Sur les
tableaux de David, nous voyons la Révolution française dans les habits de la
Rome républicaine, les jacobins sous les traits de Brutus et de Caton. De même,
Napoléon, l'oncle, se joue en majeur (et d’abord en consul à vie), ou, le neveu, en mineur (et en
empereur bis) – comme les révolutions
(anglaise, américaine, française, italienne) imaginent se tendre la main,
diffuser parmi les nations le principe théologique de l’autorité de
représentation théorisé par Richer, le janséniste gallican. Tout événement à
visée fondatrice se présente sur la scène d’une répétition mythique : Rome
et Troie, Washington et Rome, Moscou la « troisième Rome ». Toute
légalisation d’un pouvoir légitime passe par une stratégie des simulacres.
Cette
règle d’authentification du Nouveau par l’Ancien vaut aussi pour les
contre-pouvoirs en armes : le partisan et franc-tireur, le maquisard ont
pour ancêtre le guérillero espagnol qui défend une tradition de monarchie
dynastique contre un envahisseur à visage d’usurpateur. Elle vaut donc aussi
pour la mutation de puissance géopolitique que nous connaissons sous le double
signe oraculaire de la « globalisation » (version anglo-saxonne) et
de la « mondialisation » (version latine). D’où le
trompe-l’œil : par alibi, elle
parle diminution des surfaces (accélération des vitesses, réduction des
distances), alors que son moment, son
lieu, c’est une composition, une
multiplication d’espace-temps (de corps, de volumes, de durées). Aucun concept
de cette mutation ne pourra opérer sans cette distinction première de son lieu
et de son alibi, sans cette distinction du site et du mythe, du réel et du
simulacre.
En
1974, J.-F. Lyotard, dans son Économie
libidinale, risque une analogie entre l’histoire de la mathématique
(d’Euclide à Hilbert) et celle de l’Occident. L’occidentalisation du monde,
dit-il, a toujours obéi au même principe invariant : délimitation
géométrique d’un territoire, puis transgression de ce limes, les théories économiques, depuis Smith, assimilant ce modèle
(en version hégélienne : « Tracer une frontière, c’est la
franchir »), de manière à ce que les évaluations de l’utilité, traduites
en valeurs d’échange, puissent constamment changer sans jamais s’immobiliser
dans une quelconque utilité convenue ou normative. Ce changement est un change,
l’échange dit marchand se fondant sur la circulation des valeurs dont le
circuit même dit la spatialité de boucle. (De cette reconstitution du mouvement
sans fin de la valeur dans l’espace clos des utilités, Lyotard espère tirer par
contrecoup une théorie des « intensités libidinales » : comme
les « flux » deleuziens, les « intensités » de Lyotard,
telles les pulsions du dernier Freud, n’ont pas de fin assignable : elles
électrisent les corps par pure jouissance équivoque d’elles-mêmes, non par
efficacité au service d’une fonction telle ou telle.) Ces « déplacements
sans fin » des imaginations mathématiques et des normes de l’utilité,
« s’ils forment une histoire, c’est comme il y a une histoire de la
nation, ou de l’Europe, ou de l’Occident : c’est une Bildung, c’est le mouvement de la
conquête, le voyage accumulateur de soi, le périple d’apprentissage qui est
aussi la phénoménologie de l’esprit. L’irréversibilité, toute secondaire, du
temps de cette histoire, son “progrès”, est, comme Cavaillès le disait de celle
des mathématiques précisément, l’essence même du corps de la science :
elle n’est rien que la marque, dans son espace-temps propre, du processus de
capitalisation des énoncés prononçables et de conquête d’énoncés d’abord
mathématiquement barbares. Ce progrès est dans le temps ce qu’est dans l’espace
de l’impérialisme le report des frontières de l’empire : déplacement d’une
bordure (d’un abord) au-delà de laquelle il est convenu que c’est
inaudible » (p. 300)
Trait
remarquable de ces lignes : elles n’hésitent pas à calquer l’historicité
des concepts sur l’extensivité du territoire démarqué par le limes et résultant de ces opérations de
conquête et de colonisation. (Pour cette raison, d’ailleurs, elles traitent
l’empire et l’impérialisme comme des synonymes – première approximation – et
elles rabattent la spontanéité de l’imaginaire mathématique sur le schéma
linéaire d’une progression continue – seconde approximation, qui fait fi, entre
autres, de l’histoire mouvementée de la mathématique post-euclidienne). La durée
de la pensée mathématique – dont chaque nouvelle invention transforme
rétroactivement le passé et ses significations – est ici assimilée à
l’extension simple d’une surface elle-même calculée comme la fonction d’une
ligne (elle-même intersection de deux surfaces, ce qui rend cette géométrie
redondante). On ne saurait mieux pratiquer ce qu’en son temps Bergson avait
déjà déjoué in flagranti : le
pouvoir de nos mécaniques sur l’intelligence nous conduit à spatialiser à notre
insu les valeurs de durée et à rabattre le virtuel sur l’actuel.
