dimanche 27 juillet 2014

Retours sur la Grande Guerre (8) : la double hélice


Octobre 1917 n’en finira jamais, ce que ne prévoyait pas même John Reed, l’auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde – dix jours : la durée de la dernière des secousses à emporter le régime Kerenski et à assurer aux bolcheviks la prise du pouvoir. Dans leur conviction d’hériter d’une révolution inachevée, celle de 1792-94 en France, pour la mener à son terme, la « dictature du prolétariat », ils s’attendaient bien à devoir affronter eux aussi des contretemps. Le temps combla cette attente au-delà de toute espérance : ils s’affirmèrent plus forts que tous leurs adversaires, tous sauf un, la révolution elle-même, qui mange toujours ses enfants et ne fit pas d’exception pour eux. Le sort qu’elle leur réserva ne diffère pas de celui de leurs ancêtre jacobins : de même que le 18 brumaire, le consulat et l’Empire survinrent tous au nom de la préservation des acquis de la révolution, de même le régime stalinien dévora, parmi des millions d’hommes, la génération bolchevik d’origine au nom de la consolidation du socialisme-dans-un-seul-pays. Jusqu’à son dernier souffle, le régime soviétique justifia ne varietur toutes ses interventions militaires, dans le glacis et ailleurs, comme autant de manœuvres stratégiques indispensables à cet impératif premier, son héritage, sa mission, sa légitimité (comme l’Ancien Régime vivait de légitimités dynastiques, le Nouveau Monde vit de légitimités idéologiques).
Ce schéma mental d’une continuité structurelle de la révolution à travers les âges et les nations ne date pas, tant s’en faut, d’octobre 1917. Des socialistes russes aux jacobins, la filiation à rebours a toujours semblé aller de soi, ni plus ni moins que, en leur temps, des jacobins aux puritains eux-mêmes inspirés par les premiers réformateurs intégraux du spirituel et du temporel, hussites ou anabaptistes. Or ces mythes de l’identification à une tradition révolutionnaire n’inspirent pas, on doit s’en étonner, que les porteurs de ces révolutions et les passeurs de cette tradition : ils s’emparent aussi du champ de conscience de leurs adversaires, à l’image d’une religion révélée en fin de compte à ses pires contempteurs même. Aujourd’hui comme en 1940 ou en 1970, on aborde l’histoire du régime soviétique comme celle d’une société « socialiste », plus ou moins déviée de ses objectifs d’origine, on le concède, mais n’en résultant pas moins de l’énergie mise au début à les atteindre. D’où le travers singulier de la plupart des savants discours émis par les soviétologues même adversaires patentés de cette révolution : ils raisonnèrent comme s’ils ignoraient qu’elle avait mangé, il y a lurette belle, ses enfants, tous, sans exception. Comme leurs adversaires, ils dissertèrent eux aussi sur les avatars du « socialisme » (en Russie, puis en Chine, ou en Yougoslavie et bien ailleurs encore), en dépit de la double évidence qui eût dû les faire taire et réfléchir  : tous les attributs de la vie en régime capitaliste maintenus (salariat, appareil d’État, hiérarchies coercitives, circulation monétaire, glacis impérial), et toute la sauvagerie des vagues de la terreur stalinienne (en Russie) ou néo-stalinienne (dans les socialismes satellites du modèle soviétique). Ou bien les mêmes experts s’interrogeaient et se déchiraient sur la question de savoir si les Soviétiques agissaient, ici ou là, à Berlin en 1953 ou à Cuba en 1962, par raison stratégique ou par motif idéologique, comme si l’homo sovieticus eût jamais fait ou, surtout, voulu faire la différence.
D’où le spectacle symétrique, bien étrange mais jamais examiné sur le fond : en se proclamant défenseur intransigeant du legs révolutionnaire quand il décime et calomnie ses adversaires au sein du parti communiste russe ou quand il envahit l’Europe orientale puis centrale, le dictateur soviétique répète la manœuvre de langage qui avait si bien réussi à Bonaparte consul, puis consul à vie, puis empereur pour signifier, l’épée de la révolution à la main, la fin de la révolution sur terre – à cette forte différence près que Staline, à l’extérieur du vaste bloc communiste, loin d’épouser quelque blonde archiduchesse ennemie ne désarma jamais l’anticommunisme de ses adversaires, les intelligents comme les inaptes. Dans cette symétrie irrationnelle entre les deux César, on peut voir, si l’on y tient, l’effet direct du « grand mensonge » analysé au milieu des années 1920 par Anton Ciliga et Boris Souvarine (qui dénonçaient par là l’usurpation industrielle par le dictateur russe des prestiges de la révolution par lui enclouée). Mais on s’en tiendrait ainsi à une nouvelle illusion : car il ne s’agit pas de reconnaître, cette fois, comment une révolution mange ses enfants, mais comment elle fascine ses adversaires – anticommunistes déclarés en tout genre – au point de leur imposer son propre langage socialiste et autoritaire sans jamais renier le mythe de la continuité de la révolution à travers les siècles.
