Sous quelles formes
d’accélération de l’espace-temps, et par quelle inspiration la puissance de la
durée nous fit savoir qu’elle se subordonnait désormais la puissance de
l’étendue – pour quelles raisons à la fois mathématiques et poétiques la raison
géopolitique dut procéder à sa révolution copernicienne et apprendre à mettre
toute géographie (les trois dimensions de la mécanique) en rapport avec des
synthèses ou des catastrophes du temps (le multidimensionnel quantique), nous
en trouvons le récit sous la plume d’un jeune Allemand anti-hitlérien interné
en 1940 au camp de Gurs, dans les Pyrénées-Orientales.
À
la fin de l’hiver 1940-41, se sachant promis par Vichy à la Gestapo, Ulrich
Sonnemann a pu faire négocier par des amis un visa d’entrée aux États-Unis. Il
ne lui manque que l’argent indispensable aux multiples étapes du périple
(rejoindre Marseille, puis l’Espagne, avant d’acheter sa place de passager sur
un des rares transatlantiques assurant encore la traversée). Entre autres
compagnons de baraquement (îlot J), il côtoie tous les jours, et quelques officiers français tuant
le temps devant un échiquier (où lui-même peut se flatter de quelque talent),
et le groupe surnommé « les banquiers », les quatre internés les plus
riches de cette communauté d’infortune. Parmi eux, un certain Gerson, joueur
invétéré possédé par la passion du pari. Fin mars, Ulrich Sonnemann le
défie : il parie, lui, Sonnemann, que bientôt l’Allemagne de Hitler,
l’alliée de la Russie de Staline depuis l’été 1939, va se retourner contre elle
et lancer ses armées contre l’Union soviétique. « À terme, Gerson ne
jugeait pas aberrante l’idée d’une rupture du pacte Staline-Ribbentrop, mais
pour l’année en cours, à plus forte raison d’ici au 1er juillet,
elle lui paraissait d’un ridicule achevé. S’ensuivit le pari que, comme je m’y
attendais il me proposa : 800 dollars contre un – il s’agissait du cours
d’autrefois. » Près de trois mois plus tard, l’après-midi du 20 juin,
« j’avais 800 dollars en poche ; Gerson n’hésita pas une seconde à me
payer, le ton même de ses félicitations était sincère. Il y avait à cela une
bonne raison : l’événement apportait avec lui la certitude pleine de
toutes ses conséquences pour ceux qu’Hitler persécutait que celui-ci allait
finalement perdre la guerre ».
Quelle
intuition avait guidé le raisonnement d’Ulrich Sonnemann ? « Ce que
j’avais découvert était quelque chose de bien simple. L’empire hitlérien ne
frappait pas seulement tout autour de soi mais encore, et l’on ne risquait pas
de forcer la lettre de l’image, frappant à la ronde il était bien loin
d’improviser mais suivait dans l’espace géographique une direction
planimétrique : il frappait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. De Vienne en mars 1938 en
passant par Prague un an plus tard, par Varsovie en septembre, le Danemark et
la Norvège en avril 1940, jusqu’à la grande offensive sur le front ouest,
quelques semaines plus tard, contre la France et les pays du Benelux, il
suivait là plus qu’un simple mouvement circulaire – dans le sens inverse des aiguilles
d’une montre ; ce mouvement justement, cette unité d’espace et de temps,
on ne pouvait le saisir adéquatement qu’en tenant compte de son accélération,
au joug de laquelle il était soumis selon une nécessité apparemment aussi
stricte et inconsciente qu’à la force d’attraction des lointains espaces. Et
comme pour accroître encore la prévisibilité de ces interventions, elles se
caractérisaient par l’intervalle de temps de plus en plus court qui les
scandait régulièrement – sur la carte d’Europe, on pouvait à chaque fois repérer quelque chose de plus que le futur
objectif de cette progression. Que l’offensive sur le front ouest fût loin d’y
mettre un terme, on pouvait d’ores et déjà s’en aviser ; avec l’attaque
allemande en Libye – le mois précédent, Rommel venait de déclencher son
offensive et la développait –, cette progression manifestement circulaire,
devenue spirale entretemps, était revenue sur son flanc méridional ; tout
imminente, sa phase prochaine devait être le sud-ouest, la Yougoslavie ou la Grèce, puis tout de suite après elle
devait reprendre son cap vers l’est : cette fois, par-delà la Pologne – et la spirale serait
alors complètement dessinée » (cité d’après la traduction française parue
en février 1990, Le Château-Lyre 2).
