samedi 27 avril 2013

Masse et férocité


Le jeune homme de 19 ans  qui, il y a quelques jours, vida au hasard sur les passants d’une rue d’Istres un chargeur de fusil automatique pour rayer ainsi trois noms du livre des vivants – nous rend malgré lui un précieux service. Qu’il se soit livré sans résistance à la police ne change guère ce signe-ci des temps : depuis quelques années, nous versons machinalement au débit des réalités statistiques le nombre des enragés résolus à ne pas en finir avec la vie sans emmener avec eux le lot d’inconnus qui traversent leur champ de tir. Le prototype du suicidaire ne passant à l’acte qu’à raison d’une prise d’otages qu’il n’échange avec rien d’autre que sa propre mort admet certes des variantes : le plus ou moins de cérémoniel dans la sélection des victimes, le plus ou moins de clôture de l’espace retenu pour le carnage (du petit campus au boulevard), le plus ou moins de « normalité » présumée par les profiler enquêtant après le massacre parmi les plus ou moins proches. N’empêche que la régularité évidente de cet excès – sa « transparence », dirait Baudrillard – finit par en gommer la marque d’infamie originaire (celle retenue par la célèbre stylisation surréaliste du monstre tirant au hasard dans la foule) et par l’affecter d’un tout autre coefficient. Comme si une carrière nouvelle s’offrait désormais à une forme de violence ancienne mais désœuvrée : de l’excès insensé des commencements, nous sommes passés à l’accès épisodique – de l’exception tragique et cathartique au régime ordinaire de l’obscénité inutile.
Il suffit, pour s’expliquer cette récente transformation, de rapprocher et de comparer l’habitus du serial killer et l’économie du « terrorisme », au sens où ce mot, de nos jours, ne recouvre plus que des formes de violence indissociables, à la fois pathologique, idéologique et endémique (ou pandémique). Qu’importe que, d’un côté, un dément retourne le ressassement de sa solitude contre la foule solitaire et s’en fasse l’impossible exterminateur féroce – et que, de l’autre, un virtuose de la sale guerre se serve de la même foule solitaire pour prendre en otage un appareil d’Etat et lui faire mordre la poussière d’humiliation ? Certes, idéologiquement armée de son bon droit, human bombe compte et se raconte autrement que le tueur fou : rouage d’une opération dûment calculée, elle « s’engage », cette bombe, elle « se sacrifie », elle opère à sa manière dans un plan de pouvoir et de justice, elle invoque des solidarités, une économie de représailles, une loi du talion. Mais qu’importe, puisque, raisonné ou délirant, calculé ou enragé, l’acte du massacre se donne dans les deux cas la même cible : la masse. Qu’importe la différence d’échelle (3 morts à Istres, des dizaines en Norvège ou à Islamabad, des milliers à New York le 11 septembre 2001), puisque dans son principe le geste du massacre ne vise pas une quantité mais, comme son nom l’indique, une non-quantité, une non-proportion, l’innombrable absolu qu’est une masse (« absolu » : absous, détaché de tout nombre) ?
Cette masse, celle si magistralement explorée par Elias Canetti, matérialisait jusqu’il y a peu la face la plus obscure du destin occidental : née dans le sillage même de l’urbanisation industrielle, elle a gagné le reste du monde. Même des cultures aussi familières de l’expérience de la foule que les vieilles métropoles d’Asie abordent aujourd’hui l’épreuve cruciale de la massification, l’heure de la « dissociété » (Jacques Généreux) induite par les techniques du transport et des mass media. Techniques destructrices de l’urbanité puisqu’elles ajoutent l’espace-temps virtuel du flux de missiles et de messages à l’espace-temps physique de l’urbanisation.
En Occident, la toute première expérience durable de massification remonte à l’empire romain. À l’époque, le genre humain avait inventé une alternative, le monachisme, dont la puissance de civilisation tenait bien moins à ses contenus dogmatiques qu’à sa valeur de refuge efficace face à la désagrégation de la culture urbaine antique. De nos jours, ce précédent retrouve bientôt son actualité : comment maîtriser les intensités géopolitiques de la massification et de la désertification – qui ne gagnent pas seulement l’Afrique sahélienne ou l’Asie, mais irradient aussi le vieil Occident. Demandons-le nous en démographes, en urbanistes, en citoyens de sociétés encore ouvertes – mais déjà sinistrées.
J.-L. Evard, 27 avril 2013

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