Les récentes péripéties de la
dislocation européenne en cours permettent d’enrichir le pronostic que nous
risquons au grand jour depuis un moment déjà. En fait, ces jours-ci, l’Europe vient de disparaître, et, sauf à
savoir comment déjouer les apparences, personne ne peut encore s’en aviser.
Comme dans le célèbre sketch, le héros du dessin animé a depuis longtemps
quitté la terre ferme de la falaise et mouline dans le vide. Dans tous ses
émois de fugitif traqué par le méchant loup, il mettra encore longtemps à
l’entrevoir béant sous ses pieds. Hors d’haleine, comment songerait-il
seulement à penser ? Nous en sommes là : tandis que les
comptabilités nationales se dissipent en traites de crédit sans valeur, leur
banque commune, la BCE, fabrique des assignats
qui n’ont d’autre valeur que la respectabilité déclinante de leur signataire.
D’un côté, une banqueroute au ralenti ; de l’autre, un cautère auquel même
le FMI a de plus en plus de mal à renouveler l’expression obligée de sa
confiance crispée.
Le kit d’urgence des cent milliards
d’euro(s) refilé sans fanfare, le 10 juin dernier, à l’Espagne en faillite ne
pouvait faire le poids devant la coupe de football qui lui ravit la vedette. Le
nom de la compétition sportive clone son synonyme la devise européenne – et
c’est précisément cette joyeuse indifférence devant l’effondrement des finances
ibériques qui a inspiré à la chancelière allemande sa décision stratégique, la
première de son règne : la RFA exige désormais l’institutionnalisation
d’une « Europe à deux vitesses ». Inutile d’attendre le résultat des
nouvelles élections législatives du 17 juin, en Grèce, pour entendre ce que, de
Berlin, ce parler-là veut dire : dans les faits et dans les têtes,
Maastricht et Lisbonne ont vécu, et les formes
de la débandade commencent de se dessiner au grand jour. Pour la première
puissance européenne, même le fédéralisme fait donc désormais figure officielle
de vieille baderne. Que le lieu commun de l’unité
européenne, en mode fédéral ou intergouvernemental, soit ainsi disqualifié par
la RFA au lendemain des présidentielles françaises ne tient évidemment pas du
hasard des tactiques : non seulement le principe Europe est visé, mais elle l’est au cœur, le Traité signé par De Gaulle et Adenauer ayant servi
jusqu’à aujourd’hui de référence symbolique solennelle. De la part d’Angela
Merkel, désavouer ainsi François Hollande, et dès les premiers jours du nouveau
quinquennat, revient à résilier ce rite et cette tradition. Les
« euro-obligations » ont bon dos, l’essentiel est ailleurs – non pas
même l’avenir de la « Zone » euro, mais celui de toute architecture
institutionnelle du vieux continent. Il n’a qu’un tort, mais ce tort est
fatal : il se compose d’Etats-nations, or les grandes puissances du jour
seront des Etats-continents, non pas des fédérations d’Etats-nations.
Il ne
sera donc même plus indispensable que l’euromanagement se donne la peine
d’évacuer le décor communautaire datant des années Delors. Il suffit désormais
de n’importe quelle épreuve un peu rude pour que soit administrée la cure de
réalité qui interdira de taire plus longtemps l’évidence : un caprice
pétrolier, un nouveau tour de vis protectionniste venu de Chine, un coup
d’humeur des gaziers russes… tout, n’importe quoi, y compris une futilité, peut
ravager les façades du village Potemkine que forme la « Zone » -
l’agrégat crevassé des vingt-sept Etats membres de l’Union.
*
Plutôt
que de céder à la facilité, plutôt que d’ironiser sur les figures du peu
dramatique effroi sans fin de cette fin de partie, Flavius et La Quinzaine géopolitique veulent
insister sur l’étrange note d’insignifiance qui en fait la musique. C’est le
seul enjeu à notre portée : nous perdons l’idée d’Europe, soit – mais qu’au
moins la déception et le deuil, nous les vivions sans nourrir le jeu pervers
des Européens, consentants aveugles au sens de leur situation géopolitique ou,
pire, tentés par le déni de réalité.
La forme
de déni la plus répandue passe, comme toujours, par la manipulation du sens
des mots. Car il est pervers,
aujourd’hui, de pontifier sur la « crise » de l’Europe et sur les
remèdes envisageables ou sur les « erreurs » commises ; non pas
seulement parce qu’il est indécent de nommer « crise » une aussi
longue séquence d’indécision et d’atermoiements, étalée dans la durée, mais
aussi parce que cette incapacité résolue à donner aux choses leur vrai nom
répond de son côté à une seule et unique obsession : se dissimuler que les
grandes puissances de ce monde ont compris qu’elles peuvent, de facto, le configurer, ce monde, en se
passant de nous. Il leur suffit de ne pas le dire à trop haute voix et de
contribuer ainsi au déni de réalité européen – pour que le Monde de demain, qui a vu le jour avant même
la fin de la Seconde Guerre mondiale, achève de se substituer au décor actuel, sorti du monde d’hier, celui d’Aristide Briand et de Woodrow Wilson.
Il faut
donc dès maintenant nous exercer à décentrer le regard. Quelles sont les lignes
de fracture véritables du monde qui
vient ? Poser la question, c’est y répondre : le bras de fer
sino-américain s’engage dans un hémisphère qui déborde son foyer géopolitique,
la question de l’océan Pacifique, et touche au flanc islamique du continent
asiatique – tandis que, au Proche-Orient, la guerre inter-arabe s’intensifie de
jour en jour.
Pour
vivre et penser en Européens lucides, c’est vers ces deux lignes que nous
devons nous diriger en esprit.
J.-L. Evard, 13 juin 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire