mercredi 30 avril 2014

D'Oslo à Téhéran


Le 18 mars 2013, le gouvernement israélien recevait une missive du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Elle lui enjoignait de « se conformer aux dispositions 49 de la quatrième Convention de Genève, de cesser immédiatement et sans condition préalable la colonisation ainsi que d’initier un processus de retrait des colons ». Si l’on se reporte à la lettre de la Convention (IV) ici invoquée, on constate que, datée du 12 août 1949, elle concerne la « protection des personnes civiles en temps de guerre », et que son article 49 s’intitule : « Déportations, transferts, évacuations ». Si l’on ajoute à ces prescriptions de droit international la donnée statistique qui montre qu’en 47 ans, depuis la fin de la guerre des Six Jours qui vit l’entrée de Tsahal dans Jérusalem-Est, quelque 250 colonies ont vu le jour, habitées par 520 000 Israéliens environ, on mesure sans peine ce que signifie la page tournée la semaine dernière : le rapprochement amorcé entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, la suspension sine die du semblant de négociations encore en cours entre cette dernière et le gouvernement de B. Netanyahou. Une époque vient de prendre fin. Je ne m’intéresserai ici qu’à l’atmosphère si étrange d’un événement aussi considérable : non pas tant qu’il passe pour ainsi dire inaperçu (indifférence en elle-même éloquente), mais qu’il paraisse même répondre au désir à peine secret des deux parties concernées – voilà ce qui aide à mieux entrevoir la portée, là-bas, du nouvel ordre de choses. Que, Shimon Pérès, l’actuel président patriarche de l’État d’Israël, ait été, en septembre 1993, l’homme des accords d’Oslo et de la main tendue à Yasser Arafat sur le perron de la Maison Blanche – achève de donner à la situation où nous entrons sa vérité la plus limpide, y compris en termes de générations historiques.

Les Palestiniens – les Arabes des territoires occupés – avaient à tenir compte de deux nouveautés, pour eux stratégiquement déterminantes : entre l’Afrique noire et l’Asie, la déstabilisation du monde arabe sous la pression constante des foyers de l’islamisme théocratique, d’une part, et, d’autre part, la stabilisation récente, à l’échelle régionale, des rapports entre l’Iran et les États-Unis. Lorsque l’OLP et Israël conviennent du principe de pourparlers sur le statut des territoires pris ou repris en 1967 à l’Égypte et à la Jordanie, le « monde arabe » peut passer et passe encore pour une partie du tiers monde : pour un monde en voie de sécularisation, pour un monde en cours de modernisation, pour un monde maître de la moitié environ des réserves d’or noir du reste du monde. La guerre civile qui ravage alors l’Algérie n’a pas encore pris valeur de prodrome de retour du religieux, ni dans le champ de conscience des peuples arabes ni dans celui des Occidentaux – et ce malgré le précédent iranien. Image du monde qui fait dès lors des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie des laissés pour compte : les plus retardataires d’un monde arabe en retard « normal » à cette horloge progressiste et simpliste de l’histoire universelle lue comme un programme de décolonisation datant des années 1950-1960.

Il va de soi que, ces deux dernières années, la guerre syrienne arabo-arabe a achevé de détruire ces anachronismes, et que le consensus de long terme qui vient de s’établir entre le chiisme iranien et l’empire américain accuse encore ce tournant. Téhéran, en renonçant au principe et à l’industrie de la course à l’arme nucléaire, reçoit en échange la fonction de puissance régionale stabilisatrice : le désengagement américain au Moyen-Orient, appelé par la situation sur le bord pacifique de l’Asie, s’en trouve facilité au moment le plus opportun. L’Iran fait ainsi au vieil Occident un cadeau inestimable : il lui donne du répit, un peu de temps, le temps de méditer la réforme si urgente de ses politiques énergétiques à la veille des prochaines catastrophes climatiques. La fin du bras de fer avec l’Iran, au bout de quelque dix ans sous haute tension, aura représenté un événement pivot : en termes de politique internationale, il signale la fin de la révolution des mollah, dénouement géopolitique heureux de leur point de vue, et propice du point de vue américain. Mais pour le « Monde Arabe », le bilan est tout autre. En fait, il signifie qu’il n’y a plus de « Monde Arabe », celui auquel pensait, par exemple, Maxime Rodinson quand, en 1972, il publiait un livre devenu entretemps rien moins qu’inintelligible, Marxisme et monde musulman. Que des Arabes en exil, comme le Tunisien Abdelwahab Meddeb en France ou, en Allemagne, l’Égyptien Hamed Abdel-Samad récemment disparu dans la terrible tourmente cairote, entreprennent de réfléchir aux raisons profondes de ce retournement et d’en tirer des leçons –, ils entrent dans une grande et mélancolique solitude. Plus grande encore celle des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie puisque les voici les retardataires d’une époque qui vient de s’achever. Leur marginalité dans leur propre système de référence va s’aggraver à proportion de ce double contretemps.

Quant à Israël, la manière même dont se tourne la page en dit long : dans le silence, où se mêlent le pire sentiment de soulagement et le pire fatalisme. Soulagement inavouable : fin de la corvée de la comédie des négociations. Fatalisme indicible : devoir se dire mezzo voce que la « question palestinienne » est décidément  « insoluble » implique un retour pour le moins ardu sur toute l’histoire de la révolution sioniste et, en elle, sur la question, presque jamais abordée bien que cardinale, de sa singularité géopolitique : quand elle commence, cette révolution de la condition juive, il y a plus d’un siècle, elle rêve d’un « retour », donc d’un retour vers l’Orient romano-palestinien de l’histoire juive. Mais elle le réalise avec des expédients fiévreux, typiques du romantisme politique inné au XIXe siècle. Avec la proclamation de l’État d’Israël en juin 1948, une restauration a lieu en même temps qu’une révolution, mais l’État, soixante ans après, n’a toujours pas de frontières dignes de ce nom et ne semble que trop bien s’accommoder de cette extrême anomalie (que les progrès de la colonisation par enclaves et petits périmètres cellulaires ne font que mettre dans l’évidence la plus crue). Combien de temps se fera attendre le second retour, le retour sur soi après le retour chez soi ? La porte claquée il y a quelques jours par les négociateurs le laisse pressentir : nous attendrons les calendes.

J.-L. Evard

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