Pourquoi la philosophie du politique s’interdirait-elle
l’humour ? Lui seul peut en aiguiser la lucidité autocritique et nous
retenir sur la pente toujours mirobolante des rationalisations idéologiques ou
pathologiques. Ainsi en va-t-il des figures et des modèles théoriques de
l’empire : pour peu que leurs auteurs s’imaginent maîtres et possesseurs
réels ou virtuels de la réalité qu’ils schématisent, les voilà bien près de
tomber dans le régime de l’intelligence critico-paranoïaque, qui confond toujours
les mots et les choses et s’imagine tantôt les gouvernant (phantasme de la
toute-puissance), tantôt subissant leur emprise (phantasme complémentaire de la
persécution). Il s’en faut souvent de peu pour que l’esprit de système succombe
à ses propres inventions et manifeste toute la cruauté sado-masochiste qui l’a
inspirée.
Sous la plume d’Adam Smith, la métaphore de la main
invisible réglant l’offre et la demande sur le marché des ressources utiles
respire un franc optimisme, proche de toutes les visions providentielles de l’histoire humaine, fréquentes dans une époque
encline à n’imaginer de forces occultes qu’aussi bienveillantes que le bon
sauvage de Rousseau. Que l’humeur toujours capricieuse du siècle s’assombrisse,
et la même métaphore penchera au contraire vers l’idée d’un Léviathan
omnipotent et infaillible, voire vers celle du complot fomenté dans l’ombre
contre une humanité innocente et impuissante.
« Les sociétés transnationales répartissent
directement la force de travail sur les différents marchés, attribuent
fonctionnellement les ressources et organisent hiérarchiquement les divers
secteurs de la production mondiale. L’appareil complexe qui sélectionne les
investissements et dirige les manœuvres financières et monétaires détermine la
nouvelle géographie du marché mondial, c’est-à-dire réellement la nouvelle
structuration biopolitique du monde », écrivent récemment deux théoriciens l’un et l’autre
universitaires, et passant pour des spécialistes de l’Empire : rien de
décidément faux dans ces lignes (on
aura peut-être reconnu cet extrait de la page 58 de l’édition de poche
française d’Empire, de M. Hardt et
T. Negri) – rien que la musique lugubre de l’imagination paranoïaque fascinée
par le spectacle d’une Machine à la fois monstrueuse et infaillible, s'alimentant de sa propre totalisation d'ectoplasme, telles les figures autodévoratrices des
cauchemars de Goya ou d’Odilon Redon.
Mais peut-on espérer qu’elles tournent à vide, ces
ratiocinations ni vraies ni fausses, et tout simplement proches du délire bien
qu’adossées – ou parce qu’adossées – aux traités sociologiques les plus doctes ? Il n’y a qu’un moyen efficace de désarmer le désespoir
méchamment caché dans un tel hyperréalisme
de la domination : montrer qu’il vaticine sur une Horloge qui n’existe pas,
sur un big brother de papier, et
qu’il confond le seul devoir de l’intelligence – ni rire ni pleurer mais
comprendre – avec la rhétorique sentimentale des victimistes, ces nouveaux
dévôts, apparus dans le sillage et la dépression des religions politiques. Or, derrière l’oncle Sam et ses dollars, il faut savoir que se cachent toujours un Ubu et sa
citrouille, comme l’oublient tous les hyperréalistes qui préfèrent les ogres
vociférants de Berthold Brecht aux fantoches bégayants d’Alfred Jarry.
Des puissances grandes et moyennes qui se cooptèrent
il y a vingt-cinq ans pour former le G7, puis le G8 puis le G20, lesquelles
mériteraient aujourd’hui de passer pour un empire ou postuleraient la
couronne de l’Empire du monde ? Ni la Grande-Bretagne ni la France qui
décolonisèrent, l’une avec adresse, l’autre en catastrophe ; ni la Russie
dont le PIB ne dépassait pas celui de l’Italie quand l’URSS s’effondra, et tout
son glacis avec elle ; ni la Chine qui n’a, même de nos jours, que de
bonnes raisons de s’en tenir au style géopolitique non expansionniste et
continental que lui légua le très vieil Empire effondré en 1911 ; ni,
enfin, les États-Unis, convaincus, soit de protéger les nations contre toute
politique impériale (thèse de G. Kennan), soit de représenter le dernier empire
de l’histoire universelle (thèse de Z. Brzezinski). Aucune de ces puissances ne
projette non plus de se faire le noyau d’une confédération impériale visant à
régir le reste du monde pour en dicter ou en contrôler les frontières ou les
positions sur l’échelle des puissances.
On pourrait prolonger à loisir cette énumération
négative. Son intérêt, surtout indirect, consiste seulement à avancer en creux
une proposition de méthode : apprenons à ne rechercher désormais les
effets institutionnels de l’empire, cette forme, invariante mais plastique,
cette forme donc fractale de
l’histoire universelle – apprenons à ne la prospecter que dans la numérisation
binaire des durées de l’existence humaine, et non plus dans le contrôle formel
ou organique de ses surfaces démographiques.
Il y a une façon simple (mais non pas simpliste)
d’introduire à cette généalogie de la domination impériale sur le mode
technique du retraitement binaire des durées : se demander
pourquoi les empires hitlérien et stalinien auront été les ultimes tentatives
de conquête impériale de l’espace (et du « grand espace » cher aux
géopoliticiens allemands et impérialistes de cette génération). La réponse
tombe sous le sens : ces empires ont fini par subir la loi et la volonté
d’un vainqueur, les techno-sciences informatiques, domaine de fabrication binaire des durées et des simulacres où
les États-Unis les avaient précédés (de peu, n’est-il que juste de préciser).
Sans cette arme techno-scientifique, pas de débarquement en Normandie, pas de
fission nucléaire, pas de logistique du deterrent.
L’URSS qui l’avait compris dès août 1945 se ruina en se lançant dans la course.
Après elle, il n’y aura plus d’empires intéressés à une quelconque maîtrise de
l’espace terrestre. Non que cette perspective n’intéresse personne – mais elle
a pour condition de possibilité la maîtrise de la stratosphère, réalisable à
son tour à la condition impérative de maîtriser les durées : de les
réduire à la nullité du 0 et à l’unité du 1 des codes applicables partout, donc nulle part et n’importe quand.
Or, pour l’histoire concrète de la forme empire, que signifie cette technique
aussi rapide que la lumière ? Que l’ère romaine ou britannique des
transports d’hommes et de marchandises est révolue car elle a cédé le pas au flux, autant vaut dire au codage électronique qui précède ces hommes ou ces marchandises. J’appelle empire du temps
tout ce qui précède le transport (qui amène à bon port) et commande ainsi tout
espace réel ou possible. Quel est le trait particulier, le trait plus qu’impérial
du transport électronique ? C’est un transport qui tend à rendre superflu
son support. Nous n’en sommes qu’aux débuts de la miniaturisation des corps
semi-conducteurs. Sur cette dématérialisation progressive et accélérée du
transport par miniaturisation du support repose l’histoire de l’empire qui
vient. Derrière les remparts, il y avait un arrière-pays, un contado. Derrière le port, il y avait un
estuaire, un pays. Or, qu’y a-t-il après un terminal ? Un autre terminal.
J.-L. Evard, 13 avril 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire