En Ukraine, la puissance accrue,
ces dernières semaines, des ingrédients de pure idéologie indique certes, comme
dans tout conflit qui s’aiguise, la mobilisation intense des dispositifs de
propagande. « La première victime de la guerre », disait R. Kipling, « c’est
la vérité. » Il faut donc considérer de près comment, cette fois, la propagande lui tord le cou, sauf à s’en
tenir à des généralités aussi creuses qu’inutiles.
J’entendais
quelqu’un, la semaine dernière, comparer l’état de l’Ukraine aujourd’hui à celui
de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, rapprochement ingénieux à
condition de tenir compte précis des vingt dernières années – passées par
l’appareil soviétique recyclé à endurer sa mise au rebut ainsi que celle de la
doctrine Brejnev, avant de se lancer, dès que Poutine prend les rênes, dans la
reconversion à un programme de restauration impériale grand-russe. La méthode
appliquée résulte d’un mixage bien dosé de motifs variés de l’histoire russe
des trois derniers siècles, et comment pourrait-il en être autrement !
Mais leur point commun ressort avec évidence pour peu que l’on admette une hypothèse : depuis la fin de la
seconde guerre de Tchétchénie, le Kremlin a fini par constater, à sa propre
surprise, qu’il disposait peut-être, malgré l’effondrement de la structure
soviétique interne et continentale, des moyens de sauver quelques meubles.
Lesquels au juste ?
Le
cours pris par le conflit ukrainien et son niveau toujours plus élevé d’intensité
s’explique donc mieux si l’on consent d’abord à une brève rétrospective : (1) la
dissidence est-allemande, dès le printemps 1989, avait paralysé le pouvoir de
Honecker, le mettant KO debout, neuf ans seulement après l’affaire polonaise,
et poussant Gorbatchev à négocier sans attendre l’unification allemande – (2)
survenue peu après, la dislocation yougoslave n’avait paru qu’à peine concerner
le Kremlin, indifférence remontant à la nette sécession de Tito au début des
années 1950, le fait nouveau tenant toutefois à la genèse d’un
national-communisme serbe – (3) le raidissement russe commença dans le cas de
la Tchétchénie, puis de l’Ukraine devenue indépendante (âpres furent les
transactions sur les armes nucléaires entreposées en Crimée).
Or,
dans ces deux situations, le Kremlin reçut l’appui discret mais sans réserve
des grandes puissances, car il joua, dans un cas, la carte de la guerre au
terrorisme (et Grozny, traitée comme Varsovie en 1944, fut rasée par d’intenses
bombardements), dans l’autre, bénéficia de la connivence entre les membres du
club nucléaire (avec l’accord de Washington, il récupéra les sous-marins basés
à Sébastopol et leurs ogives nucléaires). En même temps qu’il négociait les
gros contrats gaziers que l’on sait (près de 20 pays de l’Union européenne
dépendent à plus de 40 % de leur approvisionnement par Gazprom), l’Ouest
signifiait donc son assentiment non conditionnel à ces premières initiatives
stratégiques russes ; il rendit ainsi possibles des opérations plus
ouvertement offensives : de la Géorgie du Nord (été 2008) à l’Ukraine,
nous aurons assisté à cette seconde phase, active,
du redressement impérial grand-russe.
D’aucuns,
bons connaisseurs du délabrement de la société soviétique après plus de 40 ans
de course aux armements en crescendo, s’étonnent qu’il ait lieu, ce
redressement, et dès aujourd’hui. « Redressement » ? Il faut, je
crois, interroger avant tout son allure et son style, en gardant à l’esprit que
pour l’émule d’Andropov qu’est Poutine, il ne s’agit pas seulement d’effacer le
souvenir humiliant de l’implosion de l’URSS ruinée par ses budgets militaires,
mais aussi et surtout de transformer ce ressentiment en une ressource
stratégique, dans la course recommencée avec les grandes puissances et autres
BRICS, à la recherche d’un leadership de substitut. D’où sa pratique du recours
systématique à des fragments de discours par ailleurs tout à fait incompatibles,
selon une technique comparable aux traditions bonapartistes – conçues,
justement, par et pour toutes les classes politiques héritières d’une
révolution programmatique, suivie d’une contre-révolution systématique (et non
pas d’une anti-révolution).