Or cette emprise ne relève pas du « grand mensonge » analysé, avant Ciliga et Souvarine, par Edgar Quinet le premier à propos, non de la révolution russe, mais de la Révolution française. La révolution progresse en spirale : quand les révolutionnaires au pouvoir se transforment en conservateurs du nouveau régime, ils le font au nom de la révolution, dont ils n’invoquent l’autorité que pour mieux en annuler l’élan. Mais pourquoi même leurs adversaires, qui ne sont pas les enfants de cette révolution, leur font-ils ce crédit ? Et pourquoi les soviétologues aussi, durant plus de deux générations, furent-ils atteints du syndrome analysé par F. Furet à propos du Passé d’une illusion,  le pli qui consiste à ne lire la révolution russe et ses suites que comme une suite quasi organique de la Révolution française ? Comment comprendre cette emprise mythologique en apparence paradoxale – au sens où elle s’exerce indifféremment sur tous les protagonistes et tous les témoins du conflit ? (« La Révolution est un bloc » ? Mais l’apophtegme de Clemenceau restait – et reste – lettre morte pour tous les adversaires de 1789.) Dans les dernières années du régime soviétique, un seul esprit avait fait de cette question le motif central de sa réflexion, le dissident Vladimir Boukovski (et encore la limitait-il à la culpabilité insinuée par le biotope bolchevik dans le biotope menchevik et socialiste, moyennant les prestiges de l’antifascisme revenus à la Russie soviétique depuis la guerre avec l’Allemagne hitlérienne).
D’où viennent, faut-il donc d’abord se demander, les prestiges de la révolution exploités par le « grand mensonge » des conservateurs post-révolutionnaires du nouveau régime ? Ils naissent de la concurrence des révolutions à travers les âges : les puritains de Cromwell chantent la foi d’Israël peuple élu du désert, les jacobins refondent la nation en la castrant dans sa continuité dynastique comme Londres avait décapité les Stuart, les bolcheviks réhabilitent les babouvistes guillotinés en 1794 en prenant le pouvoir au nom du quart état prolétarien et moujik. Mais le désir – en lui-même absurde – de donner une légitimité à la révolution en arguant d’une histoire de la Révolution en chaîne ne peut longtemps masquer sa contradiction immanente, son démenti par le réel : la révolution puritaine débouche sur la restauration monarchiste et monarchique de la « Grande Révolution » de 1688 ; la révolution jacobine de 1793 débouche sur le principat puis sur l’empire ; octobre 1917 aboutit à la dictature du parti unique punissant de mort toute activité oppositionnelle en son propre sein. Si le mythe de l’autorité de la révolution s’empare des consciences en dépit de l’issue autoritaire de chaque révolution, destinée à la restauration conclusive de quelque nouvel ordre, à quoi attribuer la toute-puissance de ce mythe en dépit de son caractère aussi ouvertement irrationnel ? Paramètre supplémentaire : d’où vient l’emprise de ce mythe si de plus on tient compte de la conviction socialiste d’agir en connaissance « scientifique » de cause (puisque, au nom du corpus marxien, l’administration des choses et des hommes a passé pour une science aussi positive que l’astronomie ou la balistique, venant, tel le saint-simonisme, comme une religion du progrès de plus, mais affranchie de ses superstitions) ?
Dans le cas russe, la réponse s’impose sans délai : la révolution d’octobre 1917 l’a emporté, comme elle y prétendait depuis le premier jour, à la faveur de la guerre mondiale. Déjà la révolution de 1905 avait-elle éclaté à la suite de la défaite dans la guerre avec l’empire japonais, comme la Commune en réaction à la défaite du Second Empire devant les armées de Bismarck, et comme, dès l’été 1792, la France révolutionnaire se déclare en guerre avec les puissances européennes. La révolution, chaque fois qu’elle surgit, progresse comme une spirale de rayon croissant, mais cette spirale ne se meut pas elle-même sans l’action d’une seconde, qui l’accompagne, doit-on bien constater, comme son ombre : la spirale de la guerre. Le cas russe n’a rien d’une exception – dès le début des années 1920, en Allemagne, Moeller Van Den Bruck théorise, au nom de la « révolution conservatrice », l’interaction de ces deux spirales : l’Allemagne a perdu la guerre, elle doit donc la rejouer pour la gagner, mais la rejouer comme « révolution allemande ». Ce qui revient à ramasser en une synthèse nouvelle une ancienne équation théologico-politique : de la révolution interprétée par les hommes d’ordre (Ballanche, J. de Maistre) comme une « expiation » elle-même condition préalable d’une régénération prochaine de l’autorité épuisée de l’Ancien Régime, Moeller Van Den Bruck présente la Grande Guerre menant à la défaite de 1918 comme la condition « positive » du renversement du Second Empire allemand, la préhistoire du Troisième. De même les bolcheviks russes avaient-ils répété leur scission dans la social-démocratie russe en saluant dans la guerre de 1914 la condition du renversement révolutionnaire du régime tsariste, qu’ils s’attendent à voir se décomposer sous le choc. Leur « défaitisme » en fera d’ailleurs, dans cette logique nihiliste de la politique du pire, les pires adversaires des « pacifistes » : ils souhaitent la guerre comme la condition sine qua non de la crise révolutionnaire. D’une révolution à l’autre, les acteurs, bien sûr, diffèrent, mais ni les rôles, ni le facteur catalytique (l’interaction de la guerre et de la révolution), ni la rationalisation mythologique : dans la violence incontrôlable de la guerre entre États, la révolution trouve le modèle de légitimation que, par nature elle n’a pas, ne peut avoir, mais dont elle peut prétendre, au nom du droit dit curieusement naturel, imiter l’empire et la factualité – celle même de l’état de nature si redouté par les théoriciens historiques de l’État de droit et par Clausewitz, théoricien de la « guerre absolue » et adversaire inconditionnel de l’Empire héritier de la Révolution.
