Il y aura bientôt trente ans
paraissait aux éditions Suhrkamp, sous le titre factice Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919, l’intégrale des
textes consacrés à la Grande Guerre par le tout jeune Ernst Bloch – que ses
convictions wilsoniennes affichées avaient conduit, au printemps 1917, à
quitter l’Allemagne (les États-Unis mobilisent leurs premiers contingents pour
l’Europe) et à s’établir en Suisse. Sous divers noms de plume, ce benjamin de
la communauté internationale des réfractaires y devient un publiciste
prolifique. L’ensemble de ces centaines de pages forme aujourd’hui un précieux document
d’archive : partant d’un cas individuel, celui d’un Allemand démocrate
socialisant partisan du renversement du régime impérial, le lecteur d’Ernst
Bloch finit par entrevoir le moment stratégique sans doute le plus décisif du
jeu des alliances internationales durant la Grande Guerre et surtout, dans ce
moment même, sa part essentielle d’imprévisible, irréductible à tous les
calculs. Bloch ne fait pas exception : à son wilsonisme ardent la réalité
oppose, dès l’été 1917, la question des fins obscures et aléatoires de la
révolution russe et de ses composantes multiples. Situation d’autant plus incertaine
que la nouvelle venue dans la généalogie des révolutions dérange tous les camps
et bouleverse le jeu initial des alliances – alors que l’intervention
américaine aux côtés de l’Entente l’avait au contraire renforcé. En quelques
mois, les significations de la Grande Guerre en sortent modifiées en
profondeur.
Le
prévisible, au printemps 1917, tient au cours nouveau que la guerre doit
prendre du fait du proche débarquement américain et de la perspective politique
où il se place : le programme en quatorze points du président Wilson,
manifeste actualisé de l’encore jeune principe romantique et libéral des
nationalités. Or vient se mettre en travers de ce plan wilsonien de
démantèlement des empires centraux adversaires officiels des idées de 1848 un imprévu fort intempestif :
la révolution qui, en Russie, balaie, d’abord, le régime tsariste allié
militaire de l’Entente et, ensuite, les gouvernements parlementaires qui lui
succèdent et ne résisteront pas à l’assaut bolchevik. Le calendrier du
prévisible et de l’imprévu parle ici de lui-même : février-mars 1917, chute des
Romanov ; juin 1917 : débarquement américain au Havre ; octobre-novembre
1917, chute de Kerenski. Même si Bloch ignore le détail des manœuvres
diplomatiques auxquelles Lénine doit de pouvoir quitter son exil suisse à la
fin du printemps et, via la Finlande, rejoindre le territoire russe, il sait
que vient ainsi de se nouer une alliance inattendue, et menaçante pour son
propre camp de wilsonien d’Europe : en opposition frontale à Kerenski et à
sa politique de guerre aux Hohenzollern par maintien dans l’alliance franco-anglaise,
les bolcheviks négocieront avec Hindenburg et Ludendorff la paix de
Brest-Litovsk qui renforce, à l’évidence, la structure politico-militaire
allemande. Leur objectif national en Russie, dès avant la dissolution de la
Douma et la proclamation du « communisme de guerre », passe donc par
la garantie allemande de leurs frontières européennes, comme le montrera très
vite la question polonaise, pivot de longue date de l’entente germano-russe. De facto, les bolcheviks russes ne
peuvent se consolider au pouvoir qu’en renforçant les empires centraux qui se
sont débarrassés du front oriental en les aidant à renverser les Romanov.
Menace d’autant plus précise qu’avant de s’adresser aux Allemands pour quitter
la Suisse, Lénine avait sollicité – en vain – les Alliés, ce qui signifie que
chaque protagoniste avait alors agi en pleine connaissance de cause des risques
en jeu dans cette affaire de haute tactique : celui des États belligérants
qui ferait alliance, contre Kerenski, avec les révolutionnaires russes
bouleverserait la logique politique et stratégique instaurée en 1914, quand commence
la Grande Guerre. Non pas tant parce qu’il pratiquerait alors un double jeu que
parce que les bolcheviks ignoraient les premiers quel double jeu au juste les
avantagerait le plus : s’appuyer sur les empires centraux, c’était choisir
le camp que l’intervention américaine venait justement de désigner à l’avance
comme celui du vaincu le plus probable.
