lundi 1 septembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (10) : la concurrence des révolutions


Il y aura bientôt trente ans paraissait aux éditions Suhrkamp, sous le titre factice Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919, l’intégrale des textes consacrés à la Grande Guerre par le tout jeune Ernst Bloch – que ses convictions wilsoniennes affichées avaient conduit, au printemps 1917, à quitter l’Allemagne (les États-Unis mobilisent leurs premiers contingents pour l’Europe) et à s’établir en Suisse. Sous divers noms de plume, ce benjamin de la communauté internationale des réfractaires y devient un publiciste prolifique. L’ensemble de ces centaines de pages forme aujourd’hui un précieux document d’archive : partant d’un cas individuel, celui d’un Allemand démocrate socialisant partisan du renversement du régime impérial, le lecteur d’Ernst Bloch finit par entrevoir le moment stratégique sans doute le plus décisif du jeu des alliances internationales durant la Grande Guerre et surtout, dans ce moment même, sa part essentielle d’imprévisible, irréductible à tous les calculs. Bloch ne fait pas exception : à son wilsonisme ardent la réalité oppose, dès l’été 1917, la question des fins obscures et aléatoires de la révolution russe et de ses composantes multiples. Situation d’autant plus incertaine que la nouvelle venue dans la généalogie des révolutions dérange tous les camps et bouleverse le jeu initial des alliances – alors que l’intervention américaine aux côtés de l’Entente l’avait au contraire renforcé. En quelques mois, les significations de la Grande Guerre en sortent modifiées en profondeur.

Le prévisible, au printemps 1917, tient au cours nouveau que la guerre doit prendre du fait du proche débarquement américain et de la perspective politique où il se place : le programme en quatorze points du président Wilson, manifeste actualisé de l’encore jeune principe romantique et libéral des nationalités. Or vient se mettre en travers de ce plan wilsonien de démantèlement des empires centraux adversaires officiels des  idées de 1848 un imprévu fort intempestif : la révolution qui, en Russie, balaie, d’abord, le régime tsariste allié militaire de l’Entente et, ensuite, les gouvernements parlementaires qui lui succèdent et ne résisteront pas à l’assaut bolchevik. Le calendrier du prévisible et de l’imprévu parle ici de lui-même : février-mars 1917, chute des Romanov ; juin 1917 : débarquement américain au Havre ; octobre-novembre 1917, chute de Kerenski. Même si Bloch ignore le détail des manœuvres diplomatiques auxquelles Lénine doit de pouvoir quitter son exil suisse à la fin du printemps et, via la Finlande, rejoindre le territoire russe, il sait que vient ainsi de se nouer une alliance inattendue, et menaçante pour son propre camp de wilsonien d’Europe : en opposition frontale à Kerenski et à sa politique de guerre aux Hohenzollern par maintien dans l’alliance franco-anglaise, les bolcheviks négocieront avec Hindenburg et Ludendorff la paix de Brest-Litovsk qui renforce, à l’évidence, la structure politico-militaire allemande. Leur objectif national en Russie, dès avant la dissolution de la Douma et la proclamation du « communisme de guerre », passe donc par la garantie allemande de leurs frontières européennes, comme le montrera très vite la question polonaise, pivot de longue date de l’entente germano-russe. De facto, les bolcheviks russes ne peuvent se consolider au pouvoir qu’en renforçant les empires centraux qui se sont débarrassés du front oriental en les aidant à renverser les Romanov. Menace d’autant plus précise qu’avant de s’adresser aux Allemands pour quitter la Suisse, Lénine avait sollicité – en vain – les Alliés, ce qui signifie que chaque protagoniste avait alors agi en pleine connaissance de cause des risques en jeu dans cette affaire de haute tactique : celui des États belligérants qui ferait alliance, contre Kerenski, avec les révolutionnaires russes bouleverserait la logique politique et stratégique instaurée en 1914, quand commence la Grande Guerre. Non pas tant parce qu’il pratiquerait alors un double jeu que parce que les bolcheviks ignoraient les premiers quel double jeu au juste les avantagerait le plus : s’appuyer sur les empires centraux, c’était choisir le camp que l’intervention américaine venait justement de désigner à l’avance comme celui du vaincu le plus probable.

Sous la plume militante d’Ernst Bloch, ces spéculations stratégiques n’apparaissent, comme il se doit, qu’à travers le filtre de raisonnements idéologiques. Ainsi le veut la règle du genre. Le subtil efficace l’y dispute donc au sophistiqué tout artificiel, il ne peut jamais s’en séparer avec netteté. Qui réussit à les démêler et à les décoder reconstitue alors le couplage de ces deux moteurs du politique dans cette phase de la Grande Guerre, et la diversité de ses fins : pour Bloch adversaire intégral du régime impérial gouverné par les militaires pangermanistes, Wilson, allié bienvenu, personnifie la révolution de 1789 (et la chance d’un « 1789 allemand », écrit Bloch en juillet 1918, pour conjurer la possibilité… d’un 1917 à la russe). Comme toutes les images faciles, de telles formules à l’emporte-pièce ont valeur de substance chimique, indifférente à l’usage polémique ou rhétorique que, dans le champ du conflit, s’en promettent leurs divers manipulateurs : ainsi, on les retrouve fréquemment sous la plume des écrivains du nationalisme révolutionnaire allemand adeptes du schéma qui construit la Grande Guerre comme un conflit de revanche sur les « idées de 1789 ». Dans le cas d’Ernst Bloch, l’utilisation de ce lieu commun s’avère toutefois singulièrement délicate : l’année 1917, en effet, inaugure, sur la scène convenue de l’héritage de 1789 censément en jeu dans la Grande Guerre, l’épisode inattendu de la concurrence des révolutions – celle de Wilson et celle de Lénine invoquant l’une et l’autre le mythe de la Révolution française, mais à des fins antagonistes dont cette concurrence brouille la différence spécifique. Il y va des habits de la guerre et de la révolution, des masques qu’elles adoptent dans le conflit en cours, de la nécessité pour elles de se masquer – surface du conflit – pour déployer leurs intensités en profondeur. Il y va aussi de l’impossibilité où se trouvent les protagonistes de s’abstenir de ce jeu de masques : au conflit, il dicte ses règles, à commencer par celle qui impose à chaque participant au conflit la nécessité de masquer ses masques. Sans peine, on comprend alors comment naissent les langues de bois. Avec la révolution russe de mars 1917 et la défaite des empires centraux en novembre 1918, en effet, disparaissent les tout derniers régimes dynastiques de l’histoire occidentale. Commence l’ère exclusive des régimes idéologiques, celle des sociétés fondées sur des principes consacrés en des corpus constitutionnels, de logique de plus en plus juridique et de moins en moins rituelle.

Comme tous les documents à haute valeur archivistique, ces textes de guerre d’Ernst Bloch nous fournissent un sésame, et qui ne manque pas de piquant, car enfin, en la personne d'Ernst Bloch, nous voici devant un socialiste allemand de l'émigration suisse adversaire acharné des bolcheviks qu'il combat comme des satellites de la réaction pangermaniste et ce au nom d'une Révolution, la française, que ces mêmes disciples du socialisme dit scientifique déclarent vouloir « élargir ». Sous le régime de la Grande Guerre, la concurrence des révolutions, ou la concurrence de la guerre et de la révolution prend ses dimensions définitives d’époque, durables, thématiques. Ainsi la Grande Guerre devient-elle aussi, à partir de 1917, la guerre du double langage que se livrent les révolutionnaires entre eux. Raison de plus, pour l’auteur de ces lignes, de les dédier à la mémoire de Simon Leys et de son père spirituel, George Orwell.

J.-L. Evard


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