Second
exemple : près de trente ans plus tard, partant des analyses de la
« déterritorialisation » thématisée par G. Deleuze et F. Guattari, M.
Hardt et T. Negri entreprennent d’énoncer une théorie de l’Empire (recomposé et
métamorphosé, disent-ils, après le « siècle de l’impérialisme »).
Trait le plus significatif de cet essai de réactualisation de la figure de la
domination impériale : bien qu’il mette lui-même en rapport le vieux
processus historique de la « mondialisation » au début des Temps
modernes et le récent avènement de la « déterritorialisation » et
bien que le lecteur s’attende, par voie
de conséquence directe, à une théorie de la « temporalisation » de
l’autorité au moment où elle abandonne l’espace, il procède au contraire à une
réaccentuation des valeurs d’espace de l’opérateur de la domination :
« Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de
frontières : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute
chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la
totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son
entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le
concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son
origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le
cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour
l’éternité. Selon le point de vue de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront
toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres
termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un monument transitoire dans le
flux de l’histoire, mais comme un régime sans frontières temporelles, donc en
ce sens en dehors de l’histoire ou à la fin de celle-ci » (Empire, p. 19)
On
ne saurait parler plus clair : l’Empire que Hardt et Negri définissent
comme la technique de domination universelle appelée par l’époque du
« biopouvoir » et des réseaux communicationnels se présente, comme sa
forme antérieure, comme une modalité d’espace sans frontière : on avait
déjà la fin de l’histoire, s’y ajoute la fin de la géographie, régime
hyper-hégélien d’une post-histoire où il n’y a plus que de l’espace et d’où le
donné temporel, la durée auparavant quantité déjà négligeable, s’est dissipé
dans « l’éternité ». L’espace et le temps « sans
frontières » de Hardt et Negri présentent plus d’une affinité spécifique
avec les « bulles » de Peter Sloterdijk : la schématisation sphérique, typique des constructions
allégoriques depuis l’Antiquité grecque, s’y reconnaît dans les deux cas – ce
qu’il faut ici souligner pour rappeler que le genre allégorique et le genre
analytique s’excluent l’un l’autre et ne peuvent composer ensemble de méthode « mixte ».
Or, c’est le trait distinctif du raisonnement de Negri et Hardt : se
réclamant (en philosophes) du genre
« théorique » par opposition au genre « analogique » des historiens de l’Empire, ils construisent
en réalité une allégorie – la figure de bulle d’un empire à la fois atopique
(il est partout) et anhistorique (il s’institue comme éternel).
Non
seulement nos auteurs pratiquent une géométrie et une géophysique allégoriques (leur sphère impériale
correspond soit à un espace de simultanéité universelle, soit à un espace
d’éternité elle aussi accomplie), mais encore leurs images du monde
géopolitiques, loin de conserver l’opérateur d’espace-temps inhérent à la
tradition romano-chrétienne qu’ils revendiquent, l’ignorent : chez Lyotard, par prédilection
« néo-païenne » pour
l’espace (pour l’espace d’émancipation,
amorphe ou anarchique, des intensités –
chez Hardt et Negri, par historicisme bien compris : l’Empire ne peut
succéder aux impérialismes qu’à la condition de montrer qu’il est le dernier empire possible : en lui,
la fin des temps se consomme ainsi par avance et comme pour justifier l’érosion
technologique et cosmopolitique des frontières d’espace). L’espace sphérique de
nos géopoliticiens a pourtant bien un trait commun au moins avec l’empire de
Charles Quint : s’il peut se passer des durées et transférer toutes les
valeurs de temps sur le registre des valeurs d’espace, c’est que jamais le
soleil ne cesse d’éclairer un territoire au moins de l’Empire vaste comme le
globe terrestre. Ce qui, en effet, d’un point de vue non pas géopolitique, mais
astropolitique, revient à dire que l’Empire ne connaît qu’un présent
immédiatement perpétuel. Suprématie qui, jusqu’à maintenant, ne revenait qu’à
la Cité de Dieu.
Ainsi
parle l’allégorie de la « globalisation » : par sa fascinante
ressemblance avec son mythe premier. Par la simulation de ses origines.
J.-L.
Evard, 15 août 2013
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