Si
Poutine s’avère, longtemps après la disparition du glacis soviétique, un adepte
aussi fidèle de la doctrine Brejnev, cette continuité tient moins à son propre
passé d’officier du KGB, qu’à la signification profonde et au sens géopolitique
de cette doctrine comprise dans sa longue durée historique : cet
internationalisme refroidi dès 1920 en système national de dissuasion musclée aux
frontières (Pologne, Pays baltes) résume à lui seul toute la brève histoire du
bolchevisme, de la paix « révolutionnaire » de Brest-Litovsk, signée
avec l’Allemagne en pleine guerre mondiale, à la guerre froide (car : si
froide la guerre, alors refroidie la révolution – l’équation même de la
révolution et de la contre-révolution depuis l’époque de leur première catalyse
en France, entre 1797 et 1814, véritable thermodynamique de la guerre civile à
l’époque des premières idéologies, succédant à celle des guerres de religion). Car
le régime autoritaire de Poutine illustre, comme les régimes précédents issus
du paroxysme totalitaire, l’extrême difficulté de la société russe à se régler
entre deux extrêmes : le paroxysme révolutionnaire de la société chaude et
bolchevik, le paroxysme soviétique de la société froide et stalinienne. La
Révolution française n’avait-elle pas elle-même mis plus d’un siècle à se
dénouer ? le chaud-froid de la révolution et de la contre-révolution
a-t-il jamais été une opération simple ? et s’il se complique d’un
enchaînement de guerres et de révolutions…
La
quantité croissante d’anachronismes ravivés par le conflit ukrainien ne
s’explique pas autrement. Tandis que les groupes pro-russes de l’est du pays
vitupèrent les « fascistes » et les « nazis » de l’ouest,
la Russie elle-même semble gagnée par l’usage immodéré des réminiscences
historiques : faveur croissante du « national-bolchevisme » (par
franche allusion aux chauvins du KPD allemand des années 1923-1930), de
l’eurasisme (version perfectionnée du panslavisme), auxquels ne manquent pas
les dénonciations de la « décadence occidentale », l’ouvre-boîte
universel qui fait fraterniser les disciples de Spengler et leurs adversaires
du clergé orthodoxe de tradition byzantine. Un timbre peu rassurant d’ultimatum
les réunit dans ces sombres détestations et l'usage de ces simulacres, toxiques aussi puissants que des statistiques truquées ou que des villages Potemkine.
Ces
anachronismes, en se renforçant, confirment la bonne vieille règle invariable de
l’interprétation stratégique : par définition, toutes les idéologies
pratiquent le double voire le triple langage (et leurs adeptes les premiers
s’abusent eux-mêmes), elles n’en disposent pas moins des moyens mentaux de maîtriser
les excès de cette rationalisation irrationnelle de l’agir – tout comme les
théologiens avaient trouvé les techniques intellectuelles de contrôle des
passions dogmatiques et schismatiques. Qu’elles les perdent, et elles perdent
aussi les moyens de communiquer entre elles – comme c’est aussi le cas des
dispositifs ouvertement dogmatiques ou hérétiques de l’histoire des religions.
Dans le cas russe, la tonalité de plus en plus tendue et dénonciatrice des
discours en vogue, quelles qu’en soient par ailleurs les références idéologiques,
ne laisse aucune place au doute : les instances de l’autocontrôle nécessaire
à l’échange s’érodent, les idéologies servent de moins en moins à une demande d’identité
et de plus en plus à un désir d’exclusion et d’excommunication – dont les
décisions militaires et diplomatiques de ces dernières années, l’affaire
syrienne en particulier, confirment les
progrès.
Qui dit
anachronisme chronique dit pathologie du contretemps. La Russie, faut-il en
conclure, se sent débordée : encerclée,
et ses anachronismes idéologiques traduisent cette phobie. Ils disent aussi
qu’elle n’a pas trouvé de voie nouvelle, et pas trouvé non plus le désir d’en
inventer une : le régime soviétique a disparu, mais pas tous ses
appareils, pas tout son personnel, pas tous ses objectifs. Ce qui en reste
louvoie à courte vue d’un cap à l’autre, à l’image du règne de Gorbatchev, star
éphémère de l’eurocommunisme russe jetée avec lui aux oubliettes, ou du sort des
« oligarques » tantôt adulés tantôt persécutés. Il y a comme un
étrange piétinement de l’histoire russe : elle ne cesse de répéter ses
différents commencements, puis elle ressasse leurs inachèvements successifs.
Elle n’est pas la seule puissance condamnée à tergiverser ainsi entre deux
indécisions, mais à la différence d’autres anciennes hégémonies devenues des
nations sans histoire qu’on visite comme un joli musée, elle ne se résigne ni à prendre le deuil de son rang dans l’histoire universelle, ni à entrer au
purgatoire des empires déchus, ni à tenter une catharsis salutaire.
Ce
syndrome de l’encerclement, typique des empires problématiques menacés d’enragement, induit la Russie à fantasmer son passé soviétique et byzantin de société close.
Pour d’autres raisons, il pourrait bien gagner sa voisine chinoise. Voici
pourquoi l’Ukraine n’est pas la Yougoslavie, ni Taïwan une des Malouines, ni
les îles Paracel le rocher de Tanger : les sociétés closes préfèrent la
guerre au commerce. Plus réduit leur accès à la mer – « Homme libre,
toujours tu chériras la mer ! » – ou, de nos jours, à la stratosphère,
plus élevé le risque. D’où, dès maintenant, la grande question de la grande
stratégie : comment neutraliser le ressentiment qui, à l’Orient comme dans
l’Occident, monte et cristallise en pathologies de l’encerclement et en
passions de l’autarcie ?
J.-L.
Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire