La forme empire, comme la cité
ou comme le principe de légitimité dynastique, aura orienté l’existence
historique en toute conscience, et d’abord comme une des voies possibles de sa
rationalisation – avant même toute lucide philosophie de l’histoire. Un des
indices les plus probants du caractère universel de cette fonction nous en est
donné par un trait commun aux deux empires qui, après leur disparition, lui ont
perduré comme ses modèles et comme ses emblèmes accomplis : en Orient,
l’Empire du Milieu et, en Occident, l’empire romano-byzantin, l’un et l’autre
retranchés à l’abri d’un limes
signalant le terme de leur expansion à la surface des terres, l’un et l’autre
voyaient aussi dans cette barrière la ligne de niveau censée les élever au
dessus du reste des peuples, les « Barbares ». D’origine grecque, le
mot n’a jamais désigné, et pour cause, rien de bien précis sinon, jadis,
l’ambition, aussi bien romaine que chinoise, d’incarner, à travers
l’institution impériale, une humanité supérieure. Le Fils du Ciel, dans la Cité
interdite, fait pendant au descendant de Vénus, le « divus Caesar ».
Réduite à son credo, cette idée impériale de privilège (exclusif) d’humanité de
souche divine s’avère bien la même à l’Est qu’à l’Ouest – indice
supplémentaire, s’il en fallait, de la portée universelle d’une telle
conception. À ce titre, elle intéresse au premier chef tout essai en vue de raisonner la forme géopolitique par
excellence, la forme empire, ferait-on même abstraction de ses alibis
théocratiques.
Pour
l’Orient, un mot de Confucius en résume à merveille la substance :
« L’honnête homme remonte sa pente, l’homme vulgaire la descend » (Entretiens, traduction Ryckmans, XIV,
23) – aphorisme éthique qui prend tout son sel politique quand on sait ce qu’il
met en jeu : « Le Maître voulait émigrer chez les Barbares. On lui
dit : “Comment pourriez-vous vous accommoder d’une existence
sauvage ? ” Le Maître répondit : “ Là où réside l’honnête
homme, il n’y a pas de sauvagerie qui tienne” » (IX, 14). On ne saurait
mieux suggérer l’équation sous-jacente à cet humour placide : au-dehors
comme au-dedans de l’empire, le sage doit
vivre avec le commun des mortels, non pas en ermite ou en mandarin. L’empire
rassemble l’élite des peuples, élève un haut mur entre lui et ceux qu’il ne domine
pas, comme il prévoit une hiérarchie, une étiquette et autres marques de
distinction entre son aristocratie intérieure et le popolo minuto de ses plébéiens. Le limes ne fait donc rien au dehors qu’il n’ait déjà accompli au
dedans.
À
suivre Christian Meier, l’helléniste contemporain, il n’en allait guère
autrement dans l’Antiquité grecque, la matrice de la voie romaine : « L’attitude
des Grecs envers les Barbares était curieuse. À beaucoup d’égards, elle ne se
distinguait pas de l’attitude ordinaire de la plupart des civilisations. On
notera toutefois que les Grecs mettaient dans le même sac les représentants de
hautes cultures très anciennes et des ethnies primitives, à la limite de la
civilisation. Chose plus digne de remarque, ils étudiaient les Barbares avec
beaucoup d’attention, ils les respectaient et, même s’ils étaient leurs
ennemis, ils ne leur déniaient pas toute valeur, ne les méprisaient pas. Il
leur serait devenu difficile de maintenir la distinction entre Grecs et
Barbares, s’ils n’avaient eu une conscience de plus en plus aiguë et assurée de
la civilisation et de la culture qui, au même titre que leur langue, faisaient
leur originalité » (La Politique et
la Grâce).
