mardi 19 mars 2013

Le totem Europe et son lapsus


Comme on l’a compris grâce aux Frères Karamazov (1880) et à Totem et Tabou (1912), les fêtes de famille permettent aux fils, après le meurtre du père, de commémorer leur crime et d’en dissimuler les traces. On dit « tabou » tout geste qui dérange cette subtile mise en scène de la violence originaire et tend à nous remettre en mémoire le sens latent de nos institutions civiles, politiques et religieuses, sachant qu’il ne s’agit pas de le censurer ni de l’oblitérer, mais au contraire de le remémorer en le déformant, les deux opérations d'où résulte par synergie le totem d’une communauté. Dostoïevski et Freud nous ont ainsi expliqué pourquoi nous ne pouvons vivre que dans ce double langage : du principe de construction de notre commune réalité, il indique le prix symbolique (un parricide) et la fragilité extrême. Maquiller n'est pas tuer.
La littérature et la psychologie de l’inconscient ont précisément pour fonction de nous consoler des déguises, trompe-l’œil et autres chausse-trapes sans lesquels il n’y aurait aucune possibilité d’instituer une quelconque vie en société. Comme les contes ou le théâtre et ses effets cathartiques, elles veulent nous réconcilier avec sa violente vérité. Seuls les politiques s’imaginent qu’on peut la manier à volonté et sans contrepartie. Avec Machiavel, premier théoricien reconnu de cette technique, ils se flattent de l’espoir de maîtriser tous les contrecoups qu’appelle chaque nouveau coup.
Nous eûmes hier un exemple remarquable de la virtuosité indispensable à cette prétention et des effets les plus crus de son contraire. Qu’arrive-t-il aux dilettantes du totem, à ceux qui le manipulent sans respecter les règles du double langage qui en fait l’efficacité ? Soit le cas du totem Europe. La flotte d’Airbus A320 vendue à l’Indonésie à raison de quelque 18 milliards d’euros réunissait hier au palais de l’Elysée les deux PDG, celui de la République et celui de l’aviation civile, pour célébrer les mérites de la marque, de l’entreprise, du savoir-faire et pour fêter the big money. À aucun moment, il ne fut question de l’élémentaire réalité : Airbus est une entreprise européenne gérée par un consortium franco-allemand nommé EADS et dont les principaux ateliers se répartissent entre Toulouse, Hambourg et l’Espagne. Airbus et EADS doivent leur existence à une préoccupation ancienne de l’aéronautique européenne : contenir l’expansion de sa concurrente étatsunienne, Boeing, pour ne pas connaître le sort de l’informatique, par laquelle, jusqu’à nouvel ordre, les États-Unis gouvernent et pilotent la structure et le réseau numériques de la planète.
Ainsi, un des très rares titres de gloire technologique du rêve européen aura été nationalisé hier en grande pompe et sans vergogne. Une des dernières occasions de faire vibrer l’« idée européenne », non pas avec des lieux communs de potache ou de touriste, mais avec un bel objet volant, joli jouet sorti de mains soigneuses, a été escamotée avec un naturel et une unanimité qui en disent long.
Remercions au moins les organisateurs de ce raout hexagonal. Nous nous demandions encore quelles chances ils donnent à l’« idée européenne », quelle énergie ils désirent lui consacrer. Nous guettions aussi des signes infalsifiables d’une recomposition du tandem franco-allemand, quelques jours à peine après les (modestes) fastes du cinquantième anniversaire du Traité de l’Élysée de janvier 1963. Depuis la fête totémique d’hier, nous voici fixés. Le travail de deuil de l’idée européenne s’achève, et les derniers tabous sautent. Même à ses dignitaires, il est désormais possible de faire au grand jour comme si elle n’existait plus. La digue de phrases qui contenait encore l’assaut généralisé des Européens contre l’idée européenne, celle de Robert Schumann en tout cas, vient de céder. Ce qui explique sans doute, mais comme un effet de style involontaire, la violence non dissimulée de la potion administrée à la République de Chypre. Le lapsus fait l'homme.
Jean-Luc Evard, 19 mars 2013

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