L’affaire Snowden ne fait sans
doute que commencer – non pas seulement pour la raison que ce transfuge de
l’espionnage américain bénéficie pour le moment de la protection russe dont va
renforcer l’efficacité l’esclandre provoqué ce 30 juin par l’Union européenne cible soudain outrée des écoutes de la NSA ; mais aussi et surtout pour la raison de
fond qu’elle illustre de manière spectaculaire la pathologie institutionnelle
de la sécurité à laquelle concluait notre précédent bulletin, celui daté du 23
juin (« La sécurité insidieuse »).
« Pathologie » : le terme ne sert pas ici
d’outil rhétorique trivial, de clin d’œil vulgaire et moralisateur – mais vaut
citation littérale du diagnostic dû à un des grands historiens militaires de
notre temps, Martin Van Creveld. Pour lui, en effet, l’érosion actuelle de la
vieille distinction entre dimension tactique et stratégique des conflits armés
exprime une tendance de longue durée pour une
raison en particulier : la « saturation des
capacités de traitement des signaux émis et collectés dans un espace de combat global »
(Command in War, cité par J. Sapir, Le Nouveau XXIe siècle. Du siècle
« américain » au retour des nations, Le Seuil, 2008, p. 218).
L’affaire Snowden, variante militaire hard et hot de l’affaire Wikileaks elle-même encore chaude, vient à point nommé pour
confirmer avec éclat l’analyse théorique de Van Creveld : l’intégrale mise
sur écoutes américaines de la planète entière, du « village global »
(y compris des alliés les plus fiables) nous indique sans ambiguïté quelle
image géopolitique s’en fait aujourd’hui l’empire américain, et comment le
débordent et le désarment les armes et les outils de sa propre construction de
cette image. La « saturation des capacités de traitement des signaux émis
et collectés » – non pas même dans un « espace de combat
global », mais uniformément et indistinctement –, cette exacte formule
d’ingénieur des transmissions appelle son exacte traduction politique : la
perte de la différence ami / ennemi, allié / adversaire ; et c’est bien entendu la perte de
ce discernement qui impose le diagnostic de la « pathologie »
informationnelle, donc
institutionnelle. (Mais les Américains n’ont pas de chance : ils vont
servir de bouc émissaire, leur maladresse décidément insigne permettant à une
opinion publique toujours plus vertueuse que nature de poser à la victime d’une
Technique que par ailleurs elle
idolâtre. Qui l’emportera en mauvaise foi ? Les militaires indélicats ou
la société civile et ses « réseaux » ?)
Cette situation dessine donc déjà un
nœud crucial dans la nouvelle configuration des empires : l’indistinction
de la paix et de la guerre avait surgi à l’acmé de la guerre totale, la période
de la guerre froide l’avait étayée, le nouvel ordre numérique l’a pérennisée.
Pour l’empire américain, l’affaire Snowden aura des conséquences au moins aussi
lourdes que le 11 septembre 2001, puisque son surarmement informatique finit
par en dénoncer les incertitudes, les perplexités ou les points aveugles. N’est
plus en cause l’inaptitude de quelques officiers à parler arabe sans accent ou
même à l’apprendre (rendant la CIA aveugle à certains signaux dont le 11
septembre avéra rétrospectivement la haute valeur), mais celle, génétique, de
toute une classe et une génération géopolitiques à penser sa propre situation historique. Émerge
au grand jour, trahie par ses bêtes noires, la boîte noire du Pentagone, sa
géographie secrète, ses hantises – un bien involontaire Watergate bis, qui n’emportera pas un simple
président à plombiers, mais bien pis.
Signe certain de l’importance de
l’événement, il coïncide dans le temps avec la parution, à Boston (édité chez Houghton
Mifflin Harcourt), de Big Data : A
Revolution That Will Transform How We Live, Work and Think, un ouvrage
signé par deux Américains, V. Mayer-Schönberger et K. Curier. Contentons-nous,
aujourd’hui, de ces quelques lignes, que j’emprunte au Monde diplomatique de juillet : « Identifier des
criminels qui ne le sont pas encore : l’idée paraît loufoque. Grâce aux
données de masse (big data), elle est
désormais prise au sérieux dans les plus hautes sphères du pouvoir. En 2007, le
département de la sécurité intérieure – sorte de ministère de l’antiterrorisme
créé en 2003 par M. George W. Bush – a lancé un projet de recherche destiné à
identifier les “terroristes
potentiels”,
innocents aujourd’hui mais à coup sûr coupables demain. Baptisé
« technologie de dépistage des attributs futurs” (Future Attribute Screening Technology, FAST), le programme consiste
à analyser tous les éléments relatifs au comportement du sujet, à son langage
corporel, à ses particularités physiologiques, etc. Les devins d’aujourd’hui ne
lisent plus dans le marc de café, mais dans les logiciels de traitement des
données. Dans nombre de grandes villes, telles que Los Angeles, Memphis,
Richmond ou Santa Cruz, les forces de l’ordre ont adopté des logiciels de “sécurisation
prédictive”, capables de traiter les informations sur des crimes passés pour
établir où et quand les prochains pourraient se produire. Pour l’instant, ces
systèmes ne permettent pas d’identifier des suspects. Mais il ne serait pas
surprenant qu’ils y parviennent un jour. »
« Suspects » :
voilà bien, et en toutes lettres, la catégorie qui pèse son kilo-octet de sens,
car loin de désigner quelque créature numérique ou robotique elle a ses racines
politiques, juridiques et policières, qui plongent dans les périodes les plus
sombres (en France, en septembre 1793, à la veille de la Grande Terreur, sur
proposition du Comité de Salut public, la Convention adopte la « loi des
suspects »).
Que
la condition juridique de « suspect » cède aujourd’hui la place à sa
définition et à sa fabrication numériques, la « pathologie » entrevue
par M. Van Creveld n’en devient que plus lourde – atteignant la phase critique
où les maux et leur prévention, loin de se neutraliser ou de se compenser, ne
tendent plus qu’à former une seule et même chaîne panique. Thermidor mit fin à
la Terreur. Mais rien n’arrêtera le Nouvel Ordre Numérique.
J.-L.
Evard, 30 juin 2013