Après quelques semaines de suspension
contrainte, La Quinzaine géopolitique
reprend sa parution. Le blog annoncé au début du printemps comprendra tout
d’abord deux bulletins mensuels, commentaires de l’actualité, notes de lecture
ou brefs essais théoriques.
Je profite de ce recommencement
pour le préciser : le travail fécond ne peut se suffire d’hypothèses,
si pertinentes soient-elles ; il ne dure et n’oriente la réflexion que
s’il rend vivantes les méthodes d’une discipline. Dans cet esprit, la nouvelle
série qui commence cette première semaine de juin propose d’ouvrir une
recherche sur les notions de surface et d’interface géopolitiques. Extraites
d’un essai paru en mai dernier dans la revue trimestrielle Médium (31), les lignes suivantes conduiront à quelques vers
d’Apollinaire conçus sur le front de la guerre de 1914-1918. Elles valent
hommage rétrospectif au visionnaire. Les poètes, s’ils prennent leur métier au
sérieux, se font les égaux des stratèges, qui, pour quelques-uns, se mettent
aussi à leur école.
*
L’occidentalisation du monde avait
résulté, par expansion accélérée, de l’initiative européenne, datant des Temps
modernes. En généralisant, au XXe siècle, la condition occidentale à
l’ensemble du monde habité, elle finit à l’inverse par parquer l’Europe, son
foyer d’origine, parmi les provinces du géopolitique en gestation. En
gestation, car entre la découverte du Nouveau Monde et la Première Guerre
mondiale, l’Europe a progressivement perdu son avantage géopolitique de
puissance impériale première, au bénéfice de deux entités géopolitiques plus
hégémoniques, l’Amérique et la Russie. De la surface encore décisive au XIXe
siècle nous sommes passés aux interfaces du géopolitique, le mot désignant donc
entretemps une réalité tout autre. Face à l’Amérique et à la Russie, l’Europe
était « petite », mais elle ne l’était ni plus ni moins que la
Couronne britannique dominant son Commonwealth. En revanche, face à la
stratosphère colonisée par les missiles et les
ordinateurs conçus au cours de la Seconde Guerre mondiale et sillonnée
aujourd’hui par les navettes spatiales et autres satellites, la surface
européenne, comme toute surface à l’ère des interfaces, n’est plus qu’une
quantité négligeable. Ce que le sociologue avait repéré sous l’espèce de l’ère « post-industrielle »
(D. Bell), le médiologue peut l’approfondir en observant les transformations
liées au passage de la Surface à l’Interface.
Conçue aux Temps modernes comme un
outil intellectuel de l’extension impériale des États-nations, la géopolitique,
le mot le dit, interrogeait l’intensité d’une volonté de pouvoir, rapportée à
l’inertie de l’étendue physique (terre et mer) où l’appliquer. Avant d’être tel
ou tel empire, l’empire, en effet, est un principe
de domination, et comme toute forme collective de domination, il articule un
habitat (domus) et son habitant (dominus). Même étendu par la pensée à
son arrière-pays, à son hinterland, à
ses rivages les plus lointains, il lie à une surface, à laquelle il imprime une
forme (par ses frontières) et une orientation (par sa métropole). Rome s’était
faite empire grâce à ses voies de communication, et la thalassocratie
britannique avait construit le Commonwealth selon la même technique du
transport efficace. Les télécommunications en tout genre, filles de l’électrification
intensive, ont supplanté les véhicules plus lents que la lumière, galère ou
clipper. L’empire, c’est-à-dire l’imposition monopolistique d’un réseau de
transport concentrique sans autres limites que sa propre sphéricité, l’empire a
alors commencé de quitter la Terre et
de gagner la stratosphère,
espace-temps logistique et stratégique de la télécommunication instantanée
(donc des décisions immédiates). Le principe
de la domination impériale est donc bien toujours celui du circuit : mais
ce circuit est moins une « toile » (figure plane) qu’une
« grappe », un volume sans contours décisifs, un fragment
d’énergie-matière fractale. Sous cet
angle, la médiologie se présente comme un des outils les plus précieux de la
prospective géopolitique. La géopolitique référait l’empire à l’étendue d’une surface, la médiologie l’interroge en
termes d’interface. L’Europe qui
décline et retourne à l’état de province est celle inapte à se convertir à
cette mutation. Elle en est incapable non parce qu’elle serait fatiguée (thèse
néo-hégélienne de la décadence, dans laquelle se débat Peter Sloterdijk), mais
parce qu’elle n’est qu’une surface — fédérale, confédérale, libre-échangiste,
humaniste ou nihiliste, peu importe puisque désormais toute surface n’est que
l’un des innombrables cas de figure d’un complexe d’interfaces qui, ni
terrestre ni céleste, n’opère que comme une connexion de connexions, et au sens
où Niklas Luhmann a avancé l’hypothèse d’une « société de la
société » (1997).
La transformation de la surface en
interface géopolitique eut un premier grand témoin lucide. Guillaume
Apollinaire y a consacré un de ses Calligrammes :
Guerre
Rameau central de combat
Contact par l’écoute
On tire dans la direction « des
bruits entendus »
Les jeunes de la classe 1915
Et ces fils de fer électrisés
Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la
guerre
Avant elle nous n’avions que la surface
De la terre et des mers
Après elle nous aurons les abîmes
Le sous-sol et l’espace aviatique
Maîtres du timon
Après après
Nous prendrons toutes les joies
Des vainqueurs qui se délassent
Femmes Jeux Usines Commerce
Industrie Agriculture Métal
Feu Cristal Vitesse
Voix Regard Tact à part
Et ensemble dans le tact venu de loin
De plus loin encore
De l’Au-delà de cette terre
En peu de lignes, voici matière à
renouveler l’étude des guerres hyperboliques et à prévoir comment la pensée
géopolitique, s’éloignant de ses prémisses géographiques, construira ses
prémisses médiologiques.
J.-L. Evard, 4 juin 2012
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