : l’événement apportait avec lui la certitude pleine de toutes ses conséquences pour ceux qu’Hitler persécutait que celui-ci allait finalement perdre la guerre ».
Quelle intuition avait guidé le raisonnement d’Ulrich Sonnemann ? « Ce que j’avais découvert était quelque chose de bien simple. L’empire hitlérien ne frappait pas seulement tout autour de soi mais encore, et l’on ne risquait pas de forcer la lettre de l’image, frappant à la ronde il était bien loin d’improviser mais suivait dans l’espace géographique une direction planimétrique : il frappait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. De Vienne en mars 1938 en passant par Prague un an plus tard, par Varsovie en septembre, le Danemark et la Norvège en avril 1940, jusqu’à la grande offensive sur le front ouest, quelques semaines plus tard, contre la France et les pays du Benelux, il suivait là plus qu’un simple mouvement circulaire – dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ; ce mouvement justement, cette unité d’espace et de temps, on ne pouvait le saisir adéquatement qu’en tenant compte de son accélération, au joug de laquelle il était soumis selon une nécessité apparemment aussi stricte et inconsciente qu’à la force d’attraction des lointains espaces. Et comme pour accroître encore la prévisibilité de ces interventions, elles se caractérisaient par l’intervalle de temps de plus en plus court qui les scandait régulièrement – sur la carte d’Europe, on pouvait à chaque fois  repérer quelque chose de plus que le futur objectif de cette progression. Que l’offensive sur le front ouest fût loin d’y mettre un terme, on pouvait d’ores et déjà s’en aviser ; avec l’attaque allemande en Libye – le mois précédent, Rommel venait de déclencher son offensive et la développait –, cette progression manifestement circulaire, devenue spirale entretemps, était revenue sur son flanc méridional ; tout imminente, sa phase prochaine devait être le sud-ouest, la Yougoslavie ou  la Grèce, puis tout de suite après elle devait reprendre son cap vers l’est : cette fois, par-delà la Pologne – et la spirale serait alors complètement dessinée » (cité d’après la traduction française parue en février 1990, Le Château-Lyre 2).
Schématisé à son extrême, le raisonnement revenait donc à décrypter le sens, l’orientation géographique de la stratégie allemande et à interpréter la carte ainsi obtenue comme la métaphore d’une ligne de temps : le « sens inverse des aiguilles d’une montre », cette image digne du meilleur Edgar Allan Poe, n’indique pas tant un simple renversement (une carte de jeu ou un gant qu’on retourne, l’envers d’un miroir, la face cachée de la Lune et autres variantes enfantines de la superposition qui, en géométrie euclidienne, définit a priori l’égalité des corps et l’identité des grandeurs) – qu’elle ne signale une contraction des durées, comme le confirme du reste la figure finale de la spirale, schéma géométrique commun aux cinétiques en tout genre et au principe énergétique de toute montée aux extrêmes (la spirale figure en effet avec une précision toute classique les polarisations et dépolarisations des champs magnétiques dont l’extension se convertit en intensités, la stabilité immobile en mobilités discontinues). Et la métaphore de la montre montrant comment la guerre en cours « renverse » littéralement le cours du temps, n’emprunte pas seulement aux accessoires de la meilleure poésie surréaliste : elle ravive aussi de vénérables intuitions eschatologiques, à commencer par la tradition de l’apocalypse. (Or toute apocalypse se fonde sur un même motif invariant : l’espace n’est que du temps « au ralenti », une dilatation du temps s’éloignant irréversiblement de son noyau de vide pour se figer dans la matière étendue – inversement, le temps, en s’accélérant et en se condensant, trahit et inverse la contraction corrélative de la matière dont il s’émancipe pour revenir, avec elle, à son mode d’énergie « pure », c’est-à-dire déliée de ses stases d’étendue, livrée à son immémorial et à son incommensurable quantique.)
L’audacieuse intuition d’espace-temps qui, en juin 1941, permit à Ulrich Sonnemann de franchir l’Atlantique… à temps compte au nombre des très riches heures de l’imagination cosmologique la plus libre et la plus fidèle – elle vaut pour l’intelligence géopolitique ce que la pomme de Newton donna à l’astronomie ainsi étendue d’un coup à l’ensemble du ciel étoilé (visible et invisible), ou ce que la plastique des gouttes d’eau enseigna à René Thom de la précipitation catastrophique des processus physiques ou biologiques. Que dans le même camp de Gurs, à quelques mètres du baraquement d’Ulrich Sonnemann, une autre intelligence prophétique guettât aussi le moment propice de l’échappement – j’ai nommé Hannah Arendt –, voilà qui ne dépare pas les péripéties de cette intuition exceptionnelle de l’époque par elle-même (car je pose en thèse que les deux moments ne se séparent pas : comprendre le nouvel espace-temps géopolitique et comprendre l’institution totalitaire de la société.)
Pour en approfondir la leçon, qu’il nous suffise d’abord de retenir une règle générale (dans le phénomène extrême, apprendre à lire le processus banal dont le sens profond n’apparaît précisément qu’à ces limites) ; ensuite, de nous familiariser avec ces métamorphoses et ces métastases de l’espace-temps. Elles nous enseignent le nouveau monde où nous vivons depuis quelques générations : depuis que le régime des durées catastrophiques (aléatoires, explosives, virtuelles, répétitives, etc.), fondé sur l’industrie hertzienne de la communication ondulatoire et numérique, a réduit notre espace géographique – notre niche  – à une quantité négligeable.
J.-L. Evard, 10 juin 2013

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