Puisque l’espace-temps, passé un certain
seuil de vitesse, se courbe et tend au trou noir, à une inertie multiple de
celle de la matière, pourquoi ne pas imaginer que tout le mouvement dit d’« accélération
de l’histoire » qui, depuis Henry Adams et Alfred Jarry, intrigue tant de
bons esprits, n’aurait pas à la longue le même effet sur nos sociétés
aussi ? Et que, de manière subreptice ou instinctuelle, loin de se griser
de vitesse pour se détacher de leur niche et s’arracher à leur territoire,
elles le rechercheraient, pressentant que le comble de la vitesse les ramènera
à l’inertie originaire? Et qu’ainsi elles ruseraient même avec les
premiers effets sensibles de l’accélération de toutes choses, comme si elles calculaient qu’avec ses effets ultimes, et grâce à ce paroxysme révélé par la
physique gravitationnelle, elles finiraient par retrouver l’immobilité, l’enracinement
fœtal des sociétés ralenties, sédentarisées, qui découvrent l’agriculture en
renonçant au nomadisme ? Pourquoi ne pas imaginer, dans la même hypothèse,
que les révolutions industrielles ont commencé par généraliser et accélérer
transport et communication, mais qu’il ne leur restera bientôt plus que l’effet
pervers maximal de cette mobilisation titanesque – l’effet gravitationnel
terminal et normal : la reconstitution de la matière mais comme trou noir,
autrement dit comme matière déliée de sa puissance, l’analogue et le négatif sidérants
de l’énergie nucléaire se déliant de ses structures stables et instables ?
Les
présages de cette fin inattendue – involontaire mais inconsciemment désiré, le
retour du genre humain à la case départ – apparaissent çà et là. Je me garderai
de les évoquer : à hypothèse extrême, il faut des faits précis, des
indices congrus, une topique exacte, un argument ferme et falsifiable (Popper),
non des songeries aussi molles et fantaisistes qu’un scénario de
science-fiction.
J’appuierai
donc cette hypothèse extrême – et bien sûr ironique – sur une hypothèse classique : l’idée
apparemment extravagante d’un retour du genre humain à la case départ, au terme
d’un cycle gravitationnel entièrement révolu, rejoint le fantasme de la fin de
l’histoire, il l’alimente, mais de manière perverse (et peut-être perfide, si l’on
veut) puisqu’il lui enlève sa note jubilatoire d’assomption rédemptrice et lui
en donne une tout autre, beaucoup moins hédoniste, beaucoup moins pacifique,
beaucoup plus exténuante. Le mythe de la fin de l’histoire souffrait d’une tare
rédhibitoire : il servait de dénouement ou d’épilogue idéologique ou
théologique aux récits et aux religions de l’histoire linéaire. Le mythe d’un
retour à son commencement, sans le moindre rapport avec le mythe nietzschéen et
védique, brise avec cette fameuse ligne, et avec la flèche du temps aussi, quel
que soit son parcours ou sa cible. Il a déjà ses passeurs, ses hérauts, sa
gnose, sa technique. Écoutons-les.
Premier indice,
cette confidence d’un grand écrivain : « La véritable joie de
l’écriture est dans la possibilité de sacrifier un chapitre entier pour une
seule phrase, une phrase entière pour un seul mot, de tout sacrifier pour un
effet artificiel ou une accélération dans le vide » (J. Baudrillard, Cool Memories 1980-1985).
Deuxième
indice : cette joie de « tout sacrifier » par
« accélération dans le vide » ne fait pas le privilège de l’écrivain,
ou plus généralement du philosophe artiste, elle se communique d’elle-même à
tous les adeptes de la vitesse absolue. « La vitesse elle-même n’est sans
doute que cela : à travers et au-delà de toute technologie, la tentation,
pour les choses et les hommes, d’aller plus vite que leur cause, et de
rattraper ainsi leur origine pour l’annuler. En cela, c’est un mode vertigineux
de disparition (Paul Virilio). Mais l’écriture en est un autre : aller
plus vite que l’enchaînement conceptuel, tel est aussi le secret de
l’écriture » (J. Baudrillard, Les
Stratégies fatales). L’expérience de l’accélération de l’écriture,
en somme, ne fait que résumer, chez l’écrivain, un principe de – vif – plaisir
universel.