Schématisé
à son extrême, le raisonnement revenait donc à décrypter le sens, l’orientation géographique de la stratégie
allemande et à interpréter la carte
ainsi obtenue comme la métaphore d’une ligne de temps : le « sens
inverse des aiguilles d’une montre », cette image digne du meilleur Edgar
Allan Poe, n’indique pas tant un simple renversement (une carte de jeu ou un
gant qu’on retourne, l’envers d’un miroir, la face cachée de la Lune et autres
variantes enfantines de la superposition qui,
en géométrie euclidienne, définit a
priori l’égalité des corps et l’identité des grandeurs) – qu’elle ne
signale une contraction des durées,
comme le confirme du reste la figure finale de la spirale, schéma géométrique
commun aux cinétiques en tout genre et au principe énergétique de toute montée
aux extrêmes (la spirale figure en effet avec une précision toute classique les
polarisations et dépolarisations des champs magnétiques dont l’extension se
convertit en intensités, la stabilité immobile en mobilités discontinues). Et
la métaphore de la montre montrant comment la guerre en cours
« renverse » littéralement le cours du temps, n’emprunte pas
seulement aux accessoires de la meilleure poésie surréaliste : elle ravive
aussi de vénérables intuitions eschatologiques, à commencer par la tradition de
l’apocalypse. (Or toute apocalypse se fonde sur un même motif invariant :
l’espace n’est que du temps « au ralenti », une dilatation du temps
s’éloignant irréversiblement de son noyau de vide pour se figer dans la matière
étendue – inversement, le temps, en s’accélérant et en se condensant, trahit et
inverse la contraction corrélative de la matière dont il s’émancipe pour
revenir, avec elle, à son mode d’énergie « pure », c’est-à-dire
déliée de ses stases d’étendue, livrée à son immémorial et à son incommensurable
quantique.)
L’audacieuse
intuition d’espace-temps qui, en juin 1941, permit à Ulrich Sonnemann de
franchir l’Atlantique… à temps compte au nombre des très riches heures de
l’imagination cosmologique la plus libre et la plus fidèle – elle vaut pour
l’intelligence géopolitique ce que la pomme de Newton donna à l’astronomie ainsi
étendue d’un coup à l’ensemble du ciel étoilé (visible et invisible), ou ce que la plastique des gouttes d’eau enseigna à
René Thom de la précipitation catastrophique des processus physiques ou
biologiques. Que dans le même camp de Gurs, à quelques mètres du baraquement
d’Ulrich Sonnemann, une autre intelligence prophétique guettât aussi le moment
propice de l’échappement – j’ai nommé
Hannah Arendt –, voilà qui ne dépare pas les péripéties de cette intuition
exceptionnelle de l’époque par elle-même (car je pose en thèse que les deux
moments ne se séparent pas : comprendre le nouvel espace-temps
géopolitique et comprendre l’institution totalitaire de la société.)
Pour
en approfondir la leçon, qu’il nous suffise d’abord de retenir une règle
générale (dans le phénomène extrême, apprendre à lire le processus banal dont
le sens profond n’apparaît précisément qu’à ces limites) ; ensuite, de
nous familiariser avec ces métamorphoses et ces métastases de l’espace-temps.
Elles nous enseignent le nouveau monde où nous vivons depuis quelques
générations : depuis que le régime des durées catastrophiques (aléatoires,
explosives, virtuelles, répétitives, etc.), fondé sur l’industrie hertzienne de
la communication ondulatoire et numérique, a réduit notre espace géographique –
notre niche – à une quantité négligeable.
J.-L.
Evard, 10 juin 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire