dimanche 19 janvier 2014

Empire natal, naïf espace


La « psychopolitique » qui blasonne les travaux de Peter Sloterdijk revendique divers héritages, à commencer par celui d’un certain Platon. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », fait-il dire à Socrate dans le Gorgias (464b), ce qui fait sens par image, une image des plus familière : nous ne vivons d’une vie bonne que si nous apprenons à nous gouverner. De la même main attentive, le pilote du vaisseau de l’État et le précepteur que nous nous donnons à nous-même tiennent la même barre : toute la sagesse grecque et ses méthodes se fondent sur cette métaphore nautique, pour le meilleur quand elle inspire au  Socrate du Criton  l’apologie des lois, pour le pire quand celui de La République imagine, au nom du même principe de gouvernement, la toute-puissance tyrannique du philosophe roi d’un peuple d’ilotes cloîtré dans l’empire du besoin et du travail servile.

Mais Sloterdijk n’assied pas son travail sur cette seule politique de l’âme comparée à une navigation endurante et habile, à la traversée des intempéries passionnelles vers le havre des Idées – ni sur la seule impassibilité, titre de pouvoir du sage sur le Gros Animal inapte à cette éducation, donc à l’autorité qui la couronne. S’il s’en tenait à broder sur cette allégorie de type brahmanique, nous n’aurions en lui qu’un relecteur du dernier Nietzsche. Or parmi toutes les grandes cultures qui ont raisonné les raisons de réserver l’autorité de commandement à la caste sacerdotale, les Grecs et leur métaphore du Pilote auguste « maître de soi comme de l’univers » se distinguent de ne la confier qu’à des éveillés : à des demi-dieux, à des prêtres affranchis de leur condition d’origine, à des docteurs mais défroqués, à des clercs mais déclassés, à des pontifes qui ont délaissé les rites sacrificiels pour se consacrer au soin des textes et des lois, à des théologiens qui n’ont gardé de leur magistère que leur culture juridique, leur sens casuistique. S’est ainsi cristallisé et transmis un type d’autorité idéocratique qui est encore le nôtre : la théocratie après la mort des dieux, la théocratie moins le régime temporel que les laïcs lui ont confisqué, et auquel la sécularisation accélérée de l’Occident a même apporté un surcroît de puissance, le pouvoir mais rien que par le savoir, l’industrialisation mais comme Nouveau Christianisme (Saint-Simon).

Ce qui néanmoins prive la République des savants du pouvoir absolument incontestable dont elle rêve à haute voix dans les dialogues platoniciens ou dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, tient à la formulation choisie par Socrate. « L’art » de l’éducation de l’âme, jadis pour un Grec comme pour nous aujourd’hui, désigne une technique : nous modelons, nous pétrissons, nous façonnons les âmes comme un potier à son tour tire de l’argile les formes idoines de toute une céramique (nous faisons même mieux que Socrate : nous séquençons les gènes, nous perfectionnons les intrusions malignes de la propagande et de la publicité dans les consciences, nous recyclons la communication en son contraire, ses règles en pouvoirs occultes). Le pilote idéocrate de ces ateliers du bon gouvernement, nous l’appelons aussi bien un technocrate : un expert dont seuls des pairs sont habilités à valider ou invalider l’expertise. Sur ce point précis, la tradition philosophique a bifurqué : depuis les Temps modernes, le philosophe allié des pilotes et des experts a pour rival le philosophe ami du sens commun et hospitalier à l’empirie, qui appelle une tout autre Méthode – une tout autre manière d’habiter le monde puisqu’elle commence par placer la sagesse, avec Francis Bacon, dans l’art d’« obéir à la nature » – plutôt que de la « gouverner » – pour comprendre comment la maîtriser selon ses propres arcanes. La maîtrise reste l’objectif, mais l’art du pilotage se transforme du tout au tout : il forme une science et une technique ouvertes à ce qui contredit l’idée, enrichit le percept avant de et plutôt que de confirmer le concept. Conséquence formidable de cette conversion de la conscience philosophique à ce qui, du monde, la défie : sa posture doctrinaire s’affaiblit, l’esprit de système y recule, l’économie de l’autorité par le prestige de l’Idée pure et infaillible cède la place au souci de l’autorité modeste, et modeste parce qu’interactive, désireuse de répondre de ce que lui disent les choses du monde avec lequel elle interagit et inaugure par là même une toute nouvelle relation, une histoire sans fin, l’interminable aventure du phénomène toujours étonnant.