Troisième
indice : ce principe de plaisir universel par l’accélération et vers la « disparition »
n’a rien de simulé ni de morbide. En particulier, il ne s’enchaîne
souterrainement à aucune pulsion de mort ou autre logique entropique, il
constitue au contraire un épanouissement du champ de conscience rendu à son
mode originaire – à savoir son mode animal authentique, la pensée associative,
soumise à aucune contrainte logique ou symbolique. Du moins, c’est sous ce jour
que le présente un autre écrivain, le poète britannique David Jones :
« Les fragments qui composent la substance de mon livre [Anathemata] reflètent une association
quasiment libre de sujets hantant mon esprit à toute heure ou à tout propos,
plus particulièrement, semble-t-il, à l’Heure de la Messe. Ces associations,
liaisons, circonvolutions, “ambivalences”, apartés mentaux, tous ces
avachissements de structures – quand structure il y a – tout ce courant de
conscience (ne dirait-on pas mieux de distraction et d’inconscience ?) ont
toujours été mis en train, aiguillonnés ou télescopés vers telle voie de garage
ou direction lointaine par quelque action ou mot, perception visuelle ou
auditive enregistrés pendant la liturgie. La vitesse de la lumière, a-t-on dit,
est très élevée. Cependant elle n’est rien, rapportée à l’agilité de la pensée
et à sa capacité à recouper plusieurs fois sa propre piste, à pénétrer aux plus
profonds recoins, à exercer partout sa curiosité. Ainsi m’est-il loisible de
faire le tour du monde dans les deux sens, parcourir ses moindres méandres,
m’aventurer sur les sentiers de l’histoire, faire l’examen de religio et superstitio, évoquer la journée d’hier ou bien huit jours plus tôt
ou bien les jours d’antan, remarquer, sur Miss Weston, la mode lutétienne de
l’année passée ou sur la tunique dalmatienne du diacre la laticlave romaine
cousue de même que mille autres détails similaires dans les quelques secondes à
peine qu’il faut au prêtre pour passer du côté de l’Épître à celui de
l’Évangile, ou encore pour se pencher et pour baiser la pierre de l’autel (où
sont les vestiges des défunts) ou pour se tourner vers la plebs et l’inciter à l’assister » (Anathemata, Préface de D. Jones, trad. J. Darras, 1988).
Si l’on
entend bien la musique de cette prose, on y reconnaît, aussitôt et sans
conteste, une autre, très affine, celle de James Joyce – ce qui renforce notre
indice 3, puisque, d’un cas de figure (le cas Jones), nous débouchons sur
l’esthétique fondamentale de toute une époque – la nôtre. Thème et thèse :
laissée à sa flottaison spontanée et ingénieuse, notre pensée, ni hystérique ni flegmatique, dépasserait, quoique distraite, quoique errante, le
seuil de la vitesse absolue. Pris à la lettre, cet exercice aussi loufoque que frivole ne
mène bien sûr nulle part (même s'il se moque peut-être, gentiment, des tests
d’évaluation de la vitesse de la pensée par la clinique psychiatrique). Mais
entendu dans sa portée métaphorique, il va au contraire fort loin
puisqu’il rejoint les objectifs de l’écriture automatique expérimentée par
les dadaïstes français, A. Breton et Ph. Soupault éditant même les feuillets des Champs magnétiques. De quel
« magnétisme » ce titre fait-il la confidence ? Lui aussi
recherche la force gravitationnelle qui libérerait l’une de l’autre l’écriture
et la pensée, la matière et l’énergie, le corps et l’âme. Ces champs
magnétiques précèdent, et de fort peu, les champs quantiques.
Pourquoi
cette recherche persévérant depuis un siècle au moins ? Pourquoi cette prospection
des vertiges artificiels ?
Pour ne
pas subir l’accélération, pour
l’emmener au-delà d’elle-même, pour la piéger et l’amener à « l’éternité
retrouvée ». Œuvre là, par intensifications successives ou simultanées, une
même tendance : accélération mécanique, accélération électrique,
accélération mystique. Nos écrivains sont des derviches tourneurs, et l’accélération de
l’histoire, une vieille toupie.
J.-L. Evard
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