La
« psychopolitique » qui blasonne les travaux de Peter Sloterdijk
revendique divers héritages, à commencer par celui d’un certain Platon. « L’art
qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », fait-il dire à
Socrate dans le Gorgias (464b), ce
qui fait sens par image, une image des plus familière : nous ne vivons
d’une vie bonne que si nous apprenons à nous gouverner. De la même main
attentive, le pilote du vaisseau de l’État et le précepteur que nous nous
donnons à nous-même tiennent la même barre : toute la sagesse grecque et
ses méthodes se fondent sur cette métaphore nautique, pour le meilleur quand
elle inspire au Socrate du Criton l’apologie des lois, pour le pire quand celui
de La République imagine, au nom du
même principe de gouvernement, la toute-puissance tyrannique du philosophe roi
d’un peuple d’ilotes cloîtré dans l’empire du besoin et du travail servile.
Mais Sloterdijk n’assied pas son travail
sur cette seule politique de l’âme comparée à une navigation endurante et
habile, à la traversée des intempéries passionnelles vers le havre des Idées – ni
sur la seule impassibilité, titre de pouvoir du sage sur le Gros Animal inapte
à cette éducation, donc à l’autorité qui la couronne. S’il s’en tenait à broder
sur cette allégorie de type brahmanique, nous n’aurions en lui qu’un relecteur
du dernier Nietzsche. Or parmi toutes les grandes cultures qui ont raisonné les
raisons de réserver l’autorité de commandement à la caste sacerdotale, les
Grecs et leur métaphore du Pilote auguste « maître de soi comme de
l’univers » se distinguent de ne la confier qu’à des éveillés : à des
demi-dieux, à des prêtres affranchis de leur condition d’origine, à des
docteurs mais défroqués, à des clercs mais déclassés, à des pontifes qui ont
délaissé les rites sacrificiels pour se consacrer au soin des textes et des
lois, à des théologiens qui n’ont gardé de leur magistère que leur culture
juridique, leur sens casuistique. S’est ainsi cristallisé et transmis un type
d’autorité idéocratique qui est encore le nôtre : la théocratie après la
mort des dieux, la théocratie moins le régime temporel que les laïcs lui ont
confisqué, et auquel la sécularisation accélérée de l’Occident a même apporté
un surcroît de puissance, le pouvoir mais rien que par le savoir, l’industrialisation
mais comme Nouveau Christianisme (Saint-Simon).
Ce qui néanmoins prive la République des
savants du pouvoir absolument incontestable
dont elle rêve à haute voix dans les dialogues platoniciens ou dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, tient
à la formulation choisie par Socrate. « L’art » de l’éducation de
l’âme, jadis pour un Grec comme pour nous aujourd’hui, désigne une technique : nous modelons, nous
pétrissons, nous façonnons les âmes comme un potier à son tour tire de l’argile
les formes idoines de toute une céramique (nous faisons même mieux que
Socrate : nous séquençons les gènes, nous perfectionnons les intrusions
malignes de la propagande et de la publicité dans les consciences, nous
recyclons la communication en son contraire, ses règles en pouvoirs occultes). Le pilote idéocrate de ces ateliers du bon gouvernement, nous
l’appelons aussi bien un technocrate : un expert dont seuls des pairs sont
habilités à valider ou invalider l’expertise. Sur ce point précis, la tradition
philosophique a bifurqué : depuis les Temps modernes, le philosophe allié
des pilotes et des experts a pour rival le philosophe ami du sens commun et
hospitalier à l’empirie, qui appelle une tout autre Méthode – une tout autre
manière d’habiter le monde puisqu’elle commence par placer la sagesse, avec
Francis Bacon, dans l’art d’« obéir à la nature » – plutôt que de la
« gouverner » – pour comprendre comment
la maîtriser selon ses propres arcanes. La maîtrise reste l’objectif, mais
l’art du pilotage se transforme du tout au tout : il forme une science et
une technique ouvertes à ce qui
contredit l’idée, enrichit le percept avant de et plutôt que de confirmer le
concept. Conséquence formidable de cette conversion de la conscience
philosophique à ce qui, du monde, la défie : sa posture doctrinaire s’affaiblit,
l’esprit de système y recule, l’économie de l’autorité par le prestige de
l’Idée pure et infaillible cède la place au souci de l’autorité modeste, et
modeste parce qu’interactive, désireuse de répondre de ce que lui disent les
choses du monde avec lequel elle interagit et inaugure par là même une toute
nouvelle relation, une histoire sans fin,
l’interminable aventure du phénomène toujours étonnant.