Événement capital, ce pli récent dans la tradition philosophique explique en bonne partie pourquoi Peter Sloterdijk doit mâtiner sa musique intérieure, platonicienne pure, d’une bonne dose de constructions anthropologiques. Y tiennent cette fonction de correctif moderne et post-platonicien ses figures de la Sphère, ses « bulles » désignant, comme autant de schémas à applications multiples, tantôt l’unité prénatale du fœtus à l’abri de sa poche amniotique, tantôt l’unité d’enclave des tribus préhistoriques lovées dans la clairière ou la grotte, tantôt l’unité politique de la cité autarcique où les Grecs plaçaient la vie heureuse, tantôt l’unité orbitale des grands empires occupant la surface de la planète, tantôt la surnature technique de l’anthropocène qui, tel un dangereux cocon surprotecteur, ceint et emboîte la Nature défaillante des origines. On discerne sans peine la logique qui préside à ce montage chronologique de séquences du duel Nature / Culture : illustrer l’idée moderne (donc « anti-grecque ») que l’Homme n’existe qu'en osmose et sous le régime de systèmes ouverts ; et dans l’argumentaire et le matériau anthropologiques, puiser des exemples que, il y a moins d’un siècle encore, le philosophe sollicitait auprès des narrateurs d’un genre aujourd’hui défunt, l’histoire universelle, car c’est elle qui prétendait à une telle téléologie de la flèche du temps. « Anthropologie », chez Sloterdijk, ne désigne donc ni un savoir spécialisé ni un domaine de connaissance (comme on dit : « linguistique », « astrophysique », « biologie génétique »), mais, avant tout, la conscience lucide que notre époque de science modeste, affranchie des doctrines et des images du monde, explore et produit de la complexité : des causalités diaboliques, des conséquences inattendues, des changements d’échelle, des catastrophes de la sérialité, des phénomènes paniques, des crises mimétiques. Au régime continu et linéaire de l’Humanité des philosophies de l’histoire fait ainsi place le régime discontinu et bourgeonnant de cultures surgies à part les unes des autres – le local succède à l’universel.

Chargée de figurer et de faire penser l’unité micro- et macrocosmique de notre expérience du monde, la métaphore première du gouvernail sera donc restée une postulation de principe : la mer des phénomènes s’est moins ouverte qu’on ne l’espérait aux vaisseaux de la pensée, entrés désormais dans les abysses de la complexité. Au fil continu des époques imaginé par les narrateurs d’histoire universelle, à ce schéma d’une Grande Orientation encore en attente de sa révélation, mais régulant comme une main invisible la distribution des sociétés dans l’espace-temps, il a aussi fallu renoncer, par effet de la contrainte salutaire qui voit, depuis bientôt un siècle, le principe d’incertitude gagner l’ensemble des savoirs. À l’idée d’un fil de la civilisation progressive des sociétés, a succédé celle d’un faisceau de séquences brèves et discontinues, empruntées au pointillisme de l’anthropologie des débuts – le premier théoricien à avoir tenté l’opération à très grande échelle s’appelant Spengler. L’anthropologie n’a pas d’objet propre (elle-même se fragmente d’ailleurs en de nombreuses spécialisations), elle n’a qu’un avantage, mais considérable à l’époque de nos systèmes à rationalité restreinte : elle dispense de toute hypothèse téléologique, elle fait précéder l’universel par le local, elle préfère la variante au genre, le dialecte à la grammaire, l’écart à la norme, la barrière au niveau, le pathologique au normal. Ce souci du détail la rend plus modeste, elle aussi, que l’histoire universelle, qu’elle a détrônée.

