mardi 9 avril 2013

Monnaie de sphinge

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Les préparatifs de désactivation de la monnaie européenne s’accélèrent désormais, non plus dans les coulisses, mais sous les projecteurs, le suspense opérant selon une dynamique infaillible et connue : plus un drame tend vers son dénouement, et moins on peut y distinguer des causes et des effets. Au degré de dérèglement désormais atteint, et qui touche simultanément les expressions économiques, financières, monétaires et juridiques d’une même impossibilité, la zone euro, qui pourrait prétendre qu’il discerne encore les différentes chaînes de contamination qui corrodent les mécanismes de décision ? Il s’en est fallu d’un cheveu que la panique n’emportât les réserves des banques chypriotes…
Soit par exemple la marge de manœuvre des hauts fonctionnaires européens. Elle voit s’opposer au grand jour deux styles concurrents : d’un côté, aussi peu loquaces que sentimentaux, les recors et les syndics de la banqueroute des budgets publics les plus exténués, unité technocratique que les journalistes surnomment la « troïka » sans bien mesurer quels sinistres souvenirs s’attachent à de tels triumvirats dans l’histoire de toutes les républiques anciennes et modernes ; de l’autre, des think tank militant déjà, et dans le très court terme, pour un retour au régime des monnaies nationales – cénacles experts dont la voix se joint maintenant à celle de l’opinion europhobe, comme en témoigne le bref manifeste signé hier 8 avril dans Le Figaro par un Français, J.-P. Gérard, ex-membre du Conseil de la politique monétaire, et par un Allemand, W. Nölling, administrateur de la Bundesbank, sous le titre peu équivoque de « Organisons la retraite pour éviter la déroute ».
Officiellement, il n’y a donc plus un couple franco-allemand, mais deux : un couple partisan et un couple adversaire de la monnaie commune. Pour tout Européen, c’est là ce qu’on appelle un événement important.
N’insistons pas ici sur le grand silence où reste plongé le Parlement européen, assistant comme tétanisé aux débats et aux prises de décision qui ont lieu comme s’il n’existait pas et ravalant ainsi ses propres principes de représentation démocratique face à la pure initiative bureaucratique. Les deux rôles principaux se jouent ailleurs : d’un côté, la musique des diktats et des comptables, au nom de l’urgence (autrement dit : au nom de la sacro-sainte rotation planétaire des capitaux spéculatifs) ; de l’autre, l’anticipation de l’après euro, non plus seulement par conviction « souverainiste » ou « populiste », mais au nom d’une logique économique d’alternative au fiasco en cours, et sur le modèle de feu le serpent monétaire européen (pratique de la dévaluation dite « concertée », qui fut celle des Finances françaises de Pompidou à Mitterrand I).
L’après-euro commence donc maintenant, il a déjà commencé. Pourquoi la perspective d’un « retour » au serpent monétaire des années 1970 est-elle cependant chimérique ? Pourquoi l’après euro ne ramènera-t-il pas l’Europe d’avant la monnaie commune ? Pour une double raison : quelles que soient leurs orientations et leurs raisonnements proprement politiques, les partisans du retour aux devises nationales surestiment le gain tactique de la manœuvre (l’arme de la dévaluation, par exemple, ne sera d’aucun secours à des économies surendettées, et de plus en voie de désindustrialisation chaotique) et sous-estiment les deux nouveautés stratégiques des dix dernières années.
À l’échelle européenne, la fin du tandem franco-allemand aura scellé la dilution de la vision européenne première dans le « Grand Espace » amorphe et hétéroclite des Vingt-Sept. Une fois la devise européenne mise au rancart, le divorce se consommera au nom de l’argument inverse : on dira partout que le tandem franco-allemand ne « pouvait » pas résister à un échec de l’euro, alors que c’est précisément la paralysie progressive de ce tandem qui a désorienté en substance la perspective communautaire (son régime institutionnel, modèle d’indécision fédérale, donc sa non-politique financière). Car le « Grand Espace » européen dans lequel se perd le couple franco-allemand était précisément son maître ouvrage, et même celui dont il se disait le plus fier (car Jacques Delors, comme son père spirituel Robert Schumann, faisait consensus chez les sociaux-démocrates et chez les démo-chrétiens). Que restera-t-il alors du principe européen des années 1975-1991 dans une Europe sans France-Allemagne, sans défense ni stratégie militaires communes, et sans système électoral unitaire ?  La question se passe de réponse.
La seconde nouveauté facteur de dislocation européenne se lit à l’échelle transcontinentale. La semaine dernière, les BRIC(S) – le Brésil, la Russie, l’Inde la Chine et l'Afrique du Sud – ont annoncé qu’elles constituaient un pôle bancaire commun. Elles entendent se passer ainsi des services de la Banque mondiale. Peu importe quelle efficacité attendre de cette initiative : elle en dit long, ce qui, pour un présage, suffit – elle confirme les nouvelles polarisations transcontinentales en cours, elle nous dessine les conditions de la provincialisation européenne.
J.-L. Evard, 9 avril 2013

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