Événement capital, ce pli récent dans la
tradition philosophique explique en bonne partie pourquoi Peter Sloterdijk doit
mâtiner sa musique intérieure, platonicienne pure, d’une bonne dose de
constructions anthropologiques. Y tiennent cette fonction de correctif moderne
et post-platonicien ses figures de la Sphère, ses « bulles » désignant,
comme autant de schémas à applications multiples, tantôt l’unité prénatale du fœtus à l’abri de sa poche
amniotique, tantôt l’unité d’enclave
des tribus préhistoriques lovées dans la clairière ou la grotte, tantôt l’unité
politique de la cité autarcique où
les Grecs plaçaient la vie heureuse, tantôt l’unité orbitale des grands empires occupant la surface de la planète,
tantôt la surnature technique de l’anthropocène qui, tel un dangereux cocon surprotecteur, ceint et
emboîte la Nature défaillante des origines. On discerne sans peine la logique
qui préside à ce montage chronologique de séquences du duel Nature /
Culture : illustrer l’idée moderne (donc « anti-grecque ») que
l’Homme n’existe qu'en osmose et sous le régime de systèmes ouverts ; et dans l’argumentaire et le matériau
anthropologiques, puiser des exemples que, il y a moins d’un siècle encore, le
philosophe sollicitait auprès des narrateurs d’un genre aujourd’hui défunt,
l’histoire universelle, car c’est elle qui prétendait à une telle téléologie de
la flèche du temps. « Anthropologie », chez Sloterdijk, ne désigne
donc ni un savoir spécialisé ni un domaine de connaissance (comme on dit :
« linguistique », « astrophysique », « biologie
génétique »), mais, avant tout, la conscience lucide que notre époque de
science modeste, affranchie des doctrines et des images du monde, explore et
produit de la complexité : des causalités diaboliques, des conséquences
inattendues, des changements d’échelle, des catastrophes de la sérialité, des
phénomènes paniques, des crises mimétiques. Au régime continu et linéaire de
l’Humanité des philosophies de l’histoire fait ainsi place le régime discontinu
et bourgeonnant de cultures surgies à part les unes des autres – le local
succède à l’universel.
Chargée de figurer et de faire penser
l’unité micro- et macrocosmique de notre expérience du monde, la métaphore
première du gouvernail sera donc restée une postulation de principe : la
mer des phénomènes s’est moins ouverte qu’on ne l’espérait aux vaisseaux de la
pensée, entrés désormais dans les abysses de la complexité. Au fil continu des
époques imaginé par les narrateurs d’histoire universelle, à ce schéma d’une
Grande Orientation encore en attente de sa révélation, mais régulant comme une
main invisible la distribution des sociétés dans l’espace-temps, il a aussi
fallu renoncer, par effet de la contrainte salutaire qui voit, depuis bientôt
un siècle, le principe d’incertitude gagner l’ensemble des savoirs. À l’idée d’un
fil de la civilisation progressive des sociétés, a succédé celle d’un faisceau
de séquences brèves et discontinues, empruntées au pointillisme de l’anthropologie
des débuts – le premier théoricien à avoir tenté l’opération à très grande
échelle s’appelant Spengler. L’anthropologie n’a pas d’objet propre (elle-même
se fragmente d’ailleurs en de nombreuses spécialisations), elle n’a qu’un
avantage, mais considérable à l’époque de nos systèmes à rationalité restreinte :
elle dispense de toute hypothèse téléologique, elle fait précéder l’universel
par le local, elle préfère la variante au genre, le dialecte à la grammaire,
l’écart à la norme, la barrière au niveau, le pathologique au normal. Ce souci
du détail la rend plus modeste, elle aussi, que l’histoire universelle, qu’elle
a détrônée.
Signe patent de la fonction substitutive des séquences d’inspiration
anthropologique construites par Sloterdijk, et de son propre aveu, ce schéma
polyvalent de la Sphère a qualité d’emblème impérial – planté d’une croix
grecque, le globe de bronze que nous tend sur sa paume la statue des empereurs
de filiation constantinienne (réelle ou fictive), jusqu’aux napoléonides au
moins. Quelle sphère plus réussie, en effet, que l’empire du monde, toutes
terres et toutes mers sujettes à la même loi ! Quel emboîtement plus prodigieux !
