jeudi 21 août 2014

Le cintre et le croissant


Prises d’otages, attentats kamikaze et violence iconoclaste : de l’extérieur, et à ne s’en tenir qu’à ces trois constantes bien visibles de l’islamisme ultra sans interroger ou supputer ses motifs, la réflexion peut se construire tout d’abord en surface, par une perception cartographique de cet espace-temps musulman en proie à la guerre théologique. En s’attaquant en mars 2013 aux manuscrits vénérables conservés à Tombouctou, la ville sainte du vieil islam d’Afrique noire, l’islamisme ultra a prolongé la longue ligne qui traverse en diagonale deux continents et s’appuie, à l’antipode, sur les vallées afghanes, celle de Bâmyân en particulier, où en mars 2001 il dynamita quelques statues géantes de bouddhas. À mi-parcours exact de cette plage d'espace-temps, en 2006, en Irak : la destruction de la mosquée chiite de Samarra. Le médian géométrique de cette ligne de faille se repère aussitôt : le Proche-Orient ; sa forme d’ensemble aussi, qui évoque comme une sorte de cintre posé de guingois, par une pointe à l’ouest sur le Sahel et par l’autre à l’est sur les verrous montagneux qui séparent de l’Asie la péninsule arabique et l'étendue iranienne. À peu de chose près, cette ligne de faille en cintre sinue de manière continue d’un bout à l’autre de ce grand arc arc afro-asiate – du moins, depuis l’intrusion récente des bases islamistes ultra dans tout le Sahel, non loin des frontières du sud algérien, et à la suite de l’effondrement du régime de Kadhafi. Cette ligne ne fait d’ailleurs que schématiser elle-même les tensions moins visibles d’un champ plus profond, distribuées de manière inégale, tantôt ouverte (cas de la Syrie), tantôt rampante (cas du Yémen ou de l’Arabie saoudite). Lui-même, ce champ comprend deux niveaux distincts de conflictualité : d’une part, des foyers nettement localisés, au cœur de territoires nettement délimités par des frontières reconnues (à l’exception notable du conflit israélo-palestinien) ; d’autre part, un tissu sans frontières précises, qui ne se confond pas avec le monde arabe (puisqu’il comprend, par exemple, le monde persan voire le monde turc) et s’insère aussi dans le nord-ouest euraméricain. « Al Qaïda » : la « base » – comme on traduit ce nom – vagabonde et, sous des labels variés,  prolifère sans patries ni frontières.

En perception de surface, il ne manque donc rien à cet ensemble topographique pour qu’on y reconnaisse les traits d’une guerre « mondiale ». Pour éviter tout malentendu, il faut aussitôt préciser qu’elle a lieu, à la différence des trois précédentes (la Première, la Seconde et la Guerre froide), dans un monde sans frontières, et ce à ses deux niveaux : celui du foyer (Israël n’a pas de frontières dûment établies, les Palestiniens vivent dans deux territoires distincts, les Kurdes dans quatre), et celui du tissu transfrontalier et transcontinental du recrutement islamiste ultra. Appelons donc cet ensemble disparate et poreux un monde amorphe : son champ visible s’étend sur des dizaines d’États (dynastiques et constitutionnels), mais aujourd’hui deux au moins de ses foyers principaux (le Proche-Orient israélo-palestinien et l’Irak disloqué) ne sont pas, ou plus, ou pas encore circonscrits par des frontières, tandis que le mode de guerre de l’islamisme ultra ne vise pas des territoires, mais la vie nomade et masquée de la tradition nihiliste.

De la surface de ce monde amorphe, la réflexion passera ensuite à ses interfaces : l’interface classique du religieux et du politique, bien sûr, mais aussi toutes les interfaces nouvelles de l’économie sécuritaire propre au régime du « Ni guerre ni paix » survenu avec la Guerre froide – et en particulier le transfert de ses logiques militaires de dissuasion (de l’attaque nucléaire) à des logiques policières de prévention (de l’attaque terroriste), avec toutes leurs conséquences en cascade sur le plan juridique (exemple de Guantanamo et de ses succursales européennes) et sur le plan technique (dans l’espace-temps zéro de la communication numérique). Trait commun à ces interfaces : par nature, leurs articulations se maîtrisent mal, elles aussi chevauchent les frontières, permutent les fonctions. Qui dira, par exemple, si la confrérie des Frères  musulmans relève décidément du politique ou du religieux, du palais ou de la mosquée, alors que cette alternative tranchée commande l’univers laïc de la chrétienté sécularisée ? De même, qui définira jamais les compétences formelles et les prérogatives réelles des responsables de la politique sécuritaire ? L’identité majestueuse du souverain des surfaces n’échappait à personne : même en despote, du moins régnait-il à l’altitude même où ses sujets en reconnaissaient ou en contestaient l’autorité. Le souverain des interfaces s’est éclipsé dans les profondeurs insondables de la collectivité électronique et statistique, comme si le déclin des passions autoritaires avait été rendu possible par le progrès des passions sécuritaires. Nécessairement, entre l’homme, surréaliste ou pas, qui annonce vouloir tirer au hasard dans la foule et celui qui entend prévenir son passage à l’acte, un lien silencieux et symbolique se noue, un non-dit de la sécurité impossible, son style, son travail de deuil, le lien froid et muet qu’entretiennent toute foule, fataliste comme les victimes, et tout kamikaze, nihiliste comme les sacrilèges.

Entre cette surface cintrée de l’islamisme ultra et ces interfaces de l’amorphe, l’EIIL, l’État islamique en Irak et au Levant, répond à toutes les logiques ici énumérées. Comme un cintre, il doit servir de support à des vêtements qu’il ne peut pas lui-même porter : un califat de restauration de l’unité musulmane situé ailleurs qu’à La Mecque, seul berceau incontesté des origines aujourd’hui en terre wahhabite, porte, en revanche, tous les stigmates du défaut de fabrication rédhibitoire et de la passion schismatique. Comme principe de passage virulent  des interfaces, délié de tout territoire, rétif à toute stratégie, hostile au grand jour de tout espace public autre que l’image spectrale des écrans vidéo, comme cellule compatible avec la seule forme furtive du réseau (financier ou numérique), il a trouvé un biotope durable, conçu une plastique apte à la déformation extrême. Il travaille à la masse, à l’explosif, mais sa propre résilience bat les records. Seul compte l’attirail de choix ainsi réuni – moins les sourates du Coran que l’ombre du Croissant – un cintre.

J.-L. Evard

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