Dans
les deux cas, l’oriental et l’occidental, même la considération des multiples
valeurs intermédiaires du jugement qui allait de l’exclusion méprisante (hostis) à l’intégration bienveillante (hospis), même ce chatoiement des affects
ne modifierait pas une réalité fondamentale : comme grande forme
géopolitique spécifique, l’empire se dote d’une identité à double entrée. La
mission élective d’hégémonie dont il s’investit parmi les peuples et les
nations se fonde sur la franche affirmation d’une compétence aristocratique intra muros : un même principe
hiérarchique anime l’institution impériale, soit qu’elle se comprenne comme
îlot ou continent de civilisation que ses digues – la Grande Muraille –
retranche des sauvages, des primitifs ou des Barbares ; soit qu’elle
sélectionne, en usage interne, les optimates,
les athlètes d’une humanité perfectible par effet d’éducation et
d’endurance. Dans le cas oriental, l’élite de l’empire extérieur et intérieur
sécrète sur place ses propres précepteurs et lui reste fidèle de longs siècles
durant. Dans le cas occidental, les Sages voient le jour en Grèce, certes, mais
la cité, d’abord réfractaire à l’hégémonie, attendra sa refondation romaine
pour appliquer la recette philosophique de « l’honnête homme », que
l’on trouve encore en vigueur dans les derniers temps de l’Empire britannique,
sous la plume de Rudyard Kipling ou, dans le cas allemand, sous celle de Werner
Jaeger. Cette double perspective – à l’intérieur, la domination de principe
aristocratique ; à l’extérieur, l’hégémonie de principe civilisationnel –
condense avec efficacité tout le long travail de la rationalisation historique
en régime impérial. Il s’appuie de plain-pied sur la symétrie créée par
l’opposition élémentaire de « l’honnête homme » et du Barbare. Entre
l’Orient et l’Occident, il n’y va pas, s’agissant de cette binarité, d’une
simple similitude offerte à l’approximation d’un comparatisme superficiel, il y
va d’une analogie, signe certain d’une fonction identique – comme le suggère
Roger Caillois, dans les premières pages de Bellone,
quand, à propos des Barbares de l’Empire du Milieu, il note : « Même
en Chine, à côté des nobles joutes où se mesurent les feudataires de l’Empire,
il exista de tout temps des guerres implacables qui sont menées aux frontières
contre les Barbares. Ceux-ci sont réputés avoir la nature des Bêtes et des
Démons. Aussi tous les moyens sont-ils bons pour les exterminer. Plus tard on
les incorpore aux armées des provinces. » Même renversement dans le cas de
l’empire hellénistique (d’origine macédonienne), et de l’empire romain dans sa
dernière phase avant la chute.
Le
meilleur moyen d’enrichir l’analogie ainsi entrevue consistera donc à se
demander, par contre-hypothèse, si la forme empire peut survivre à la formation
toute récente du genre humain en collectivité mondiale (certes fragmentée),
sous l’empire de la technique électrique et électronique qui a supprimé les
espaces-temps insérés jusqu’alors entre les empires – et que l’époque des
Grandes Découvertes avait réduits mais sans les anéantir. Jusqu’alors, tout
empire, qu’il fût mobile ou immobile, maritime ou continental, ne s’étendait
que dans l’absolue certitude de s’opposer à quelque Barbare – jusque dans le
culte mélancolique qu’en instaurera la variante poétique ou ethnologique du Bon
Sauvage. L’exotisme des Occidentaux doutant de leurs Lumières aura surtout
annoncé, contre leurs propres intentions, la fin des Barbares – et ce à la
veille de la dernière course des empires en vue de l’hégémonie sur tous les
autres et de son retournement en guerre européenne puis mondiale, en 1914. D’où
la question inéluctable : les Barbares n’auraient-ils pas tous trouvé
refuge à l’intérieur de l’empire – puisque, d’extérieur, il n’y en a
plus ?
Où
donc est passé le cœur des ténèbres ? Question qui se suffit à elle-même.
Car même si l’essence du Barbare reste un mystère aussi épais qu’au premier
jour, on sait, quant aux effets de la barbarie, de quoi il retourne et de quoi
il y va. Mais ce retournement retourne aussi la pensée géopolitique : ce
qu’elle cherchait et reléguait dans les lointains, au-delà des mers et des frontières,
à l’échelle du vol d’oiseau et du grand espace impérial – elle ne peut
désormais le trouver qu’en elle-même, qu’en faisant retour sur soi. Une
question sérieuse prend ainsi forme, ne nous lâchera plus : nous que voici
tous civilisés, à quoi pouvons-nous désormais reconnaître un Barbare ? Où
notre alter ego a-t-il planté ses pénates ?
J.-L.
Evard
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