Pour inaugurer Flavius, notre Bulletin géopolitique en ligne, nous  présentons l'édition du mois de mars dernier.  Bulletin géopolitique de mars  En 1948 paraît un des livres cardinaux du siècle, Essai sur  l’accélération de l’histoire. Son auteur, Daniel Halévy, le Pylade de  Charles Péguy pendant l’Affaire Dreyfus, fête cette année-là ses 76 ans.  Les intertitres ont fait l’objet de tous ses soins : «Les hommes de la  mer et des îles», «Pax romana», «Déchéance de l’Asie», «La révolution  des moines», «L’Occident se retourne», «La terre encombrée»… Lisons  entre les lignes, et l’évidence s’impose : Halévy, trois ans après la  mort de Valéry, dialogue avec lui, module certaines des intuitions de «  La crise de l’esprit », l’essai de 1919. Deux après-guerre, et le même  pressentiment : quelque chose s’effiloche qui jusqu’alors avait toujours  accompagné l’Occidental. S’effiloche un texte (le discours de la  philosophie de l’histoire), et le tissu de ce texte : le planisphère de  cette histoire, les surfaces parcourues à tenter d’y vivre, les plans de  la Fortune et de la Providence. Dans ces plans, les deux guerres, qui  n’en firent qu’une, mordent, et taillent un accroc. Et Halévy sursaute. Ce billet de mars, j’en dois le propos à un jeune ami qui se demandait  devant moi : «Géopolitique ? Vaste programme…»
Pour l’ancrer, et pour en définir au mieux la visée en nommant une de  ses filiations, voici donc, et par volonté d’hommage aussi, le nom de  Halévy, et ce nom au moment où quelque véritable vertige insiste en lui  et lui enseigne que, des épreuves connues par sa génération, et même des  plus sinistres, émane quelque nimbe d’irréalité. D’autres auteurs vont  s’arrêter à leur tour sur cette nuance toute nouvelle de l’ « expérience  » de l’histoire (je pense à Canetti, à Broch). Pourquoi, se  demandent-ils, notre existence doit-elle désormais prendre acte  d’événements qui ne peuvent décidément pas faire l’objet d’une  expérience fondée en sens commun ? Exemple par la figure inverse: nos  sciences trébuchent à qui mieux mieux, observe Valéry, et pourtant notre  volonté de savoir ne diminue pas. La réponse de Halévy se fonde sur l’hypothèse apparemment triviale de l’«accélération». 
D’elle s’autorise la réflexion géopolitique ici  entamée, car c’est elle qui résume la métamorphose connue par notre  espace-temps sous l’effet de la motorisation électrique universelle  (habitat, transports, communications, fonctions urbaines). Il y a toutes  sortes de types de moteurs. L’électricité, en revanche, parmi toutes  les sources d’énergie que nous y acheminons, possède une particularité  pour le moins frappante : nous pouvons apparemment en produire des  quantités illimitées. Cet illimité-là, dans l’histoire de  l’industrialisme, a de fait  aspiré à soi la sphère des machines et de  leurs usages. La traction électrique leur ouvre l’horizon béant de la  vitesse de la lumière. La mousse électronique de nos écrans nous en  rapproche un peu plus. Cette accélération-là tend du coup à propulser les pilotes de ces  bolides, les peuples, au-delà de leur surface historique – non pas  au-delà des frontières du jour, vers de Nouveaux Mondes, mais au-delà de  l’atmosphère de leur biotope, dans la stratosphère où ils installent  les relais et les antennes de l’empire numérique et dans la nanosphère  où ils implantent les fonctionnalités cybernétiques de notre animalité  organique et neuronale. De fait, cet au-delà macro et nano de la surface  excède les compétences reçues de la discipline géopolitique : la Terre  habitable n’est plus l’étendue terrestre et maritime de ses débuts, la  Terre se recompose en un agrégat d’interfaces divers qui se réfèrent,  non pas à l’espace-temps géocentré institué au XVIe siècle par les  empires européens, mais à l’espace-temps planétaire et nucléaire des  physiciens et astronomes du XXe siècle. Les coordonnées de cet  espace-temps ne sont ni géographiques ni mécaniques, mais infographiques  et dynamiques. La géopolitique raisonnait en topographie, et dans la  perspective d’une accumulation et d’une conservation de l’énergie. Les  agrégats d’interfaces se projettent à l’horizon (fractal) d’une entropie  généralisée de l’habitacle humain. Pour Paul Virilio, la motorisation  du monde aboutit d’ailleurs à la figure et à l’époque de « l’horizon  négatif » - à l’équivoque d’une accélération et d’une décélération  simultanées à l’effet d’entropie politique redoutable : la sphère de la  décision rétrécit comme peau de chagrin. L’indécidable du politique, le  style et le régime aléatoire de la domination contemporaine se présente  alors comme l’extension normale, l’effet en chaîne de l’indécidable de  notre époque quantique. Et sur quoi porte l’indécision à endurer, la  décision à prendre, s’il en est encore temps ? Sur la violence infligée  au port où j’habite par l’accélération du transport qui m’éloigne du  lieu et de la surface, me désorbite, me satellise. Expatriation  généralisée dans l’Interface universel. La géopolitique était née en vue  de décrire les frontières naturelles des empires et leurs  transgressions. La transgression a progressé, mais les frontières  artificielles l’emportent désormais sur celles naturelles et  conventionnelles, le passeport génétique sur le permis de séjour. Dans ces conditions, pourquoi maintenir, se demandera-t-on, la notion de  «géopolitique» ? J’ai cru remarquer que la découverte de nouveaux  objets précède toujours le nom des nouvelles sciences qu’ils amènent  sans faute avec eux. Enrichissons d’abord la topologie du nouveau monde  et du nouvel immonde où nous avons commencé d’emménager. La nomenclature  suivra. 
J.-L. Evard, 16 mars 2012
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