Il faudra suivre de près le dialogue ouvert par Régis Debray avec
Hubert Védrine dans les colonnes du Monde
diplomatique de mars, sous le titre « La France doit quitter
l’OTAN ». Son occasion ? H. Védrine, dans son rapport de novembre
2012 à la présidence de la République qui le consultait sur « l’avenir de
la relation transatlantique et les perspectives de l’Europe de la
défense », expose pourquoi, somme toute, il juge le récent retour de la
France dans les instances dirigeantes de l’OTAN comme un fait désormais acquis
et irréversible. R. Debray défend et détaille longuement l’argument contraire.
Controverse qui fera date car elle porte sur l’ensemble des motifs en jeu dans la décision questionnée (ses motifs
circonstanciels, ses motifs géopolitiques, ses motifs civilisationnels). Le
texte de R. Debray synthétise donc les trois unités qui rythment l’agir et
l’existence historiques : durée brève de la décision (un ou deux
quinquennats), durée moyenne de la relève générationnelle (trente ans), durée
longue d’une époque (l’ère nucléaire, l’économie numérique, qui renversent la
hiérarchie classique du politique, naguère prioritaire, et du technique,
aujourd’hui aux commandes).
Trois genres de motifs, trois genres de durée, mais
aussi trois genres de réalité : les procédures de la décision souveraine
sont d’apparence politique (la Ve République bientôt sexagénaire
rallie l’Alliance nord-atlantique quittée par son fondateur après que la IVe
République, qu’il méprisait, l’avait pratiquée dès 1949), le rythme est celui
des classes d’âge dans une époque historique (Hollande à gauche et Sarkozy à
droite sont l’un et l’autre, à égalité, des fleurons standard d’après
l’après-gaullisme), les valeurs qui orientent l’agir humain sont technologiques
(il n’y a plus que des armées professionnelles dans un monde de serial killer, de drones, de logiciels
et de boucliers antimissiles).
On ne saurait donc bouder, en 2013, la bonne fortune
de cette passe d’armes bien conduite entre les deux amis anciens conseillers de
François Mitterrand. En outre, près de trente ans ont passé depuis que R.
Debray avait publié les Empires contre
l’Europe, réquisitoire instruit contre l’hégémonie étatsunienne et la pax americana. Le désaccord
d’aujourd’hui avec Hubert Védrine nous permet, quant à la géopolitique de R.
Debray, de retrouver des invariants et de surprendre des inflexions. Rien de
plus stimulant, pour l’intelligence politique authentique, que ce genre, peu
fréquent, de chassé-croisé : un homme de droite, de Gaulle, tenait aux
Etats-Unis la dragée aussi haute que peut le désirer un gramscien comme R.
Debray, tandis qu’aujourd’hui, dans le monde d’après l’après-guerre froide où
les effets de long terme de la politique gaullienne se sont presque entièrement
dilués ou effacés, ce sont des hommes de gauche comme H. Védrine ou F. Hollande
dont la politique « atlantique » ou « atlantiste » chagrine
le contempteur de la pax americana.
Convient-il de voir dans ce chassé-croisé un simple différend idéologique (dès
lors, un épisode bénin) ou bien le présage éloquent d’une possible transformation stratégique (et dès lors, un événement
géopolitique de longue portée, voire son dénouement) ?
Pourquoi la lecture du
véritable petit manifeste de R. Debray laisse-t-elle surtout une impression
poignante ? Pour la raison précise que son auteur, penseur précieux
et classique parce que fidèle au tragique comme à l’élément matriciel de
l’histoire universelle, argumente du point de vue symbolique et mélancolique d’un
« empire » français dont l’opposition à l’ « empire »
américain fait sciemment l’impasse sur les raisons substantielles de son hégémonie actuelle.
Sans doute la sympathique phobie de R. Debray pour le nom
« Occident » (« notion chérie de la culture
ultra-conservatrice », dit-il au risque d’affaiblir son propre argument
stratégique, qui est latin, celui, au
fond, du Kojève de 1945-1950, quand cet hégélien plaidait pour la restauration
d’un ensemble méditerranéen sur lequel appuyer la puissance française face aux
deux géants de la guerre froide), sans doute ce pli explique-t-il cette
impasse : de même que Kojève, confondant 1945 et 1918 et oubliant que de
Gaulle lui-même avait déjà anticipé à Brazzaville en 1942 le chapitre de la
décolonisation progressive, imaginait la fabrication d’un nouvel empire français
d’inspiration « latine » qui damerait le pion aux empires britannique
et américain, de même R. Debray rêve-t-il aujourd’hui d’un Bandoeng new look : d’une France narguant et
contrant l’oncle Tom pour encourager par l’exemple les jeunes nations
championnes qui daubent l’empire et ricanent de son ton hypocritement
protecteur. En fait, ce qui, venant des États-Unis, blesse R. Debray, c’est une
métaphore habilement placée : il ne supporte pas (bien né, qui le
supporterait ?) qu’un Américain, Robert Kaplan, ait pu mettre les rieurs
de son côté en réclamant Mars pour l’Amérique et en laissant Vénus à la vieille
Europe. Lourde morgue, il est vrai – du quolibet du parvenu de là-bas, sachons
tirer la leçon sans rire ni pleurer.
