Quand un Français lit (en
français) « Devant la Loi », la nouvelle de Franz Kafka, il ne peut savoir,
sauf à connaître un peu d’allemand, que le personnage du récit désireux d’accès
à l’empire de la Loi et redoutant d'y entrer – le gardien lui laisse imaginer d'autres gardiens après lui mais autrement terrifiants – se
trouve sur un double seuil : les portes de la Loi délimitent ses deux
faces, un dehors et un dedans, qui, en allemand (vor dem Gesetz), désignent aussi bien un avant et un après,
tout comme, en français, « au-delà » et autres marqueurs
d’espace-temps aussi triviaux que l’ « outre » de la tombe des Mémoires du vicomte de Chateaubriand ou le « devant l'aurore » qui irrite la bête peu matinale de la fable de La Fontaine, L'Âne et ses Maîtres. Le personnage imaginé par Kafka attendra longtemps, en vain. Un jour, peu avant de mourir devant la porte de la Loi, il remarque qu'il aura été, toutes ces années, le seul à patienter là. L'explication qu'il sollicite fait aussi le dénouement et le mot de la fin. Le gardien lui dit : « Ici, personne d'autre ne pouvait être admis car cette entrée t'était destinée à toi seul. Maintenant, je m'en vais, et je ferme. »
On
ne violente donc pas le texte en l’entendant dans les deux registres, au lieu de
spatialiser naïvement la scène, comme si elle évoquait, disons quelque guichet
claqué au nez d’un importun éconduit par un bourru. En le lisant ainsi, en substituant au
« devant » – spatial – du titre (français) un « avant » –
temporel –, on approche même une des raisons sérieuses de la gloire de
Kafka : ce poète invente la langue limpide grâce à laquelle l’intelligence
peut passer à volonté de l’espace au temps ou vice versa, donc composer à
volonté les proportions d’espace et de temps de l’unité espace-temps. Le médium
de la littérature remplit là avec perfection sa fonction première : la
fiction, genre narratif aux conventions précises, nourrit l’imagination parce
qu’elle lui propose de discerner, donc de reconnaître, les formes essentielles
et significatives de réalités cachées à l’entendement ordinaire, par nature
prosaïque. Le « comme si » de la fiction, sa fondamentale convention
ludique, introduit dans cette prose, que tous pensent parler et entendre, la poésie du
monde, qu’on sait plus farouche et plus rare.
Immenses,
les conséquences théologiques et critiques de la thèse de Kafka tout entière se
condensent dans ce vor, ce
« devant » et/ou « avant », cette modeste préposition
marqueur simultané d’espace et de temps ; elles peuvent nous aider à
imaginer aussi leur signification physique. La fiction littéraire opère
d’ailleurs avec la même efficacité que le mythe de la chute d’Adam et d’Ève
chassés d’Eden, et selon le même agencement allégorique qui fait de
l’histoire des hommes la conséquence (l’après coup, le retour) d’une expulsion
(du dedans vers le dehors) : de la même manière que dans le récit de
Kafka, le drame biblique des origines de l’humanité construit un mythe qui traite
indifféremment l’espace et le temps comme des modalités certes distinctes, mais
aussi et surtout, équivalentes, réversibles, interchangeables sous certaines
conditions. Condition maléfique : la désobéissance prive Adam et Ève de
l’immortalité et de la béatitude. Condition bénéfique : la rédemption
ramènera la béatitude et l’éternité. L’événement catastrophique de l’expulsion, la « chute » dans
l’espace terrestre du temps historique, aura lieu un jour en sens inverse, à la
« fin des temps », formule qui réfère par symétrie implicite à
l’espace rédimé de la cité de Dieu. Utopie et eschatologie convergent et se
réunissent ainsi pour imprimer à la construction sa perfection sphérique de
mythe accompli – accompli dans sa fonction de principe narratif idéal, ramenant
la fin et le commencement à leur égalité d’origine, la restauration de l’ordre
du monde.
