Nanni Moretti avait intitulé son film de 2011 Habemus papam. Michel Piccoli y tient le rôle d’un cardinal élu au trône de saint Pierre. Cette consécration inattendue le contrarie au point
qu’il commence par la décliner, mais avec une maussaderie trop capricieuse pour
convaincre ses pairs (peut-être soulagés de voir le fardeau s’éloigner d’eux).
Un soir, notre homme, plutôt que, contre trop bonne fortune, de faire bon cœur,
se rebiffe, s’éclipse, fugue, se réfugie incognito
dans quelque hôtel romain qui héberge une troupe de joyeux acteurs et de jolies
actrices en tournée. Ses conseillers l’y retrouveront attablé avec ses nouveaux
amis, déclamant avec eux le répertoire de sa jeunesse ainsi retrouvée. On
finira donc par le laisser en paix. Le bon vieux, rassuré, pourra, comme toute
âme souffrante, s’abandonner soulagé à la paralysante crise d’indécision qui
l’avait envahi sur le tard. Happy end, Bartleby réconcilié avec lui-même.
Après coup, la prescience pénétrante de Moretti nous
rappelle pourquoi il vaut souvent mieux consulter la subtilité des grands
poètes que celle des grands stratèges. (Et Benoît XVI le premier, en se
comportant aussi simplement qu’un dirigeant d’entreprise ou qu’un
champion sportif atteints par la limite d’âge ou du grand âge, nous suggère qu’il a vu le film
de Moretti et médité sa leçon : ce qui est drôle sur l’écran, un vieillard
coincé comme un môme dans le mensonge des formes rituelles et apaisé par celui
de la commedia dell’arte, se fait
sérieux quand un pape réputé conservateur rigide résilie son mandat tel un
véritable révolutionnaire du droit canonique.) Dès qu’un événement politique
échappe à sa vulgarité constitutive pour se charger de significations profuses
qu’il ne maîtrise pas et qui provoquent aussi simplement toute conscience, il
devient un événement poétique : un haut fonctionnaire de la catholicité,
Allemand devenu cardinal et cardinal promu pape donc titulaire en chef des
charismes de l’Église d’Occident, « démissionne » comme
l’administrateur de n’importe quelle entreprise profane. Sur le visage creusé
du grand vieillard, on reconnaît le masque des monarques de Shakespeare à bout
de forces et de solitude. Celle du coureur de fond résolu à ne pratiquer ni doping ni lifting. L’anti-Berlusconi.
En répétant en apparence le geste de son prédécesseur
Célestin V, Benoît XVI n’en prend pas moins une initiative sans précédent :
avec l’aide fraternelle de Moretti et de Piccoli, ces très fins psychologues, il
précipite, en bon révolutionnaire conservateur, la crise interminable du principe
d’autorité – et Dieu sait l’efficacité du Vatican en la matière ! Il n’y a
rien d’aussi salubre qu’une idole ou une star se déshabillant hors toute
étiquette devant ses serviteurs, les
tièdes et les fervents. Spectacle aussi violent que celui de tout
désenchantement, mais spectacle pacifique. Chez les psychanalystes, on parlera
de contre-transfert réussi. Chez les politiques, d’un sens heureux de
l’opportunité. Et chez les musiciens, d’une exécution irréprochable.
J.-L. Evard, 12 février 2013
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