Signe patent de la fonction substitutive des séquences d’inspiration anthropologique construites par Sloterdijk, et de son propre aveu, ce schéma polyvalent de la Sphère a qualité d’emblème impérial – planté d’une croix grecque, le globe de bronze que nous tend sur sa paume la statue des empereurs de filiation constantinienne (réelle ou fictive), jusqu’aux napoléonides au moins. Quelle sphère plus réussie, en effet, que l’empire du monde, toutes terres et toutes mers sujettes à la même loi ! Quel emboîtement plus prodigieux ! La tribu circonscrite dans la cité, les dieux assemblés dans le sanctuaire, la cité métropole dans l’empire, et l’empire ombilic du cosmos – mais cette architecture politique d’apothéose des sphères ainsi hiérarchisées, elle conduisit le monde grec au désastre, elle a précisément incité Platon à la subvertir, et pour la raison que l’empire résulte par nature d’un débordement et d’une transgression de principe des remparts qui font écrin à la cité : débâcle de la sphère, effondrement de la bulle. Le philosophe roi règne sur une cité, non sur un empire : un règne n’est pas une hégémonie. Comment dès lors éviter de répéter l’erreur initiale, comment ne pas fonder la philosophie du politique (son commencement) sur une relation d’aversion pour l’empire responsable de la fin des cités ?

La réponse de Sloterdijk a le mérite de la simplicité, elle court aussi le risque de la simplification : il suffit de préférer l’empire à la cité, la plus grande sphère à la plus petite.  De la plus petite Sphère vitale – le ventre maternel – à la plus grande – le Grand Espace clos des empires totalitaires, leur Lebensraum transcontinental et leur univers concentrationnaire –, il n’importe pas à Sloterdijk de composer des mondes hétérogènes, des logiques hétéroclites, il lui importe de les décrire tous soumis à la même « loi » d’homéostase – idéal « sphérique » de la vie autosuffisante et tendant tous à la réaliser comme la seule forme anthropologique universelle. La « grande politique » prophétisée par Nietzsche et Bismarck passe alors à l’ordre du jour : « grande » parce que non provinciale, impériale et non pas tribale. « Grande » parce que répondant de mon âme et de l’âme du monde comme d’une seule et même puissance. Fin de la modestie ! Retour de la démesure !

Le « village planétaire » cher à McLuhan en est l’avatar récent le plus connu : en lui se confondent pour la première fois la cité et l’empire, le paysan et l’internaute. De la logique de feed-back intégral de l’ordre communicationnel résulte cette variante ultra-vascularisée de réseau sphérique dont chaque connexion ne vaut que par redondance : comme rameau et comme tronc, elle opère en multiplicateur et en commutateur d’alvéoles. L’empire comme ruche, le Grand Réseau comme Boucle virtuelle de futures autres innombrables mises en boucle – une Sphère de plus, et la plus grande, l’ultime termitière, la limite où se rejoignent et s’assimilent sociétés closes et sociétés ouvertes, philosophes rois et philosophes ingénieurs, Platon et Bacon. Osmose idéale !

Le talon d’Achille de ce renversement platonicien de Platon, le point aveugle de cette apologie de la Sphère symbole romain et carolingien de l’hégémonie de l’empire sur la cité ne diffèrent donc pas de ceux de toute téléologie impériale, de sa procédure géométrique euclidienne perfectionnée : transformer une surface de pouvoir en un monde sphérique, un plan à bordures en un volume compact. La Très Grande Sphère se perçoit d’ailleurs elle-même comme un événement d’espace – un « espace synchrone », dit Sloterdijk, sous risque de pléonasme (Dans le même bateau), qu’il décrit ainsi : « Les acteurs du nouveau jeu mondial de l’ère industrielle ne se définissent plus par rapport au sol et à la “patrie” mais par des accès aux gares, aux terminaux et à toutes sortes de possibilités de raccordement. Pour eux, le monde est une hyperbulle câblée » (p. 57).

Soit – mais cet « espace synchrone », celui de la simultanéité idéale de toutes choses, n’est donc plus, si les mots ont un sens, un – espace, puisque, par définition, là où il y simultanéité et synchronie, il n’y a plus d’intervalles, ni de temps ni d’espace. L’empire, autrement dit la contrainte centrifuge exercée par le peuple en mouvement au-delà de ses remparts, l’empire de l’ère numérique et communicationnelle ne règne pas sur l’espace, pour occuper la surface de la sphère terrestre, il retraite le temps mécanique en séries d’accélérations répétées, à l’horizon de leur seuil provisoire, la vitesse de la lumière. Il a d’ailleurs déjà commencé de se détacher de la Terre, trop lente à son goût. Il ne gouverne pas, il cingle. Grande Sphère, futur trou noir, il abolit toute distance, il se condense sur soi-même : il n’est ni « dans » le temps ni « dans » l’espace : il est à lui-même son propre espace-temps, de moins en moins espace, de plus en plus durée – immanence accomplie.

J.-L. Evard, 19 janvier 2014

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