Dans un récent commentaire
de la méthode de Thucydide, il vient à François Hartog une formule
lumineuse : « Ainsi l’empire athénien (avec ses trois composantes que
sont les remparts, la flotte et l’argent) sert de modèle pour retracer
l’histoire du passé » (Évidence de
l’histoire. Ce que voient les historiens, Gallimard, 2007, p. 77]. L’exégète
veut montrer quel « historicisme » avant la lettre oriente le récit
de l’écrivain grec, mais détournons plutôt ce retournement critique :
peut-on dire avec plus de concision à quoi tient le principe empire !
Des
trois facteurs ici retenus pour définir le primum
movens de l’hégémonie montante d’Athènes sur le monde grec (sur le moment
grec du monde méditerranéen), un seul ressortit de l’étendue, les deux autres relèvent de la fluidité, celle des flots et celle des drachmes. Et encore la
dimension d’espace n’occupe-t-elle en réalité dans cet ensemble que la place la
plus modeste : les remparts d’Athènes n’ont rien de particulier (toute cité s’identifiant à cette fonction
refuge garante de sa liberté et de ses lois), et encore ne dessinent-ils
d’espace que de circonscrire une enceinte – ligne, limite, frontière, à partir
desquelles de l’espace devient calculable (une surface), et concevables un
territoire et un sanctuaire (une juridiction, un nomos).
La
subtilité du commentaire enchantera les amateurs d’histoire grecque : la
flotte athénienne n’est-elle pas justement, depuis la victoire de Salamine et
grâce à l’intelligence de Thémistocle, le véritable rempart de la cité puisque
ce stratège convainquit ses concitoyens d’abandonner la cité pour forcer
l’ennemi au combat sur mer où l’emportait la probabilité de l’avantage grec ?
Athènes elle-même ne fétichisait donc pas ses murailles, et défit le Perse plus
nombreux parce qu’elle sut passer à temps de la terre à la mer et transformer
la masse immobile de ses fortifications en un gain de mobilité pour ses
escadres. De cette double profondeur stratégique (profondeur de décision de
l’intelligence et profondeur de l’onde de choc durant la bataille navale) date
la fondation par Athènes de ce mode d’empire qu’on appela thalassocratie.
Athènes, Venise ou Londres – l’empire du monde allait à l’île dont la flotte
transforme les mers en remparts. En juin 1940, le repli des forces françaises
en territoire impérial eût mis l’effort de guerre sous l’abri de la Méditerranée
et de la Royal Navy.
Dans
la composition de puissance propre à Athènes, ce sont donc bien a fortiori les deux autres facteurs qui
déterminent d’emblée l’usage stratégique des ressources de l’hégémonie. La
flotte, non seulement peut se substituer avantageusement aux remparts, mais
encore est-elle en affinité directe avec l’argent : l’un et l’autre
concrètent mieux que tout autre l’élément originaire – qu’on nous permette un mauvais
jeu de mots : ils matérialisent tous deux le liquide du pouvoir. Navires et monnaie composent ainsi un ensemble
homogène du type le plus pur : celui des moyens de transport de la volonté
de puissance. La leçon de philosophie administrée par Thucydide et F. Hartog ne
tolère aucune complaisance pour les idoles de cette volonté : liquides,
fluides, ductiles, mobiles, la puissance et l’hégémonie, en dépit des
apparences, ne visent pas la possession,
elles enseignent l’art de traverser
(traverser un isthme, les mers, le dessein présumé de l’ennemi, traverser la
peur de son propre peuple en renversant les rôles de l’assiégeant et de
l’assiégé). Or l’art stratégique de la traversée des apparences suppose un
désintéressement rarement compatible avec l’exercice de la puissance :
quand Thucydide rédige La Guerre du
Péloponnèse, c’est en vaincu qui se ressouvient. Même destin pour
Machiavel, un des pères nourriciers de la philosophie du politique.
Nul
doute, on touche ici aux limites les plus actuelles
de la conceptualisation stratégique. Derrière la simple image historique et
historienne des empires, il nous faut donc apprendre à déchiffrer le jeu et les
effets d’un principe et d’un paradoxe constamment actifs, et qui, sous la plume
des stratèges les plus conséquents, se manifeste à la fois comme une
pragmatique résolue (un souci d’efficacité idéale) et comme une désinvolture
souveraine. La pragmatique va à la définition des moyens, mais elle n’y excelle
qu’à la condition de ne jamais les confondre avec les fins de l’agir. Il est
étrange qu’aboutissant à ce degré de tension et d’antagonisme entre fins et
moyens la réflexion stratégique retrouve l’économie théologique de la pesanteur
et de la grâce. C’est là certainement la raison la plus secrète et la plus
impérieuse qui mena un penseur chrétien comme René Girard à lire et à commenter
Clausewitz. Tous ceux qui n’ont rien autant à cœur que de ne pas confondre la
fin et les moyens forment, quelles que soient leurs allégeances, comme une
grande société fraternelle. Leur royaume est-il de ce monde ? Oui, et seulement si l’on
convient que la différence des fins et des moyens commande toutes les autres.
J.-L.
Evard, 2 mai 2013
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