mardi 6 mai 2014

Anachronisme géopolitique


En Ukraine, la puissance accrue, ces dernières semaines, des ingrédients de pure idéologie indique certes, comme dans tout conflit qui s’aiguise, la mobilisation intense des dispositifs de propagande. « La première victime de la guerre », disait R. Kipling, « c’est la vérité. » Il faut donc considérer de près comment, cette fois, la propagande lui tord le cou, sauf à s’en tenir à des généralités aussi creuses qu’inutiles.

J’entendais quelqu’un, la semaine dernière, comparer l’état de l’Ukraine aujourd’hui à celui de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, rapprochement ingénieux à condition de tenir compte précis des vingt dernières années – passées par l’appareil soviétique recyclé à endurer sa mise au rebut ainsi que celle de la doctrine Brejnev, avant de se lancer, dès que Poutine prend les rênes, dans la reconversion à un programme de restauration impériale grand-russe. La méthode appliquée résulte d’un mixage bien dosé de motifs variés de l’histoire russe des trois derniers siècles, et comment pourrait-il en être autrement ! Mais leur point commun ressort avec évidence pour peu que l’on admette une hypothèse : depuis la fin de la seconde guerre de Tchétchénie, le Kremlin a fini par constater, à sa propre surprise, qu’il disposait peut-être, malgré l’effondrement de la structure soviétique interne et continentale, des moyens de sauver quelques meubles. Lesquels au juste ?

Le cours pris par le conflit ukrainien et son niveau toujours plus élevé d’intensité s’explique donc mieux si l’on consent d’abord à une brève rétrospective : (1) la dissidence est-allemande, dès le printemps 1989, avait paralysé le pouvoir de Honecker, le mettant KO debout, neuf ans seulement après l’affaire polonaise, et poussant Gorbatchev à négocier sans attendre l’unification allemande – (2) survenue peu après, la dislocation yougoslave n’avait paru qu’à peine concerner le Kremlin, indifférence remontant à la nette sécession de Tito au début des années 1950, le fait nouveau tenant toutefois à la genèse d’un national-communisme serbe – (3) le raidissement russe commença dans le cas de la Tchétchénie, puis de l’Ukraine devenue indépendante (âpres furent les transactions sur les armes nucléaires entreposées en Crimée).

Or, dans ces deux situations, le Kremlin reçut l’appui discret mais sans réserve des grandes puissances, car il joua, dans un cas, la carte de la guerre au terrorisme (et Grozny, traitée comme Varsovie en 1944, fut rasée par d’intenses bombardements), dans l’autre, bénéficia de la connivence entre les membres du club nucléaire (avec l’accord de Washington, il récupéra les sous-marins basés à Sébastopol et leurs ogives nucléaires). En même temps qu’il négociait les gros contrats gaziers que l’on sait (près de 20 pays de l’Union européenne dépendent à plus de 40 % de leur approvisionnement par Gazprom), l’Ouest signifiait donc son assentiment non conditionnel à ces premières initiatives stratégiques russes ; il rendit ainsi possibles des opérations plus ouvertement offensives : de la Géorgie du Nord (été 2008) à l’Ukraine, nous aurons assisté à cette seconde phase, active, du redressement impérial grand-russe.

D’aucuns, bons connaisseurs du délabrement de la société soviétique après plus de 40 ans de course aux armements en crescendo, s’étonnent qu’il ait lieu, ce redressement, et dès aujourd’hui. « Redressement » ? Il faut, je crois, interroger avant tout son allure et son style, en gardant à l’esprit que pour l’émule d’Andropov qu’est Poutine, il ne s’agit pas seulement d’effacer le souvenir humiliant de l’implosion de l’URSS ruinée par ses budgets militaires, mais aussi et surtout de transformer ce ressentiment en une ressource stratégique, dans la course recommencée avec les grandes puissances et autres BRICS, à la recherche d’un leadership de substitut. D’où sa pratique du recours systématique à des fragments de discours par ailleurs tout à fait incompatibles, selon une technique comparable aux traditions bonapartistes – conçues, justement, par et pour toutes les classes politiques héritières d’une révolution programmatique, suivie d’une contre-révolution systématique (et non pas d’une anti-révolution).