Sous la
plume militante d’Ernst Bloch, ces spéculations stratégiques n’apparaissent,
comme il se doit, qu’à travers le filtre de raisonnements idéologiques. Ainsi
le veut la règle du genre. Le subtil efficace l’y dispute donc au sophistiqué
tout artificiel, il ne peut jamais s’en séparer avec netteté. Qui réussit à les
démêler et à les décoder reconstitue alors le couplage de ces deux moteurs du
politique dans cette phase de la Grande Guerre, et la diversité de ses
fins : pour Bloch adversaire intégral du régime impérial gouverné par les
militaires pangermanistes, Wilson, allié bienvenu, personnifie la révolution de
1789 (et la chance d’un « 1789 allemand », écrit Bloch en juillet
1918, pour conjurer la possibilité… d’un 1917 à la russe). Comme toutes les
images faciles, de telles formules à l’emporte-pièce ont valeur de substance
chimique, indifférente à l’usage polémique ou rhétorique que, dans le champ du
conflit, s’en promettent leurs divers manipulateurs : ainsi, on les
retrouve fréquemment sous la plume des écrivains du nationalisme
révolutionnaire allemand adeptes du schéma qui construit la Grande Guerre comme
un conflit de revanche sur les « idées de 1789 ». Dans le cas d’Ernst
Bloch, l’utilisation de ce lieu commun s’avère toutefois singulièrement délicate :
l’année 1917, en effet, inaugure, sur la scène convenue de l’héritage de 1789
censément en jeu dans la Grande Guerre, l’épisode inattendu de la concurrence des révolutions – celle de
Wilson et celle de Lénine invoquant l’une et l’autre le mythe de la Révolution
française, mais à des fins antagonistes dont cette concurrence brouille la
différence spécifique. Il y va des habits de la guerre et de la révolution, des
masques qu’elles adoptent dans le conflit en cours, de la nécessité pour elles
de se masquer – surface du conflit –
pour déployer leurs intensités en profondeur.
Il y va aussi de l’impossibilité où se trouvent les protagonistes de s’abstenir
de ce jeu de masques : au conflit, il dicte ses règles, à commencer par
celle qui impose à chaque participant au conflit la nécessité de masquer ses
masques. Sans peine, on comprend alors comment naissent les langues de bois. Avec
la révolution russe de mars 1917 et la défaite des empires centraux en novembre
1918, en effet, disparaissent les tout derniers régimes dynastiques de
l’histoire occidentale. Commence l’ère exclusive des régimes idéologiques,
celle des sociétés fondées sur des principes consacrés en des corpus
constitutionnels, de logique de plus en plus juridique et de moins en moins
rituelle.
Comme tous
les documents à haute valeur archivistique, ces textes de guerre d’Ernst Bloch
nous fournissent un sésame, et qui ne manque pas de piquant, car enfin, en la personne d'Ernst Bloch, nous voici devant un socialiste allemand de l'émigration suisse adversaire acharné des bolcheviks qu'il combat comme des satellites de la réaction pangermaniste – et ce au nom d'une Révolution, la française, que ces mêmes disciples du socialisme dit scientifique déclarent vouloir « élargir ». Sous le régime de la Grande Guerre, la concurrence
des révolutions, ou la concurrence de la guerre et de la révolution prend ses
dimensions définitives d’époque, durables, thématiques. Ainsi la Grande Guerre devient-elle aussi, à partir de 1917, la guerre du double langage que se livrent les révolutionnaires entre eux. Raison de plus, pour
l’auteur de ces lignes, de les dédier à la mémoire de Simon Leys et de son père spirituel, George Orwell.
J.-L. Evard
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