Un raisonnement gaulliste (martial et seigneurial)
tenu dans un monde post-gaullien (pacifiste et terroriste), voilà le hiatus où,
sous le panache, le bât du concept blesse plus que la blessure d’orgueil. Sans
parler des sources néo-jacobines du gaullisme âme de la Résistance, quel était
le secret, donc la puissance de sa noblesse ? Pour une part, la tactique
et la stratégie de la guerre mécanisée de mouvement (voilà pour le premier
gaullisme, de Gaulle via Guderian et Lidell Hart) ; pour l’autre, le sens
lucide de la période historique, l’art de transformer l’autorité de l’empire en
prestige moral dans une zone d’influence post-coloniale (voilà pour le second,
de Gaulle via Lyautey). Ces annales de la Fleur de lys et de la Croix de
Lorraine étant rappelées, il y a surtout urgence à comprendre que les prémisses
conceptuelles et les effets géostratégiques de l’ordre nucléaire et
informatique où nous sommes désormais largement entrés repoussent dans la
préhistoire cette perception moins « gaullienne » que strictement
géopolitique et géographique de la domination. Sous les objections
mélancoliques de R. Debray travaille donc une thèse à laquelle j’oppose
celle-ci : l’époque de la technologie numérique polyvalente a renversé
l’ancienne hiérarchie euclidienne qui faisait du temps une dérivée de l’espace,
notre espace est la dérivée du temps
fabriqué en tant que simultanéité
universelle idéale. Le méridien de Greenwich n’est plus une ligne de démarcation, mais la surface entière du globe connecté à
lui-même comme une gigantesque cellule plongée par sa nouvelle horloge – le
temps atomique infiniment petit – en régime d’autarcie biologique parfaite
(dangereuse parce qu’involontaire et non sue).
Même si les Etats-Unis se maintiennent encore
longtemps à leur rang d’empire romain (fonction que par ailleurs exècre leur
wilsonisme invétéré), leur prépondérance géopolitique n’en continuera pas moins
de s’effriter, pour une raison que le médiologue R. Debray connaît d’ailleurs
fort bien : comme l’a illustré l’attaque-éclair du 11 septembre 2001 sur
les twin towers, le nomos de la terre
ne s’inscrit plus en frontières terrestres
ou ne s’affiche plus sur des rideaux de fer,
mais aux interfaces fluides et virtuelles de l’hyperpuissance
électronique et stratosphérique. Il en va de cette arme post-industrielle comme
il en fut de sa grande sœur l’arme nucléaire : par nature, voyez l’Iran,
elle ne saurait rester le monopole d’aucun souverain. C’est elle qui accélère
l’occidentalisation du monde en sa phase terminale et caricaturale : elle
dénationalise les nations comme un pipe-line transforme un désert en boulevard
et comme l’agro-alimentaire fait de nos cuisines des égouts, elle chasse les
empires de leur étendue et les connecte aux flux tendus de la computation
hyperbolique et de la simulation exponentielle sur Terre et au Ciel. « Quoi qu’impose la subversion technocratique en
vigueur, l’économie n’est qu’une technique au service du politique, qui seul
pose les fins ou les valeurs à défendre, et non l’inverse », écrivait R.
Debray dans son livre de 1985 (p. 142). Peut-être – mais cette assertion, aussi
romaine et jacobine que peu « matérialiste », sonne comme une
pétition de principe Ancien Régime durement bousculée par le Nouveau Régime
toujours plus populaire de la technoscience du ni paix ni guerre contemporain.
Faisons donc à R. Debray l’amitié d’un pari risqué.
Son livre de 1985 avait anticipé à sa manière la fin de l’Union soviétique.
Parions, nous, que les États-Unis se savent au pied du mur technologique qui,
derrière le Capitole, leur cache encore la Roche tarpéienne.
J.-L. Evard, 2 mars 2013
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