La tribu circonscrite dans la cité, les dieux assemblés dans le sanctuaire, la
cité métropole dans l’empire, et l’empire ombilic du cosmos – mais cette
architecture politique d’apothéose des sphères ainsi hiérarchisées, elle conduisit
le monde grec au désastre, elle a précisément incité Platon à la subvertir, et
pour la raison que l’empire résulte par nature d’un débordement et d’une
transgression de principe des remparts qui font écrin à la cité : débâcle
de la sphère, effondrement de la bulle. Le philosophe roi règne sur une cité,
non sur un empire : un règne n’est pas une hégémonie. Comment dès lors
éviter de répéter l’erreur initiale, comment ne pas fonder la philosophie du politique (son commencement) sur une relation
d’aversion pour l’empire responsable de la fin des cités ?
La réponse de Sloterdijk a le mérite de la simplicité, elle court aussi le risque de la simplification : il suffit de préférer l’empire à la cité, la plus grande
sphère à la plus petite. De la plus
petite Sphère vitale – le ventre maternel – à la plus grande – le Grand Espace clos
des empires totalitaires, leur Lebensraum
transcontinental et leur univers concentrationnaire –, il n’importe pas à
Sloterdijk de composer des mondes hétérogènes, des logiques hétéroclites, il
lui importe de les décrire tous soumis à la même « loi » d’homéostase
– idéal « sphérique » de la vie autosuffisante et tendant tous à la
réaliser comme la seule forme anthropologique universelle. La « grande
politique » prophétisée par Nietzsche et Bismarck passe alors à l’ordre du
jour : « grande » parce que non provinciale, impériale et non
pas tribale. « Grande » parce que répondant de mon âme et de l’âme du
monde comme d’une seule et même puissance. Fin de la modestie ! Retour de la démesure !
Le « village planétaire » cher à
McLuhan en est l’avatar récent le plus connu : en lui se confondent pour
la première fois la cité et l’empire, le paysan et l’internaute. De la logique
de feed-back intégral de l’ordre
communicationnel résulte cette variante ultra-vascularisée de réseau sphérique
dont chaque connexion ne vaut que par redondance : comme rameau et comme
tronc, elle opère en multiplicateur et en commutateur d’alvéoles. L’empire
comme ruche, le Grand Réseau comme Boucle virtuelle de futures autres
innombrables mises en boucle – une Sphère de plus, et la plus grande, l’ultime
termitière, la limite où se rejoignent et s’assimilent sociétés closes et
sociétés ouvertes, philosophes rois et philosophes ingénieurs, Platon et Bacon. Osmose idéale !
Le talon d’Achille de ce renversement
platonicien de Platon, le point aveugle de cette apologie de la Sphère symbole
romain et carolingien de l’hégémonie de l’empire sur la cité ne diffèrent donc
pas de ceux de toute téléologie impériale, de sa procédure géométrique
euclidienne perfectionnée : transformer une surface de pouvoir en un monde sphérique,
un plan à bordures en un volume compact. La Très Grande Sphère se perçoit d’ailleurs
elle-même comme un événement d’espace – un « espace synchrone », dit Sloterdijk,
sous risque de pléonasme (Dans le même
bateau), qu’il décrit ainsi : « Les acteurs du nouveau jeu
mondial de l’ère industrielle ne se définissent plus par rapport au sol et à la
“patrie” mais par des accès aux gares, aux terminaux et à toutes sortes de
possibilités de raccordement. Pour eux, le monde est une hyperbulle
câblée » (p. 57).
Soit – mais cet « espace
synchrone », celui de la simultanéité idéale de toutes choses, n’est donc
plus, si les mots ont un sens, un – espace,
puisque, par définition, là où il y simultanéité et synchronie, il n’y a plus
d’intervalles, ni de temps ni
d’espace. L’empire, autrement dit la contrainte centrifuge exercée par le
peuple en mouvement au-delà de ses remparts, l’empire de l’ère numérique et communicationnelle
ne règne pas sur l’espace, pour occuper la surface de la sphère terrestre, il retraite
le temps mécanique en séries d’accélérations répétées, à l’horizon de leur
seuil provisoire, la vitesse de la lumière. Il a d’ailleurs déjà commencé de se
détacher de la Terre, trop lente à son goût. Il ne gouverne pas, il cingle.
Grande Sphère, futur trou noir, il abolit toute distance, il se condense sur
soi-même : il n’est ni « dans »
le temps ni « dans »
l’espace : il est à lui-même son
propre espace-temps, de moins en moins espace, de plus en plus durée –
immanence accomplie.
J.-L.
Evard, 19 janvier 2014
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