Ce
mythe de la restauration de l’âge d’or propose donc une thèse
« métaphysique » : il laisse clairement entendre à quoi tient la
différence la plus significative de l’ordre et du désordre, du cosmos et du
chaos. À l’époque du chaos, après la chute dans l’histoire, l’espace et le
temps restent dissociés l’un de l’autre, triste, la chair, et irréversible le
temps – tandis qu’à l’époque du cosmos, avant la chute ou après la rédemption,
nous ne les distinguons pas : le Royaume ne se situe nulle part et
l’éternité aura succédé à la temporalité. Kafka, pour des raisons qu’il est
superflu de rappeler, incline le mythe biblique vers une version autrement plus
sombre : le pécheur, arrêté « devant » la loi, ne verra jamais
la rédemption (il ne comprendra jamais, diront certains théologiens, qu’il est
déjà dans la rédemption puisqu’il s’en remet à l’autorité de la loi ; pour
d’autres, puisqu’il n’est pas « devant », mais « avant » la
loi, tous les espoirs, au contraire, sont permis à ceux qui attendent
l’accomplissement de la loi, comme à ceux, disciples de Paul de Tarse, qui contestent la loi au nom de la foi). Mais le principe « métaphysique » du
drame et du récit s’avère bien le même : l’alternative topographique du dedans / dehors opère
en équivalent symbolique de l’alternance chronologique
de l’avant et de l’après, il rationalise, en somme, l’état de chaos en le
présentant comme un état dégradé de cosmos. Kafka ne tient là que le rôle qu’on
lui connaît : la restauration, cette perspective le laisse sceptique (mais
pas incrédule).
Le
mythe de la chute sait de quoi il parle quand il use de cette
« métaphysique » indifférente aux qualités physiques spécifiques de
l’espace et du temps. Une telle méta-physique joue d’une intuition physique non
inconnue du sens commun. Et la fiction mythologique et littéraire qui associe
la béatitude à l’unité indistincte de l’espace et du temps se fonde sur une
expérience d’ici-bas, celle des extases de l’existence où le champ de conscience
humain commence de déborder les limites restreintes de l’ego, son égocentrisme
spontané et naïf, et de l’associer par convivialité à d’autres unités sensibles
de son milieu de vie. Rousseau, dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, en a laissé un récit exceptionnel. « Tout est dans un flux continuel sur la terre. »
On
évitera de rabattre l’expérience ici visée sur une hypothèse psychologique faible,
par exemple le fameux modèle fusionnel du « sentiment océanique » cher à Ferenczi.
Ce qu’ont connu les sociétés closes se transformant en sociétés ouvertes
s’ordonnait à une attente (donc à un désir), mais aussi à une surprise (donc à
un inattendu, tout le contraire des retrouvailles œdipiennes) : tout corps
vivant qui apprend à se décentrer procède comme un dormeur qui s’éveille, comme
une province qui se dépoussière, comme une peau qui se déplie et en caresse une
autre. La physique du chaud-froid ici en cause expose simplement la vie plus
intense donnée à la vie apte à mieux s’échanger, à ne pas s’amarrer au
« là » de l’être-là, sa lourde malédiction d’existence fixée au lieu et à l'instant de sa chute, à transformer ce point
d’impact en un maintenant, en un présent, une présence – autrement dit :
en un rythme. Cette présence se refuse à la perception ordinaire, elle en exige
la conversion, la rééducation, la metanoia :
d’où la construction mythique, d’où le voyage de Dante de la forêt obscure vers
les béatitudes, d’où l’ascèse poétique sans laquelle il n’y a pas d’imagination
physique, musicale ou mathématique du réel.
Pour
un physicien, ou un biologiste, une telle transformation ne tient ni de
l’utopie ni de la mythologie. Il l’a devant lui chaque fois qu’il étudie une fonction
d’onde, ou la pulsation d’un tissu cellulaire – événements réglés et réguliers
qui lui représentent, mis à nu, le
mouvement de tous les mouvements, leur durée, c’est-à-dire leur puissance
illimitée de contraction et de détente, celle des danseurs et celle des
serpents, celle de la houle et celle de l’électricité, celle de la musique,
cette sonorité spontanée des corps aptes à traduire leur durée propre en un
ensemble scandé d’harmoniques. Or ces harmoniques justement scandées ne sont
elles-mêmes que des résonances – de
flûte ou de tambour –, la sonorité des corps ne résulte elle-même que des
mouvements des corps en perpétuelle interférence ondulatoire. Et la résonance
ne sonne ni « après » ni « avant », toute résonance sonne
simultanée comme la consonne qui scande où bute la voyelle qui vibre.
« Simultanée » : dans le même lieu au même instant la
consonne-voyelle fait sens convivial pour qui la dit et qui l’entend. Ainsi
nous enchante-t-elle, dans tous les sens du mot : nous envoûte de laisser
le chant, notre parole chantante, nous rapprocher de la vie heureuse, résonante.
Non,
Pascal Quignard, cet écho de l’onde n’est pas de jadis, mais de maintenant.
Non, messieurs les théologiens ou messieurs les philanthropes, cet écho n’est
pas pour demain. Non, Franz Kafka, cet écho n’est pas d’hier ou de jamais. Tout
rythme nous donne l’unité retrouvée et alterne de l’espace et du temps, leur
clef pythagoricienne. Tout rythme poétique ou physique nous amène à elle. Que
sa volonté soit faite.
J.-L
Evard, 11 janvier 2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire