Aux petites raisons de circonstance qui président au silence massif où
fait rage la guerre civile syrienne s’ajoute une grande raison, une raison
d’époque, une raison souterraine donc, la seule qui engage la responsabilité
entière de chacun, une raison souterraine et durable que la perception
journalistique et journalière du prétendu « Printemps arabe » rend
plus difficile encore à penser dans toute sa portée et son long terme.
Quant aux pays occidentaux (où l’industrie de
l’opinion publique sait depuis longtemps comment se censurer elle-même),
faisons provisoirement comme si les dirigeants de cette industrie se taisaient
parce qu’ils partageraient la décision de non-intervention des politiques et
l’appuieraient de cette manière tacite. Tablent-ils ainsi sur le « pacifisme »,
paraît-il, généralisé, qui, en mode passif, complèterait l’abstention active
des Nations Unies ? Devant le paroxysme de violence en jeu, une telle
hypothèse est si désobligeante pour l’entendement politique qu’elle ne saurait,
si réaliste soit-elle sans doute, avoir ici le dernier mot (si les décideurs
avaient décidé de ne pas intervenir,
ils diraient d’ailleurs pourquoi, ou le feraient dire). Laissons aussi de côté la question de la
chape russe posée sur la région syrienne, ce bastion proche-oriental de
l’ex-glacis et de son limes.
Demandons-nous donc plutôt à quoi pense le reste du monde arabe : il sait
que cette guerre féroce a commencé en
même temps que le « Printemps arabe », et que les clefs du
dénouement se trouvent dans cette simultanéité et en elle seulement. C’est elle
qui, silencieuse, inaperçue, en dit le plus long, comme tout signe d’histoire
authentique.
Dans le long terme, à portée longue (celle des
générations humaines), la solitude des sunnites syriens en guerre avec
l’appareil alaouite trouve là sa véritable explication : la perception
sentimentale et mièvre du « Printemps arabe », largement dominante à
l’Ouest, cache depuis le premier jour que le monde arabe ne s’est pas tant
scindé (entre une moitié « laïque « et « moderne »,
d’une part, et une moitié « religieuse » et
« traditionaliste », d’autre part), qu’il ne se divise bien plutôt sur les
proportions de religion nécessaires à une société et sur le sens même de son
institution religieuse, quelle que soit la religion considérée. Le tournant pris
depuis quelques mois en Tunisie et en Egypte (où l’événement capital du
ralliement unanime de l’armée aux Frères musulmans n’a pas fait autrement
l’objet des commentaires qu’il appelait), la grandissante pression salafiste en
Afrique noire, la stabilisation du régime iranien – ces moments d’actualité
convergent et indiquent ensemble que le monde arabe, à sa manière, aborde la même époque que l’Occident : non pas
tant le « retour du religieux » – formule de pacotille – mais la
réapparition des religions politiques.
(Pourquoi dis-je : « réapparition » ?
Pour la raison que leur première apparition s’était produite sous le signe du politique comme religion et avait
débouché sur l’ère totalitaire, tandis que, à l’échelle du monde arabe et
asiate où des branches entières de l’islam se font la guerre, la question
inverse se pose, celle du religieux comme
politique. La réapparition dont
je parle n’a donc rien à voir avec une répétition :
elle se propose au contraire une composition différente du même corps
hétérogène où veulent s’articuler le religieux, d’essence rituelle, et le
politique, d’essence technique.)
Ainsi s’explique la solitude des sunnites syriens. Ils luttent dans l’œil du cyclone. Autour
de ce point médian du déchaînement de la question, des scènes nombreuses – des
régions diverses – l’interprètent, la relancent, la ressassent, à seuil fragile de conflictualité (degré maximal dans le cas pakistanais, degré
élevé dans le cas égyptien ainsi que, voilé jusqu’à maintenant, dans le cas
jordanien) – à seuil bas dans les cas turc ou marocain.
Or, de toute évidence, la réapparition du
théologico-politique engage aussi tout l’Occident. Historiquement, il en fut la
scène première et primitive. Il a donc toutes les raisons de ne plus jouer à
l’autruche, comme le lui enseigne d’ailleurs chaque jour la même réapparition
du théologico-politique, à visage découvert… en Israël. Le temps presse.
J.-L. Evard, 21 février 2013
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