Si Poutine s’avère, longtemps après la disparition du glacis soviétique, un adepte aussi fidèle de la doctrine Brejnev, cette continuité tient moins à son propre passé d’officier du KGB, qu’à la signification profonde et au sens géopolitique de cette doctrine comprise dans sa longue durée historique : cet internationalisme refroidi dès 1920 en système national de dissuasion musclée aux frontières (Pologne, Pays baltes) résume à lui seul toute la brève histoire du bolchevisme, de la paix « révolutionnaire » de Brest-Litovsk, signée avec l’Allemagne en pleine guerre mondiale, à la guerre froide (car : si froide la guerre, alors refroidie la révolution – l’équation même de la révolution et de la contre-révolution depuis l’époque de leur première catalyse en France, entre 1797 et 1814, véritable thermodynamique de la guerre civile à l’époque des premières idéologies, succédant à celle des guerres de religion). Car le régime autoritaire de Poutine illustre, comme les régimes précédents issus du paroxysme totalitaire, l’extrême difficulté de la société russe à se régler entre deux extrêmes : le paroxysme révolutionnaire de la société chaude et bolchevik, le paroxysme soviétique de la société froide et stalinienne. La Révolution française n’avait-elle pas elle-même mis plus d’un siècle à se dénouer ? le chaud-froid de la révolution et de la contre-révolution a-t-il jamais été une opération simple ? et s’il se complique d’un enchaînement de guerres et de révolutions…

La quantité croissante d’anachronismes ravivés par le conflit ukrainien ne s’explique pas autrement. Tandis que les groupes pro-russes de l’est du pays vitupèrent les « fascistes » et les « nazis » de l’ouest, la Russie elle-même semble gagnée par l’usage immodéré des réminiscences historiques : faveur croissante du « national-bolchevisme » (par franche allusion aux chauvins du KPD allemand des années 1923-1930), de l’eurasisme (version perfectionnée du panslavisme), auxquels ne manquent pas les dénonciations de la « décadence occidentale », l’ouvre-boîte universel qui fait fraterniser les disciples de Spengler et leurs adversaires du clergé orthodoxe de tradition byzantine. Un timbre peu rassurant d’ultimatum les réunit dans ces sombres détestations et l'usage de ces simulacres, toxiques aussi puissants que des statistiques truquées ou que des villages Potemkine.

Ces anachronismes, en se renforçant, confirment la bonne vieille règle invariable de l’interprétation stratégique : par définition, toutes les idéologies pratiquent le double voire le triple langage (et leurs adeptes les premiers s’abusent eux-mêmes), elles n’en disposent pas moins des moyens mentaux de maîtriser les excès de cette rationalisation irrationnelle de l’agir – tout comme les théologiens avaient trouvé les techniques intellectuelles de contrôle des passions dogmatiques et schismatiques. Qu’elles les perdent, et elles perdent aussi les moyens de communiquer entre elles – comme c’est aussi le cas des dispositifs ouvertement dogmatiques ou hérétiques de l’histoire des religions. Dans le cas russe, la tonalité de plus en plus tendue et dénonciatrice des discours en vogue, quelles qu’en soient par ailleurs les références idéologiques, ne laisse aucune place au doute : les instances de l’autocontrôle nécessaire à l’échange s’érodent, les idéologies servent de moins en moins à une demande d’identité et de plus en plus à un désir d’exclusion et d’excommunication – dont les décisions militaires et diplomatiques de ces dernières années, l’affaire syrienne en particulier,  confirment les progrès.

Qui dit anachronisme chronique dit pathologie du contretemps. La Russie, faut-il en conclure, se sent débordée : encerclée, et ses anachronismes idéologiques traduisent cette phobie. Ils disent aussi qu’elle n’a pas trouvé de voie nouvelle, et pas trouvé non plus le désir d’en inventer une : le régime soviétique a disparu, mais pas tous ses appareils, pas tout son personnel, pas tous ses objectifs. Ce qui en reste louvoie à courte vue d’un cap à l’autre, à l’image du règne de Gorbatchev, star éphémère de l’eurocommunisme russe jetée avec lui aux oubliettes, ou du sort des « oligarques » tantôt adulés tantôt persécutés. Il y a comme un étrange piétinement de l’histoire russe : elle ne cesse de répéter ses différents commencements, puis elle ressasse leurs inachèvements successifs. Elle n’est pas la seule puissance condamnée à tergiverser ainsi entre deux indécisions, mais à la différence d’autres anciennes hégémonies devenues des nations sans histoire qu’on visite comme un joli musée, elle ne se résigne ni à prendre le deuil de son rang dans l’histoire universelle, ni à entrer au purgatoire des empires déchus, ni à tenter une catharsis salutaire.

Ce syndrome de l’encerclement, typique des empires problématiques menacés d’enragement, induit la Russie à fantasmer son passé soviétique et byzantin de société close. Pour d’autres raisons, il pourrait bien gagner sa voisine chinoise. Voici pourquoi l’Ukraine n’est pas la Yougoslavie, ni Taïwan une des Malouines, ni les îles Paracel le rocher de Tanger : les sociétés closes préfèrent la guerre au commerce. Plus réduit leur accès à la mer – « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » – ou, de nos jours, à la stratosphère, plus élevé le risque. D’où, dès maintenant, la grande question de la grande stratégie : comment neutraliser le ressentiment qui, à l’Orient comme dans l’Occident, monte et cristallise en pathologies de l’encerclement et en passions de l’autarcie ?

J.-L. Evard

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