On peut certes se dire que les faits donnèrent raison au « défaitisme révolutionnaire » des bolcheviks (ils prirent le pouvoir), mais on s’interdit alors de répondre à la question posée, celle de l’emprise du mythe révolutionnaire sur tous les protagonistes de la révolution en chaîne, révolutionnaires, antirévolutionnaires et contre-révolutionnaires. Le mythe qui postule une continuité de structure d’une révolution à l’autre (de 1793 à 1917, par exemple) déforme – il ne s’en cache pas, et c’est la finalité de tout mythe – la perspective historique, mais il transfigure une réalité évidente : dans les jacobins, les bolcheviks haïssent le Bourgeois mais vénèrent le Révolutionnaire, l’homme de guerre, l’homme de la guerre intérieure et extérieure, préposé aux deux spirales jumelles de la violence en inflation à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’État ou de l’empire, le citoyen hors État de droit et praticien du droit dit naturel, pur euphémisme vitaliste pour désigner la violence virtuelle propre au vivant. À elles deux, les spirales conjuguées de la guerre et de la révolution finissent par engendrer, comme on voit, une arme absolue d’un type vraiment nouveau : arme purement mentale, agencée de telle manière qu’elle contraint ses utilisateurs à raisonner dans un langage commun qu’ils ne maîtrisent pas mais qui leur interdit d’échapper à l’effet combiné infaillible d’une spirale sur l’autre. Les bolcheviks disent « révolution » là où, à juste titre, ils pensent à un des risques de la guerre, et leurs adversaires, les conservateurs, parlant de les combattre, prennent malgré eux le risque de la révolution, un des effets toujours possibles de la guerre. Ce que les uns désirent, leurs adversaires le redoutent – mais aucun d’entre eux ne maîtrise cette interaction et chacun sait qu’il joue donc sa propre destruction (parce qu’il parle une langue dont il ne comprend ni le sens ni la logique neutralisante de spirale du ni vrai ni faux), ce qui, de manière on ne peut plus claire et d'ailleurs ironique, signale la fin sans appel de toute perspective stratégique pour chacun des antagonistes.
En durée longue, ces effets rétroactifs et réciproques de la guerre sur la révolution dénaturent bien entendu les deux réalités à grand-peine rationalisées par leur construction mythologique. La Guerre froide et la Seconde Guerre mondiale ont vu, d’une part, la transition inattendue qui mène de la guerre totale à la dissuasion nucléaire, d’autre part celle qui mène, du conflit croissant entre Ancien Régime et Nouveau Monde, au conflit bipolaire entre deux empires symétriques et mythologiquement stériles. D’où une certitude : le « Ni paix ni guerre » qui résume la coexistence des États depuis 1914 vaut aussi pour le régime de la domination, celui de la révolution conservatrice détraquée. L’événement est le même, sous deux visages différents, indissociables : celui de la stratégie paralysée par le risque et par la hantise de parler un langage manipulé par l’adversaire, celui de l’autorité rongée par la certitude de parler, et à contretemps, un langage soit révolutionnaire, soit conservateur, aussi bien l’un que l’autre, mais aussi peu digne de ses prétentions édifiantes dans un cas que dans l’autre.
La Grande Guerre, de ce point de vue, aura coïncidé avec une phase décisive de la double hélice de la guerre et de la révolution, comme on l’entrevoit mieux depuis la disparition de l’Union soviétique. Les Russes y ont perdu leur identité révolutionnaire de convention – le prix à payer, modeste au fond, pour se défaire aussi de leur identité totalitaire, bien plus lourde. Ils y ont moins perdu que leur adversaire bipolaire, désœuvré par la perte de sa raison d’être préférée, désarmé par l’apparition de doubles hélices d’un genre d’apparence toute nouvelle et en tout cas sans rapport aucun avec la tradition de la guerre et de la révolution. La Grande Guerre mérite bien son nom : elle mit fin à cette tradition, elle rendit indistinctes la guerre et la révolution. Ce faisant, elle fit plus encore : elle nous assigna une condition nouvelle, inconnue, dont le langage reste à inventer et à parler. La Grande Guerre mit définitivement fin aux légitimités dynastiques (les couronnes allemande, austro-hongroise et russe). La Guerre froide exténua et ridiculisa les légitimités idéologiques. De quel mythe vivra ou végétera la légitimité qui vient ou ne parvient pas à venir ? Son désœuvrement risque de durer longtemps.
J.-L. Evard

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