Pour s’expliquer à
lui-même le sens de son œuvre, il vint un jour à Arnold Schönberg une formule
baudelairienne : « Je suis un conservateur qu’on a obligé de devenir
révolutionnaire. » À lire les pages de l’entretien donné en août dernier par
le révérend père de la Compagnie de Jésus devenu pape François – la revue Études vient d’en publier quelques
extraits – on peut vérifier comment cette équation chimique vaut aussi bien à
rebours, les effets seuls en différant sans doute.
Pourquoi
François serait-il un révolutionnaire qu’on oblige à devenir
conservateur ? Avec bonne grâce, il nous le dit lui-même en toutes
lettres, en citant et en commentant une des maximes favorites d’Ignace de
Loyola : "J’ai toujours été frappé",
déclare François dès les premières lignes, "par la maxime décrivant la vision
d’Ignace : non coerceri a maximo,
sed contineri a minimo divinum est (« ne pas être enfermé par le plus
grand, mais être contenu par le plus petit, c’est cela qui est divin »).
J’ai beaucoup réfléchi sur cette phrase pour l’exercice du gouvernement en tant
que supérieur : ne pas être limité par l’espace le plus grand, mais être
en mesure de demeurer dans l’espace le plus limité. Cette vertu du grand et du
petit, c’est ce que j’appelle la magnanimité. À partir de l’espace où nous
sommes, elle nous fait toujours regarder
l’horizon. C’est faire les petites choses de tous les jours avec un cœur grand
ouvert à Dieu et aux autres. C’est valoriser les petites choses à l’intérieur
de grands horizons, ceux du Royaume de Dieu."
À y regarder de près, rien n’oblige le
lecteur de cette devise bien frappée à associer à l’espace le maximum et le minimum dont elle calcule la plus haute
valeur de rendement éthique (la vie divine). Ce que dit Ignace de Loyola
s’applique tout aussi bien au temps,
à la durée et signifie
alors : il se condense plus d’intensité dans l’instant le plus bref que
dans l’éternité illimitée.
Non seulement cette application à la durée de
la fonction d’intensité de l’infiniment petit ne trahit-elle pas la lettre du
texte source, mais encore s’inscrit-elle d’elle-même dans des siècles
d’expérience mystique, bien connus d’Ignace, qui en cacha quelques joyaux dans
les Exercices spirituels auxquels le
pape François doit le meilleur de son éducation. Les trésors de méditation
qu’on entrevoit ici s’offrent sans détour à qui, clerc ou laïc, veut y goûter
autant qu’il le peut – comme y goûtent, dans l’apparent détour de la poésie,
les lecteurs de Borges ou d’Emily Dickinson, ces grands phares d’éternité
discrète.
Ce fut néanmoins la grande décision d’Ignace
de Loyola, celle à laquelle doit toute son histoire tumultueuse la milice du
Christ qu’il fonde après avoir été rejeté, à Jérusalem, de la vie
monastique : ce que l’expérience mystique, depuis maître Eckart (et sans
aucun doute depuis moult siècles très anciens), vouait au temps, le petit noble
basque déclassé Ignace de Loyola le vouera à l’espace. La Compagnie de Jésus,
par ses Constitutions, ne relève que de Rome (et d’aucun épiscopat ni d’aucune
couronne) et opère ainsi comme une Internationale avant la lettre : espace
romain de centralité impériale, mandant ses émissaires, ses courriers, ses provinciaux au-delà des frontières de l’empire, évangélisant du Japon au
Paraguay. L’opération géopolitique ignatienne, dès le premier jour, a donc
aussi une signification théologique précise, qui n’a pas échappé à la
chrétienté de l’époque (celle des Grandes Découvertes et de la soudaine
irruption européenne à la surface de la planète entière) : qui parcourt
ainsi l’espace œcuménique renouvelle certes le geste paulinien fondateur
d’investissement de l’empire et du monde païen, mais non sans en transformer le
sens premier. L’Église paulinienne et pétrinienne ne s’institua dans l’empire
romain que dans l’attente eschatologique du Dernier Jour : elle s’offrait
tel un havre provisoire, un refuge de fortune que le règne imminent du
Rédempteur rendrait inutile.
Ignace de Loyola risque la décision
inverse : investir l’espace terrestre, s’étendre, arpenter l’étendue des
peuples et des cultures, universaliser l’Occident (lui-même disloqué par les
schismes et les hérésies en tout genre !) revient à déclarer révolue
l’opération paulinienne (ou ses variantes, comme la prophétie johannique du
prédicateur de Fiore). Le Dernier Jour ne viendra plus, le Grand Soir est
passé, il faudra vivre ici-bas, apprendre à s’en contenter, cultiver son
jardin. L’humanisme dit tardif, celui, entre autres, pratiqué par les
ignatiens, provient de cette conversion désabusée des adeptes de la durée eschatologique en architectes de
l’étendue politique. La Révélation et
la Promesse s’effacent, au profit de la Puissance et de la Gloire. La Réforme
luthérienne et calviniste avait porté le premier coup de ce grand et fatal
désenchantement de la foi, la Contre-Réforme achèvera le travail et en
confirmera l’efficacité. Qu’importe le dogme ? Ne compte ici, et pour
toujours, que le concret de la sécularisation, œuvre commune des différentes
confessions chrétiennes admettant désormais la parité institutionnelle du
spirituel et du temporel.
L’héritage dont se réclame l’ignatien
argentin devenu chef d’État et de l’Église peut-il servir à gouverner notre espace-temps, sujet, avec
le nouvel ordre informatique et communicationnel, à une transformation aussi
décisive et aussi irréversible qu’à l’âge des Grandes Découvertes ? La
profession de foi des premiers jésuites (répudier la durée brève de l’attente
eschatologique, se consacrer à l’exploitation de l’espace intercontinental),
cette politique et cette théologie impériales ne pourront s’appliquer au monde
qui vient qu’à la condition d’une seconde conversion : l’espace aussi,
abandonner aussi l’espace (puisqu’il se ratatine sous la poigne électronique du
temps réel et stratosphérique). Mais qu’est-ce qu’une religion de salut
dépossédée de l’espace qu’elle avait investie après avoir perdu la maîtrise du
Dernier Jour ?
Que le nouveau pape ignore cette urgence doit
pour le moins nous paraître fort improbable. Qu’il juge devoir paraître ne pas
s’en soucier doit nous intriguer.
Jean-Luc Evard, 13 octobre 2013
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