samedi 13 avril 2013

L'empire du terminal

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Pourquoi la philosophie du politique s’interdirait-elle l’humour ? Lui seul peut en aiguiser la lucidité autocritique et nous retenir sur la pente toujours mirobolante des rationalisations idéologiques ou pathologiques. Ainsi en va-t-il des figures et des modèles théoriques de l’empire : pour peu que leurs auteurs s’imaginent maîtres et possesseurs réels ou virtuels de la réalité qu’ils schématisent, les voilà bien près de tomber dans le régime de l’intelligence critico-paranoïaque, qui confond toujours les mots et les choses et s’imagine tantôt les gouvernant (phantasme de la toute-puissance), tantôt subissant leur emprise (phantasme complémentaire de la persécution). Il s’en faut souvent de peu pour que l’esprit de système succombe à ses propres inventions et manifeste toute la cruauté sado-masochiste qui l’a inspirée.
Sous la plume d’Adam Smith, la métaphore de la main invisible réglant l’offre et la demande sur le marché des ressources utiles respire un franc optimisme, proche de toutes les visions providentielles de l’histoire humaine, fréquentes dans une époque encline à n’imaginer de forces occultes qu’aussi bienveillantes que le bon sauvage de Rousseau. Que l’humeur toujours capricieuse du siècle s’assombrisse, et la même métaphore penchera au contraire vers l’idée d’un Léviathan omnipotent et infaillible, voire vers celle du complot fomenté dans l’ombre contre une humanité innocente et impuissante.
« Les sociétés transnationales répartissent directement la force de travail sur les différents marchés, attribuent fonctionnellement les ressources et organisent hiérarchiquement les divers secteurs de la production mondiale. L’appareil complexe qui sélectionne les investissements et dirige les manœuvres financières et monétaires détermine la nouvelle géographie du marché mondial, c’est-à-dire réellement la nouvelle structuration biopolitique du monde », écrivent récemment deux théoriciens l’un et l’autre universitaires, et passant pour des spécialistes de l’Empire : rien de décidément faux dans ces lignes (on aura peut-être reconnu cet extrait de la page 58 de l’édition de poche française d’Empire, de M. Hardt et T. Negri) – rien que la musique lugubre de l’imagination paranoïaque fascinée par le spectacle d’une Machine à la fois monstrueuse et infaillible, s'alimentant de sa propre totalisation d'ectoplasme, telles les figures autodévoratrices des cauchemars de Goya ou d’Odilon Redon.
Mais peut-on espérer qu’elles tournent à vide, ces ratiocinations ni vraies ni fausses, et tout simplement proches du délire bien qu’adossées – ou parce qu’adossées – aux traités sociologiques les plus doctes ? Il n’y a qu’un moyen efficace de désarmer le désespoir méchamment caché dans un tel hyperréalisme de la domination : montrer qu’il vaticine sur une Horloge qui n’existe pas, sur un big brother de papier, et qu’il confond le seul devoir de l’intelligence – ni rire ni pleurer mais comprendre – avec la rhétorique sentimentale des victimistes, ces nouveaux dévôts, apparus dans le sillage et la dépression des religions politiques. Or, derrière l’oncle Sam et ses dollars, il faut savoir que se cachent toujours un Ubu et sa citrouille, comme l’oublient tous les hyperréalistes qui préfèrent les ogres vociférants de Berthold Brecht aux fantoches bégayants d’Alfred Jarry.
Des puissances grandes et moyennes qui se cooptèrent il y a vingt-cinq ans pour former le G7, puis le G8 puis le G20, lesquelles mériteraient aujourd’hui de passer pour un empire ou postuleraient la couronne de l’Empire du monde ? Ni la Grande-Bretagne ni la France qui décolonisèrent, l’une avec adresse, l’autre en catastrophe ; ni la Russie dont le PIB ne dépassait pas celui de l’Italie quand l’URSS s’effondra, et tout son glacis avec elle ; ni la Chine qui n’a, même de nos jours, que de bonnes raisons de s’en tenir au style géopolitique non expansionniste et continental que lui légua le très vieil Empire effondré en 1911 ; ni, enfin, les États-Unis, convaincus, soit de protéger les nations contre toute politique impériale (thèse de G. Kennan), soit de représenter le dernier empire de l’histoire universelle (thèse de Z. Brzezinski). Aucune de ces puissances ne projette non plus de se faire le noyau d’une confédération impériale visant à régir le reste du monde pour en dicter ou en contrôler les frontières ou les positions sur l’échelle des puissances.
On pourrait prolonger à loisir cette énumération négative. Son intérêt, surtout indirect, consiste seulement à avancer en creux une proposition de méthode : apprenons à ne rechercher désormais les effets institutionnels de l’empire, cette forme, invariante mais plastique, cette forme donc fractale de l’histoire universelle – apprenons à ne la prospecter que dans la numérisation binaire des durées de l’existence humaine, et non plus dans le contrôle formel ou organique de ses surfaces démographiques.
Il y a une façon simple (mais non pas simpliste) d’introduire à cette généalogie de la domination impériale sur le mode technique du retraitement binaire des durées : se demander pourquoi les empires hitlérien et stalinien auront été les ultimes tentatives de conquête impériale de l’espace (et du « grand espace » cher aux géopoliticiens allemands et impérialistes de cette génération). La réponse tombe sous le sens : ces empires ont fini par subir la loi et la volonté d’un vainqueur, les techno-sciences informatiques, domaine de fabrication binaire des durées et des simulacres où les États-Unis les avaient précédés (de peu, n’est-il que juste de préciser). Sans cette arme techno-scientifique, pas de débarquement en Normandie, pas de fission nucléaire, pas de logistique du deterrent. L’URSS qui l’avait compris dès août 1945 se ruina en se lançant dans la course. Après elle, il n’y aura plus d’empires intéressés à une quelconque maîtrise de l’espace terrestre. Non que cette perspective n’intéresse personne – mais elle a pour condition de possibilité la maîtrise de la stratosphère, réalisable à son tour à la condition impérative de maîtriser les durées : de les réduire à la nullité du 0 et à l’unité du 1 des codes applicables partout, donc nulle part et n’importe quand. Or, pour l’histoire concrète de la forme empire, que signifie cette technique aussi rapide que la lumière ? Que l’ère romaine ou britannique des transports d’hommes et de marchandises est révolue car elle a cédé le pas au flux, autant vaut dire au codage électronique qui précède ces hommes ou ces marchandises. J’appelle empire du temps tout ce qui précède le transport (qui amène à bon port) et commande ainsi tout espace réel ou possible. Quel est le trait particulier, le trait plus qu’impérial du transport électronique ? C’est un transport qui tend à rendre superflu son support. Nous n’en sommes qu’aux débuts de la miniaturisation des corps semi-conducteurs. Sur cette dématérialisation progressive et accélérée du transport par miniaturisation du support repose l’histoire de l’empire qui vient. Derrière les remparts, il y avait un arrière-pays, un contado. Derrière le port, il y avait un estuaire, un pays. Or, qu’y a-t-il après un terminal ? Un autre terminal.
J.-L. Evard, 13 avril 2013

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