jeudi 2 mai 2013

Noble désinvolture

-->
Dans un récent commentaire de la méthode de Thucydide, il vient à François Hartog une formule lumineuse : « Ainsi l’empire athénien (avec ses trois composantes que sont les remparts, la flotte et l’argent) sert de modèle pour retracer l’histoire du passé » (Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Gallimard, 2007, p. 77]. L’exégète veut montrer quel « historicisme » avant la lettre oriente le récit de l’écrivain grec, mais détournons plutôt ce retournement critique : peut-on dire avec plus de concision à quoi tient le principe empire !
Des trois facteurs ici retenus pour définir le primum movens de l’hégémonie montante d’Athènes sur le monde grec (sur le moment grec du monde méditerranéen), un seul ressortit de l’étendue, les deux autres relèvent de la fluidité, celle des flots et celle des drachmes. Et encore la dimension d’espace n’occupe-t-elle en réalité dans cet ensemble que la place la plus modeste : les remparts d’Athènes n’ont rien de particulier (toute cité s’identifiant à cette fonction refuge garante de sa liberté et de ses lois), et encore ne dessinent-ils d’espace que de circonscrire une enceinte – ligne, limite, frontière, à partir desquelles de l’espace devient calculable (une surface), et concevables un territoire et un sanctuaire (une juridiction, un nomos).
La subtilité du commentaire enchantera les amateurs d’histoire grecque : la flotte athénienne n’est-elle pas justement, depuis la victoire de Salamine et grâce à l’intelligence de Thémistocle, le véritable rempart de la cité puisque ce stratège convainquit ses concitoyens d’abandonner la cité pour forcer l’ennemi au combat sur mer où l’emportait la probabilité de l’avantage grec ? Athènes elle-même ne fétichisait donc pas ses murailles, et défit le Perse plus nombreux parce qu’elle sut passer à temps de la terre à la mer et transformer la masse immobile de ses fortifications en un gain de mobilité pour ses escadres. De cette double profondeur stratégique (profondeur de décision de l’intelligence et profondeur de l’onde de choc durant la bataille navale) date la fondation par Athènes de ce mode d’empire qu’on appela thalassocratie. Athènes, Venise ou Londres – l’empire du monde allait à l’île dont la flotte transforme les mers en remparts. En juin 1940, le repli des forces françaises en territoire impérial eût mis l’effort de guerre sous l’abri de la Méditerranée et de la Royal Navy.
Dans la composition de puissance propre à Athènes, ce sont donc bien a fortiori les deux autres facteurs qui déterminent d’emblée l’usage stratégique des ressources de l’hégémonie. La flotte, non seulement peut se substituer avantageusement aux remparts, mais encore est-elle en affinité directe avec l’argent : l’un et l’autre concrètent mieux que tout autre l’élément originaire – qu’on nous permette un mauvais jeu de mots : ils matérialisent tous deux le liquide du pouvoir. Navires et monnaie composent ainsi un ensemble homogène du type le plus pur : celui des moyens de transport de la volonté de puissance. La leçon de philosophie administrée par Thucydide et F. Hartog ne tolère aucune complaisance pour les idoles de cette volonté : liquides, fluides, ductiles, mobiles, la puissance et l’hégémonie, en dépit des apparences, ne visent pas la possession, elles enseignent l’art de traverser (traverser un isthme, les mers, le dessein présumé de l’ennemi, traverser la peur de son propre peuple en renversant les rôles de l’assiégeant et de l’assiégé). Or l’art stratégique de la traversée des apparences suppose un désintéressement rarement compatible avec l’exercice de la puissance : quand Thucydide rédige La Guerre du Péloponnèse, c’est en vaincu qui se ressouvient. Même destin pour Machiavel, un des pères nourriciers de la philosophie du politique.
Nul doute, on touche ici aux limites les plus actuelles de la conceptualisation stratégique. Derrière la simple image historique et historienne des empires, il nous faut donc apprendre à déchiffrer le jeu et les effets d’un principe et d’un paradoxe constamment actifs, et qui, sous la plume des stratèges les plus conséquents, se manifeste à la fois comme une pragmatique résolue (un souci d’efficacité idéale) et comme une désinvolture souveraine. La pragmatique va à la définition des moyens, mais elle n’y excelle qu’à la condition de ne jamais les confondre avec les fins de l’agir. Il est étrange qu’aboutissant à ce degré de tension et d’antagonisme entre fins et moyens la réflexion stratégique retrouve l’économie théologique de la pesanteur et de la grâce. C’est là certainement la raison la plus secrète et la plus impérieuse qui mena un penseur chrétien comme René Girard à lire et à commenter Clausewitz. Tous ceux qui n’ont rien autant à cœur que de ne pas confondre la fin et les moyens forment, quelles que soient leurs allégeances, comme une grande société fraternelle. Leur royaume est-il de ce monde ? Oui, et seulement si l’on convient que la différence des fins et des moyens commande toutes les autres.
J.-L. Evard, 2 mai 2013

Aucun commentaire: